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Visite nocturne

Son ombre s'étire sur le sol, s'élance à l'assaut du mur, glisse inexorablement vers moi. J'entends le tic-tac infernal qui précède toujours sa venue. Il résonne à mes oreilles avec tant d'insistance que j'ai peur de devenir fou. C'est une litanie sans fin qui tisse la toile du temps à travers le silence, puis cela recommence... Nuit après nuit, c'est le même acte qui s'opère : toutes les portes s'ouvrent en grinçant, puis claquent avec violence. Je crois que ce sont les innombrables fantômes piégés dans cette maison qui œuvrent sous l'influence du Maître des Cauchemars. Ils vont et viennent entre deux mondes, gémissant au gré de leur folie, et bousculent la réalité où je me trouve.

— D’où te vient une telle inspiration à ton âge ? s’étonna Théorell, qui lisait par-dessus mon épaule.

Dehors, assis sur le perron, je goûtais l’air du crépuscule d’été avec mes crayons et mon recueil d’écrits illustrés. Je haussai les épaules, ne sachant trop quoi répondre, et m’appliquai à souligner les ombres de l’image qui accompagnait mon texte.

— Et en plus, tu as un don indéniable pour le dessin ! Je suppose que tu ne tiens pas ça de Connor, railla-t-il.

Je ne relevai pas sa pique envers mon père, trop concentré sur mon travail. J’étais satisfait du résultat : cela reflétait exactement l’idée que je voulais dépeindre. Une certaine noirceur qui, venant de moi, avait l’air de surprendre Théorell, même si je ne comprenais pas pourquoi. Bien qu’aucun lien de sang ne nous unît, je le considérais comme mon oncle. Il était le meilleur ami de mon père et cette amitié de longue date lui valait une place privilégiée au sein de notre famille. Je me sentais bien en sa présence. Il avait souvent le mot pour rire et ses paroles me réchauffaient le cœur lorsque je me confiais à lui. Il se redressa et essuya ses mains couvertes de terre sur son pantalon.

— Qu’est-ce que vous faites ? le questionnai-je en désignant du menton mes parents qui s’affairaient à la lisière du bois, en bordure de notre propriété.

— Oh… Rien de très palpitant, prétendit-il avec un soupir.

— Vous jardinez ?

— On peut dire ça.

Il m’adressa un clin d’œil entendu qui me laissa de marbre : du haut de mes quatorze ans, je n’étais plus aussi naïf et stupide qu’il semblait le croire. Je voyais bien qu’il me cachait quelque chose. Lui autant que mes parents. Sans se retourner, Théorell s’éloigna pour les rejoindre, me laissant seul. Songeur, je les observai de loin. Qu’est-ce qui pouvait bien accaparer leur attention à ce point ? Agacé d’être tenu à l’écart de leurs étranges manigances, je décidai de me joindre à eux et abandonnai mon carnet sur l’une des marches du perron. Mon père me repéra bien avant que je n’arrive. Il m’accueillit avec son habituel sourire chaleureux :

— Tu as fini de dessiner ?

— Oui. J’avais envie de voir ce que vous faisiez.

— Rien d’intéressant, assura-t-il en m’ébouriffant gentiment les cheveux. Tu ferais mieux de retourner à la maison.

— Pourquoi ?

Un air préoccupé assombrit son visage l’espace d’un instant. Fugace, mais que j’avais eu le temps de remarquer.

— Parce que la nuit va bientôt tomber.

Je fronçai les sourcils, interpellé par le ton inhabituel qu’il avait employé.

— Et alors ?

— Alors, il est déconseillé de rester dehors quand la nuit est là. Nous ne voulons pas qu’il t’arrive quoi que ce soit.

Intrigué par cette crainte soudaine, je jetai un œil intéressé derrière lui pour observer ma mère, dont les boucles cuivrées reflétaient les rayons rasants du soleil. Accroupie à quelques pas de nous, je l’entendis murmurer en s’astreignant à une corvée qui, décidément, m’échappait. La seule chose que je perçus fut une brève lueur incandescente en provenance d’une pierre plate à demi dissimulée dans l’herbe.

Ton père a raison, intervint à son tour Théorell, l’air grave. Tu devrais rentrer, petit.

Je les trouvais de plus en plus bizarres.

— Pourquoi vous ne voulez rien me dire ?

— Parce que le temps des réponses n’est pas encore venu, répondit Maman en se redressant. Nos ennemis sont nombreux et il nous appartient de veiller sur toi jusqu’au jour où tu n’auras plus besoin de notre protection.

— Quoi ?

Indifférent à mon incompréhension, Théorell se pencha à mon niveau, son attention portée sur les frondaisons obscures qui nous faisaient face.

— Est-ce que tu la vois ? chuchota-t-il à mon oreille.

Je tournai la tête, fouillant l’inquiétante pénombre d’un regard attentif.

— Non, je ne vois rien, marmonnai-je.

Théorell leva un bras, pointant du doigt la futaie. Je plissai les yeux en essayant de capter ce qu’il m’indiquait, jusqu’à ce que je distingue un faible éclat. Ou plutôt deux. Un reflet du soleil ? Non, c’était autre chose. Tout à coup, cela bougea. Mon cœur s’emballa. Quelqu’un nous épiait dans l’ombre. Pendant une minute, je ne vis plus que cette lueur qui se mouvait entre les arbres. Comme deux yeux lumineux fixés sur moi. Mon souffle s’amenuisa.

— Qu’est-ce que c’est ? lâchai-je dans un murmure à peine audible.

Je n’obtins aucune réponse. Apeuré, je découvris avec stupéfaction que mes parents et Théorell s’étaient volatilisés. Gagné par la panique, je voulus partir à reculons, mais mes jambes refusèrent de m’obéir. Les mains moites, la gorge sèche, je tentai d’appeler ma mère. Hélas, aucun son ne franchit mes lèvres tandis que devant moi, une silhouette au dos voûté émergeait du bois. Celle d’une femme âgée vêtue d’une robe à carreaux d’un autre temps, une longue tresse grise posée sur son épaule. Sans me laisser le temps de réagir, elle se rua vers moi d’une démarche saccadée en émettant un son désagréable, entre le chuintement et le grondement, qui me cloua de terreur. Puis ses doigts crochus m’agrippèrent avec une telle force que ses ongles pointus entamèrent ma peau.

— L’ennemi vient à toi ce soir ! glapit-elle d’une voix stridente.

Je luttai de toutes mes forces pour me dégager de son emprise diabolique avant de me redresser d’un bond dans mon lit, empêtré dans mes draps. Haletant, trempé de sueur, je les repoussai et basculai mes jambes dans le vide. Je repris ma respiration, encore choqué par la scène que je venais de vivre, puis me levai. Mes gestes rendus maladroits par les tremblements qui ne me quittaient pas, j’allumai la chandelle à demi-consumée posée sur mon bureau et ouvris mon précieux calepin. Un léger courant d'air se faufila dans ma chambre par la fenêtre entrouverte et la flamme projeta une lumière tremblotante sur les murs. Un grondement lointain résonna, prémices d'un orage que la canicule annonçait violent. Encore habité par ce rêve étrange, j’attrapai mes crayons et commençai à tracer les traits sinistres de cette sorcière. Ce n’était pas parfait, mais cela suffisait à bien la représenter. Fidèle à ce qu’elle m’avait inspiré le jour où je l’avais vue pour la première fois. Ce rêve n’était ni plus ni moins que le rappel de cette rencontre traumatisante, trois ans auparavant, qui m’avait alors fait fuir en hurlant. Jamais mes parents, ni même Théorell, n’avaient voulu croire à mon histoire de sorcière dans le jardin. J’avais finalement relégué cet épisode au rang de mésaventure à oublier, laissant le temps œuvrer en ce sens. Jusqu’à cette nuit, je n’y avais plus repensé. Alors, pourquoi ce souvenir avait-il resurgi d’un coup sous la forme d’un cauchemar ? D’un mouvement appliqué, j’épaissis légèrement sa lèvre inférieure, noircissant au passage l’ombre sous son menton, puis accentuai les cernes qui creusaient ses yeux. Je terminai par des coups de crayon plus hasardeux afin de multiplier les cheveux épars qui s’échappaient de sa natte, puis posai mes outils. Sous la lueur de la bougie, c’était plus réaliste que je ne voulais bien l’admettre et cela me dérangea. Comme si elle était capable de me voir à travers ce dessin. Je réprimai un frisson en m’adossant contre le dossier de ma chaise, puis levai les yeux vers le jardin qui s’étendait au-delà de ma fenêtre. La nuit était claire, même si au loin, par-delà la forêt, le ciel s’alourdissait de nuages. Brusquement, mon sang se glaça. Une silhouette se tenait près du vieux marronnier. Dans un réflexe puéril, je fermai aussitôt les yeux.

Tu n'es pas réelle. Tu n'es que le fruit de mon imagination.

Je me répétai ces mots en boucle dans l'espoir qu'ils finiraient par la faire disparaître. Hélas, plus je m'acharnais à vouloir le croire, plus j'étais rattrapé par la réalité. Lorsque je les rouvris, les poils sur ma nuque se hérissèrent. Elle était là, à seulement quelques mètres, juste en contrebas de ma chambre. Ses prunelles luisaient dans l'ombre comme deux opalines menaçantes tandis que la lumière spectrale de la lune révélait ses mains osseuses. Cet échange muet me tétanisa au point que je n'arrivais même plus à bouger le petit doigt.

— Tu n'existes pas... tentai-je encore de me convaincre du bout des lèvres, le front constellé de sueur.

Aussi silencieuse qu'une apparition fantomatique, elle se rapprocha encore et je m'enfonçai dans ma chaise, prêt à me planquer sous mon bureau. À la faveur des éclairs naissants, j'arrivais à discerner les rides profondes qui creusaient sa peau comme autant de rigoles, la faisant ressembler à un parchemin froissé. Ses cheveux étaient tirés en arrière avec tant de sévérité qu'on pouvait presque voir la peau de son crâne briller entre les mèches. Jamais je n’avais croisé un être plus affligé par la nature. Elle semblait pire encore que dans mon souvenir et j’en vins à penser que j’étais peut-être encore endormi. Ses lèvres craquelées s'étirèrent en une grimace qui dévoila des dents jaunies plantées de travers. Sans me quitter des yeux, elle pressa un index tordu contre sa bouche, m'intimant le silence. Je bondis de ma chaise. La chandelle se renversa et la flamme s'éteignit. Accroupi dans une obscurité à peine éclipsée par l’éclat lunaire, je redoutais même les ombres mouvantes projetées autour de moi par les nuages qui défilaient. La poitrine résonnant encore des coups désordonnés de mon cœur, je me demandai si je devais voir dans son geste une sorte d'avertissement. Évidemment, elle avait su choisir son moment pour revenir, attendant le soir où mon père avait dû s’absenter, ce qui n’était d’ailleurs pas dans ses habitudes. Tout cela n’était pas normal. Le message de la sorcière dans mon cauchemar me revint en mémoire. Fébrile, je m’habillai aussi vite que possible, puis sautai dans mes bottes. En dépit de la terreur que je ressentais à l’idée qu’elle ne profite de mon départ pour s'introduire dans ma chambre, je me décidai à sortir et gagnai le couloir. Personne ne m’y guettait, et pas un bruit ne perturbait le silence qui régnait dans la maison. Je poursuivis ma progression jusqu’à atteindre la chambre parentale, tout au bout. La porte était entrouverte. Mes pieds foulèrent un tapis que je n’avais jamais vu auparavant, placé juste devant l’entrée. Bizarre.

Un chuchotement râpeux me parvint et je sentis un filet de sueur froide couler le long de mon échine. Je jetai un œil craintif par l’entrebâillement. Le mouvement des rideaux, soulevés par la brise nocturne, attira mon attention sur la fenêtre grande ouverte. La pièce baignait dans une pénombre de plus en plus prononcée, signe que les nuages gagnaient du terrain. Malgré tout, le peu de clarté qui subsistait me suffit pour distinguer la vieille femme penchée au-dessus du lit, sa longue tresse effleurant l’oreiller de ma mère.

C’est impossible…

Une minute plus tôt, je l’avais vue dans le jardin ! Elle n’avait pas pu entrer et me devancer en si peu de temps ! Et d’ailleurs, pourquoi s’était-elle aventurée jusqu’ici ? Que voulait-elle à ma mère ? C’est alors que je remarquai l’auréole foncée qui souillait les draps. Paralysé, je contemplai le corps anormalement immobile de celle que j’aimais plus que tout au monde. J'eus du mal à respirer. Une douleur indescriptible me comprima la poitrine. Incapable de réagir, je continuai à fixer cette sorcière qui ne cessait de susurrer dans l’ombre. Un crépitement se fit entendre et une clarté émeraude nimba les murs. Le corps de ma mère venait de s’embraser. Je portai une main horrifiée à ma bouche, les yeux inondés par un flot de larmes. En moins d’une minute, les flammes d’un vert surnaturel consumèrent cette enveloppe de chair et de sang que je chérissais tant, me laissant empli d’une détresse infinie. Encore sous le choc, je m’adossai au mur du couloir, l’esprit embrouillé et la gorge contractée. Il fallait que je me ressaisisse. J’essuyai mes joues et mon nez, conscient que j’avais tout intérêt à fuir au plus vite. Brusquement, une main se plaqua sur ma bouche. Je reconnus Théorell et le soulagement m’envahit, balayant la surprise que sa présence inattendue avait d’abord suscitée. Il repoussa d’un coup de pied le tapis devant la porte et murmura des mots dans une langue inconnue. Un symbole, dessiné à même le plancher, s’illumina et un léger vrombissement se diffusa dans l’air avant de s’évanouir. Aussitôt, la sorcière se redressa et se précipita vers nous :

Sale petit cafard terreux ! éructa-t-elle, défigurée par une haine incompréhensible.

Je me raidis de terreur au moment où je la vis atteindre la porte, mais elle parut se heurter à un champ invisible, déclenchant une nouvelle onde sonore, aussi discrète et fugitive que la précédente. Confiant, Théorell lui tourna le dos pour me faire face et posa une main soucieuse sur mon épaule :

— Est-ce que tu vas bien ?

— Je… Maman… Elle… hoquetai-je sans parvenir à aligner deux mots.

— Je sais. Je suis sincèrement navré de ne pas avoir pu arriver à temps.

Sans rien ajouter, il finit par me pousser devant lui.

— Tu crois vraiment que ton ridicule petit piège me retiendra assez longtemps pour m’empêcher de t’écorcher vif ? siffla alors la sorcière derrière nous.

Théorell s’immobilisa et lui jeta un regard torve :

— Sans doute pas, admit-il avec un détachement qui m'étonna. Mais il suffira pour emmener le garçon loin de tes griffes. Que ça te plaise ou non, tu as perdu cette manche…

Il étouffa un petit hoquet moqueur.

— Entre nous, tu es loin d’être l’adversaire redoutable que je m’étais imaginé. C’était presque trop facile !

— Savoure bien cette victoire, Théorell. Car ce sera ta dernière !

— C’est ce que nous verrons, la provoqua-t-il avant de me pousser une nouvelle fois devant lui, en direction des escaliers.

Les jambes encore flageolantes, je descendis les marches sans broncher. Dans l’entrée, la grande horloge sonna un coup, qui résonna dans toute la maison. Sans le vouloir, je ralentis.

— Dépêche-toi, me pressa Théorell en se dirigeant vers la porte d’entrée.

J’obéis machinalement, les yeux encore brûlants des larmes versées, l’esprit traversé par une foule de questions sans réponses. Que faisait Théorell dans les parages ? Comment avait-il su que nous avions des ennuis ? Et quel était ce maléfice dont il avait usé pour piéger cette sorcière ? Autant de mystères que les événements tendaient à épaissir plutôt qu’à percer. Lorsqu’il ouvrit la porte en grand, j’aperçus deux chevaux sellés, dont l’un était monté par un homme que je n’avais jamais vu auparavant.

— Alors, c’est lui ? interrogea-t-il en me jaugeant d’un œil méprisant. Ce gringalet tremblant comme une fillette ?

— Plus tard, Aion, trancha Théorell en m’aidant à enfourcher sa propre monture.

— Qui est-ce ? m’enquis-je d’une voix éraillée, vexé par sa remarque désobligeante.

— Aion Béléros. C’est un Mordrac, également membre de la Guilde du Sang. Une des plus fines lames de ce royaume. Tu peux lui faire confiance. J’ai fait appel à ses services pour garantir notre arrivée à bon port.

Sans plus de précisions, il prit place derrière moi et empoigna les rênes, prêt à nous emmener loin d’ici. J’embrassai ma maison d’un ultime regard, les yeux levés vers l’étage où la silhouette de la vieille femme se découpait dans l’encadrement de la fenêtre ouverte. Elle n’était visible que par intermittence entre les rideaux blancs agités par le vent, mais semblait toujours bloquée derrière l’étrange barrière surnaturelle.

Un hurlement me transperça soudain les oreilles, arrachant à mon cœur des battements affolés. Je me retournai pour voir Théorell chuter lourdement par terre, le dos transpercé par une flèche. Quand il se redressa tant bien que mal, j’aperçus avec effroi la pointe d’acier qui dépassait de sa poitrine, non loin du cœur. Alors qu’Aion Béléros sautait à bas de son cheval et dégainait son épée, je repérai l’homme qui nous agressait. Il était encore à une bonne distance, mais il venait de nous faire une démonstration de son adresse. S’il souhaitait tous nous abattre, rien ne l’en empêcherait.

— Aion… geignit Théorell. Ne le laisse pas… prendre le gamin…

Le Mordrac hocha la tête avant de marcher à la rencontre de notre assaillant.

— Viens m’affronter si tu l’oses, couard ! aboya-t-il avec virulence, ses doigts vissés autour du manche de son arme.

En réponse, l’homme décocha une nouvelle flèche, qui fut cette fois déviée par la lame du Mordrac. Je restai muet devant de tels réflexes. Comme s’il avait compris que cet adversaire était d’une autre trempe, l’inconnu baissa son arc et se débarrassa de sa houppelande, trop encombrante. Je n’en crus pas mes yeux.

— Papa ! hurlai-je en le voyant tirer une longue épée, rangée dans le fourreau qui battait sa hanche.

— Connor… grimaça Théorell. Mais qu’est-ce qui te prend ? Tu es devenu fou…

— Ne me prends pas pour le dernier des imbéciles, rétorqua mon père d’un ton acerbe. J’ai vu que le cercle de Solamentis avait été brisé. Et puisque seul un porteur du Glyphe Jumeau en est capable, cela ne pouvait être que toi…

Théorell soupira. Un soupir faussement désespéré, qui sonnait comme un aveu. Le front ruisselant de sueur, il se redressa, la flèche toujours plantée dans son torse.

— Tout compte fait, tu es moins idiot que je ne le croyais, laissa-t-il entendre dans un souffle, rongé par la douleur.

— Comment as-tu pu nous trahir de la sorte ? Toi en qui on avait tous confiance !

— La confiance est un luxe qu’on ne peut plus se permettre, Connor. Plus depuis la montée au pouvoir du Commandeur. Je fais simplement ce qui doit être fait et que tu refuses de faire.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Tu le sais très bien. Personne ne s’oppose à la volonté du Commandeur. Ni toi ni moi.

— Tu n’es qu’un lâche !

— Tout de suite les grands mots ! Disons plutôt que je suis de ceux qui préfèrent survivre…

— Laisse partir mon fils, ordonna sèchement mon père. Ne m’oblige pas à te tuer !

Théorell laissa échapper un rire forcé, le menton dégoulinant de sang :

— Ton fils… répéta-t-il, moqueur. Désolé, mais j’ai peur de ne pas pouvoir accéder à ta requête.

— Lùthen, va rejoindre ta mère tout de suite !

— Oh, c’est vrai… Tu n’es pas au courant.

— Au courant de quoi ?

— Thaëlya est morte.

Le visage de mon père se contracta. Il faisait montre d’une volonté de fer pour ne pas laisser exploser la colère et la douleur que je devinais croître en lui.

— Tu mens.

— Oh que non ! Je lui ai tranché moi-même la gorge pendant son sommeil.

Les mots de Théorell résonnèrent dans le vide de mon esprit, déversant en moi un mélange de stupéfaction, de haine et de chagrin alors que la vérité se frayait un chemin jusqu’à ma conscience. Ce n’était pas la sorcière qui avait assassiné ma mère, mais bien l’homme que j’avais toujours considéré comme un membre à part entière de notre famille.

— Pourquoi ? gronda mon père, aussi avide de réponses que je l’étais moi-même.

— N’y vois rien de personnel. Il me fallait un appât pour piéger cette vieille chouette de Zélana, toujours prompte à me faire obstacle, et Thaëlya était parfaite pour ce rôle.

À cet aveu, mon père perdit ses moyens et chargea avec la hargne d’un buffle en colère. Un puissant son métallique résonna dans la nuit, né du choc entre deux épées. Aion Béléros avait paré l’attaque sans aucune difficulté. Il dégagea sa lame et enchaîna un coup d'estoc vers la poitrine de mon père, qui n’esquiva que de justesse.

— Lùthen ! Fiche le camp ! rugit-il en luttant pour tenter de reprendre le dessus sur Aion. Tu sais où aller !

La panique me submergea et mon cheval s’agita, comme s’il ressentait ma propre peur.

— Vas-y ! hurla de plus belle mon père. Je te rejoindrai là-bas !

Lorsqu’il tourna brièvement la tête vers moi, l’éclat désespéré que je vis dans ses yeux fut comme une violente décharge qui réanima mon cerveau. Aussitôt, j’agrippai les rênes et ma monture s’élança au grand galop avant même que je ne la talonne. Il s’en était fallu de peu pour qu’elle me désarçonne et je remerciai intérieurement mes parents pour toutes les leçons d’équitation qu’ils m’avaient dispensées dès que j’avais été en âge de me tenir sur le dos d’un cheval. La dernière chose que j’entendis fut le cri de rage de Théorell en me voyant lui échapper.

Les yeux remplis de larmes que le vent de la course séchait à mesure qu’elles coulaient sur mes joues, je quittai les lieux sans me retourner, priant pour que mon père survive à cet affrontement et tienne parole en me rejoignant là où il m’envoyait. Je priais aussi de toutes mes forces pour ne pas tomber sur une ornière ou un obstacle quelconque, car à cette vitesse, je risquais de ne pas m’en relever. Quant à celui qui nous avait tous trahis en apportant la mort sous notre toit, je me surpris à le maudire et à espérer du plus profond de mon cœur meurtri que la flèche tirée par mon père le ferait passer de vie à trépas. Je ne voulais pas qu’un nouveau jour se lève sur le meurtrier de ma mère.

La gorge nouée, je luttais pour rester concentré sur la route. Je devais gagner Panville, la cité voisine. C’était là-bas que se trouvait l’auberge du « Bolet Trinqueur », où mon père m’emmenait régulièrement. La plupart du temps, il m’y contait les légendes qui avaient bercé son enfance et je l’écoutais en buvant du lait chaud parfumé au miel et à l’orange.

Si un jour tu as des problèmes, c’est là que tu devras venir, car il n’y a qu’ici que tu trouveras de l’aide, m’avait-il souvent répété. Tâche de t’en souvenir.

Et des problèmes, aujourd’hui, j’en avais. J’ignorais pourquoi mon père semblait si convaincu qu’il y aurait toujours de l’aide dans cette vieille auberge, mais j’étais bien décidé à suivre ses instructions à la lettre. Hélas, j’avais beau connaître à peu près l’itinéraire, tout semblait très différent la nuit. Même la route que j'empruntais m'était de moins en moins familière.

Durant un moment qui me parut interminable, je poursuivis sur ma lancée sans même m'en rendre compte. Ce fut seulement lorsque ma monture manifesta les premiers signes de l’épuisement que je consentis à ralentir, d’autant que personne ne semblait m’avoir pris en chasse dans l'immédiat.

Autour de moi, le bois prenait sinistrement vie. La brise animait le feuillage des arbres et faisait murmurer la végétation desséchée. Des ombres se faufilaient sous le pâle éclat de la lune, comme autant de fantômes lancés après moi. Un hululement retentit, suivi d’un battement d’ailes. Une chouette blanche passa devant moi avant de disparaître, happée par la nuit. Oppressé, je forçai à nouveau l’allure. Mieux valait que je sorte de ce satané bois le plus vite possible. Un éclair figea le décor dans sa lumière. Le tonnerre, presque aussitôt, déchira l'air et me fit rentrer la tête dans les épaules. J'aurais donné n'importe quoi pour être bien à l'abri dans mon lit, sous le même toit que mes parents. Au lieu de cela, je me retrouvais seul, livré à un monde hostile où il me fallait faire le deuil de ma mère et prier pour la survie de mon père. Tendu, je pressai les flancs de l'animal, à peine attentif à l'écho saccadé, persistant, qui se détachait de l'orage et semblait me suivre.

Très vite, le sentier sur lequel je chevauchais devint plus étroit et les branches situées de part et d'autre se rejoignirent au-dessus de moi. Les sons de la forêt s'estompèrent, à tel point que je n'entendais plus que ce bruit cadencé et obsédant. Un claquement sec, rythmé, qui résonnait quelque part derrière moi et semblait se rapprocher. Des sabots ? Mon cheval devint nerveux. En dépit de la terreur qui s'insinuait peu à peu en moi, je tirai sur les rênes et me retournai pour fouiller les alentours d'un regard fiévreux.

Alors que les bruits semblaient s’espacer, une silhouette massive se profila dans la pénombre, m'évoquant la forme d'un cheval. Un cheval sans cavalier. Lorsque la lune, libérée de l'emprise nuageuse, laissa tomber un rai de lumière sur le chemin, la bête se révéla entièrement. Pétrifié, je la contemplai sans y croire. Elle était immense et aussi sombre que la nuit. Ses yeux de braise perçaient l'obscurité comme deux pierres incandescentes. Les naseaux frémissants, la musculature puissante, elle secoua sa longue crinière et frappa la terre de son énorme sabot.

Un shaghiar.

Mes paupières se fermèrent quelques secondes. Mon esprit fatigué et torturé me jouait sûrement des tours. Cet animal ailé tout droit sorti d'un livre de légendes était supposé appartenir au Nexyl, l'enfer des morts. Il ne pouvait pas se tenir là, juste devant moi ! Un renâclement m'obligea à rouvrir les yeux. Il avait tourné la tête vers moi et plongeait son regard flamboyant dans le mien. Ma monture s’agita. Les oreilles en arrière, elle trépignait sur place en manifestant son inquiétude par de petits hennissements. Elle secoua la tête, comme pour se libérer du mors qui l’entravait, mais je restai crispé sur les rênes, lui tirant sur la bouche sans le vouloir. Quand je les relâchai, elle partit au triple galop. J'eus tout juste le temps de voir le shaghiar déployer d’immenses ailes aux longues phalanges osseuses terminées par des griffes. Puis l'ombre l'avala à mesure que la distance entre nous se creusait. Allait-il nous prendre en chasse ? Sans chercher à le savoir, je fonçai droit devant, allongé sur l’encolure pour tenter d’éviter les branchages qui m’écorchaient le visage. Je craignais à tout instant qu’une pierre ou une racine proéminente ne nous fasse chuter, car l’obscurité ne me permettait pas de les anticiper. Je galopai ainsi dans le noir, croisant les doigts pour arriver en un seul morceau à l’auberge. Livré à cette cavalcade sans fin, je me sentis prisonnier d’une nuit démente. Trop de choses s’étaient enchaînées sans que je puisse les digérer. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait, et encore moins pourquoi cela m’arrivait.

Bientôt, le sentier s’élargit et la forêt s’ouvrit sur un ciel encore chargé. Le chemin serpentait au milieu des champs envahis de graminées et des cultures en triste état. Au loin, je repérai la palissade en bois qui cernait la petite cité de Panville, ainsi que la grande arche de pierre qui marquait l’entrée. Éclairée par deux flambeaux, elle semblait inviter tous les voyageurs de passage à faire étape. Mon cheval, épuisé et écumant, avait fini par ralentir de lui-même à l’approche de la ville. Il franchit l’arche au trot, encore poussé par l’adrénaline de la course, mais ne tarda pas à repasser au pas. Ses sabots résonnaient sur la terre sèche des rues endormies tandis que je m’appliquais à le guider dans la bonne direction. Par chance, je retrouvai l’auberge du « Bolet Trinqueur » sans trop de difficulté. Son enseigne, une pancarte en bois rustique suspendue à deux chaînes rouillées, bravait les intempéries. Juste devant, une longue poutre permettait d’attacher les chevaux. Je mis pied à terre pour y amener le mien. Mes mains tremblaient tant qu’il me fallut une bonne minute avant de réussir à nouer la bride autour. Je flattai ensuite son encolure, navré de ne pas pouvoir lui offrir plus de confort, puis me dirigeai vers la porte. Les jambes flageolantes, je poussai le battant et passai timidement la tête par l’ouverture. La salle, mal éclairée, comptait une douzaine de tables, pour la plupart inoccupées en raison de l’heure tardive. Une odeur de bois et de restes mijotés stagnait dans l’air, provenant sans doute de la marmite suspendue dans l’âtre au-dessus du feu. Je repérai Jadoc, l’aubergiste, affairé à entasser des écuelles et des brocs dans une armoire tandis que son épouse, une petite bonne femme rondelette, nettoyait les tables libres. Allaient-ils seulement me reconnaître ? Le grincement de la porte, lorsque je l’ouvris un peu plus, attira l’attention sur moi. Le patron fronça les sourcils en m’apercevant :

— Qu’est-ce que tu fiches ici à une heure pareille, petit ? On va bientôt fermer !

— Dé… désolé de vous déranger. C’est mon père qui m’a dit de venir ici.

L’homme referma la porte du placard et s’approcha en étrécissant les yeux.

— Ah oui, tu es le fils de Connor, c’est ça ?

J’acquiesçai, soulagé qu’il s’en souvienne.

— Eh bien, entre, ne reste pas dehors. Tu es venu à pied ?

— N… non. Mon cheval est juste devant.

— Très bien. Mara va s’en occuper. Toi, assieds-toi. Tu sais quand ton père doit arriver ?

Je fis un signe de dénégation navré, n’osant pas lui avouer les déboires qui m’avaient mené jusqu’ici.

— Mara !

— J’ai entendu, rétorqua l’intéressée avec une lassitude sans doute amenée par la fatigue de la journée.

Tandis qu’elle sortait, je m’installai à une table près de la fenêtre, avec vue directe sur la porte. Par les carreaux, j’aperçus la femme de l’aubergiste déposer un seau d’eau devant mon cheval, ainsi qu’une pelletée de foin. Cela me rassura. Je reportai ensuite mon attention sur la salle, d’une tranquillité apaisante. L’auberge était vide, en dehors d’un dernier client à la barbe hirsute réclamant une nouvelle cruche à boire à qui voulait bien l’entendre. Jadoc finit par la lui apporter, puis s’empressa d’empocher son dû avant de revenir vers moi :

— Tiens, m’offrit-il en me tendant un morceau de tissu. Tu as vraiment une mine affreuse.

Je le remerciai du bout des lèvres en saisissant le mouchoir, puis tamponnai en douceur les égratignures qui meurtrissaient mes joues et mon front. Le tenancier en profita pour déposer devant moi un gobelet. Le parfum du lait miellé redonna quelques couleurs aux souvenirs heureux que je rattachais à cet endroit. Cela me fit du bien.

— Alors ? Qu’est-ce qui t’arrive au juste ? Pourquoi ton père t’a-t-il envoyé ici ?

Que pouvais-je lui répondre ? Toute vérité n’était pas bonne à dire et je ne voulais surtout pas risquer de leur attirer des ennuis.

— Nous… euh… nous avons eu un petit souci à la maison, éludai-je finalement en baissant les yeux.

— Mouais… grogna l’aubergiste en affichant une expression qui en disait long sur son avis. À voir dans quel état tu es, on dirait plutôt que tu reviens de l’enfer.

Je dodelinai de la tête, le regard dans le vague. D’une certaine manière, il avait vu juste. Ce que j’avais vécu s’apparentait à l’enfer. La douleur d’avoir perdu ma mère était aussi cuisante que si j’avais reçu une lame chauffée à blanc en plein cœur. Mes mains se crispèrent autour de mon verre et je fis mon possible pour ne pas y penser. Je ne voulais pas me remettre à pleurer. Comme s’il avait compris que je ne dirais rien de plus, Jadoc tourna les talons et me laissa seul. Mara, son épouse, était revenue après avoir pris soin de ma monture. Elle vaqua à ses occupations, mais je ne lui prêtai pas attention, trop obnubilé par la porte close à laquelle je jetais sans arrêt des coups d’œil désespérés. Hélas, plus les minutes défilaient, plus l’absence de mon père se prolongeait. Pourquoi mettait-il aussi longtemps à me rejoindre ? L’angoisse commença à me tordre l’estomac, jusqu’à ce que j’entende un cheval marteler le sol sec, puis s’arrêter devant la taverne. La porte s’ouvrit sur Aion Béléros, les vêtements tachés de sang. Lorsqu'il m'aperçut, l’homme s’avança vers moi d’un pas nonchalant, comme si me retrouver ne lui avait demandé aucun effort particulier. Un désagréable frisson descendit le long de mon dos tandis qu’il tirait une chaise. Il la positionna dos à la table avant de s’asseoir en face de moi. Sans un mot, il entreprit d'essuyer son visage maculé de rouge.

 Vers l’inconnu

Un bruit de vaisselle cassée suivi d’un juron me fit sursauter, mais ne suffit pas à détourner mon attention du Mordrac assis en face de moi. Cloué sur ma chaise, je paniquai intérieurement en me demandant quoi faire. Devais-je tenter de fuir ? Crier au secours ? Je le dévisageai sans rien dire, soutenant son regard d’acier. Comme le silence perdurait, exacerbant mes craintes, je finis par lâcher la seule question qui me tourmentait :

— Où est mon père ?

Ma voix avait chevroté sans que je puisse l’en empêcher. Je me sentais mal, livré à cet homme capable du pire, ce mercenaire qui avait tenu le sort de mon père entre ses mains et qui refusait obstinément de s’exprimer.

— Est-il… mort ?

Aion Béléros, le visage barré d’une longue mèche de cheveux noirs qui avait échappé à sa queue-de-cheval, prit une profonde inspiration avant de répliquer :

— Si ça peut te consoler, sache que c’était un adversaire redoutable.

Mes poings se serrèrent sur mes cuisses. Tout ce sang qui le souillait n’était donc pas le sien, à mon grand regret. La gorge nouée, les yeux larmoyants, je me sentis pris au piège.

— Comment avez-vous su où j’étais ?

— C’est ton père qui me l’a dit.

— Vous mentez. Jamais il n’aurait fait ça.

— Je n’ai pas dit qu’il l’avait fait de son plein gré.

— Vous l’avez torturé ? geignis-je, choqué.

— Ce n’est pas non plus ce que j’ai dit.

— Mais…

— Assez de questions ! me coupa-t-il sèchement en se levant. Tu nous as fait perdre suffisamment de temps comme ça, alors en route maintenant !

Comme je ne réagissais pas, il finit par tendre le bras pour m’attraper, mais je lui échappai en faisant glisser ma chaise en arrière.

— Je n'irai nulle part avec vous, le prévins-je avec autant de conviction que je le pus.

Mon cœur battait si fort que je craignais de le voir sortir de ma poitrine. Je me demandai ce qu'il comptait faire devant mon refus d'obtempérer, lui que je soupçonnais d’avoir reçu la consigne de me garder en vie. Tendu malgré moi, je le regardai contourner la table pour se rapprocher. Sans prévenir, il m’empoigna par la nuque avec une telle brutalité que j'étouffai un petit cri de douleur.

— Un conseil… Ne me pousse pas à bout, gronda-t-il à mon oreille.

Sur cette menace, il m’obligea à me lever, renversant au passage ma chaise d’un coup de pied rageur.

— Hé ! Non, mais qu’est-ce qui vous prend ? protesta aussitôt Jadoc en accourant vers nous, furieux.

Aion le reçut d’un revers en plein visage qui l’envoya s’écraser sur la table voisine. La violence de sa réaction me choqua.

— Je sers la Guilde du Sang ! Ne t’avise pas de te mettre en travers de ma route, aubergiste !

Impuissant, je regardai le pauvre homme se remettre maladroitement debout, aidé par sa femme, pendant qu’Aion m’empoignait de plus belle et me traînait vers la sortie. Ses doigts, serrés sur mon poignet, me faisaient mal et j’eus l’impression qu’il allait m’arracher le bras à force de me tirer. Tout à coup, l’ivrogne avachi sur sa chaise se redressa.

— Hé ! Toi, là ! nous interpella-t-il d’une voix rauque en se levant.

Sa cruche dans une main, il s’avança tant bien que mal vers nous. Il butait contre les tables, renversant un peu de son vin à chaque heurt, puis pointa un doigt vers Aion :

— Dis donc, mon gars, j'suis p't'êt trop soul pour mettre un pied d’vant l'autre, mais pas assez pour ne pas voir qu’ce garçon n'a pas l'air de pas vouloir venir avec toi...

Il fronça les sourcils, l’air de ne pas comprendre lui-même ce qu’il venait de dire. Sa dégaine défroquée, ses vêtements sales qui s’effilochaient, son visage rubicond, sa barbe mal entretenue, tout indiquait que nous avions affaire à un vagabond, venu dépenser ses seules piécettes dans des cruchons de vin pour oublier sa misère.

— Retourne donc cuver ton vin en silence si tu ne veux pas tâter de ma lame, avertit Aion.

Parvenu à notre hauteur, l'inconnu faillit trébucher et se retint de justesse à une chaise pour rétablir son équilibre. Pris au dépourvu par cette intervention hasardeuse, mon ravisseur ne réagissait pas outre mesure, attendant peut-être de voir jusqu’où l’ivrogne comptait aller, histoire d’avoir une bonne raison de l’embrocher.

— Très bien, grogna l’homme en se redressant. Puisque t’as l’air de chercher la bagarre, laisse-moi te présenter mon meilleur ami…

Et sur ces mots, son poing serré s’élança maladroitement dans le vide. Il heurta le mur derrière nous, à quelques centimètres seulement du visage de son adversaire. Je crus entendre les doigts du malheureux craquer au moment de l’impact. La figure fendue d’une grimace, il agita la main sous le coup de la douleur. Victorieux sans même avoir levé le petit doigt, le mercenaire lui tourna le dos et alla ouvrir la porte. Mais au moment d’en franchir le seuil, le vagabond lui fracassa sa cruche sur le crâne. Aion se retourna, défiguré par la colère.

— Toi, je vais t’ouvrir en deux et te vider comme une… comme une…

Il ne parvint pas à terminer sa phrase, la démarche soudain chancelante. Il cligna des yeux, tituba, et finit par s’écrouler sur le plancher, le cuir chevelu entaillé d’une plaie sanguinolente. L’homme qui l’avait assommé souffla de soulagement.

— Eh ben mon vieux… J’ai bien cru qu’il allait m’égorger comme une volaille !

— Je crois que c’est exactement ce qu’il comptait faire, souligna Jadoc, la joue bleuie par le coup qu’il avait reçu.

— Quoi qu’il en soit, c’est une affaire réglée ! Il ne reste plus qu’à se débarrasser du corps.

Jadoc, un genou à terre pour examiner de plus près la victime, secoua la tête :

— Il n’est pas mort.

— Ah non ? s’étonna le vagabond.

La déception qui perçait dans sa voix me fit hausser les sourcils. Il se gratta la tête d’un air ennuyé.

Et… vous croyez qu’il va se souvenir de moi à son réveil ?

— Il est vrai que c’est une vilaine plaie, mais je doute que cela suffise à effacer sa mémoire. Je crois surtout qu’il risque d’avoir une bonne migraine…

— T’as raison. Ce serait peut-être plus humain de l’achever tout de suite, affirma l’autre en cherchant autour de lui.

— Arrête de dire n’importe quoi. Tu es un type bien, pas un meurtrier.

— Va dire ça à ma dernière victime !

Jadoc leva les yeux au ciel, exaspéré, avant de se tourner vers moi. Le visage grave, il posa une main sur ma tête :

— Désolé, petit, mais j’ai comme l’impression que ton père ne viendra pas.

Anéanti par ce nouveau coup du sort, je baissai les yeux en signe de confirmation, les épaules alourdies par un fardeau que je n’étais pas prêt à supporter.

— Et ta mère ? s’enquit Jadoc. Tu sais où elle est ?

Les larmes embuèrent à nouveau mes yeux au souvenir de son corps sans vie étendu sur le lit.

— Elle… elle…

Les mots se bousculèrent au seuil de mes lèvres sans pouvoir les franchir. L’aubergiste parut comprendre. Il réprima un soupir chagriné et secoua lentement la tête avant de s’éloigner pour disparaître derrière son comptoir. Il en revint un instant plus tard, porteur d’un pli cacheté qu’il me tendit :

— Tiens. Cette lettre m’a été confiée par tes parents il y a déjà pas mal d’années, avec la consigne très stricte de te la remettre s’il leur arrivait malheur un jour. J’avoue que j’avais espéré ne jamais avoir à m’acquitter de cette tâche…

Je saisis le courrier qui m’était destiné et Jadoc adressa un regard entendu à l’ivrogne :

— Je crois que tu ferais bien de rassembler tes affaires, mon vieil ami.

— Oui, je crois aussi, confirma l’homme.

Lorsqu’il regagna sa table pour y récupérer ses effets personnels, je ne manquai pas de remarquer qu’il marchait beaucoup mieux, comme si la situation l’avait aidé à décuver de façon fulgurante. J’en vins presque à me demander si, pour une raison qui m’échappait, il n’avait pas feint d’être soul.

— Mara va te préparer quelques victuailles pour la route, annonça Jadoc.

Je ne dis rien, occupé à rompre le cachet qui tenait scellée l’enveloppe. De mes doigts tremblants, je tirai la lettre :

 Cher Lùthen, notre fils adoré,

Depuis ta venue au monde, nous n’avons eu de cesse de vouloir te protéger en tenant tes ennemis à distance. Nous ne pouvons qu’imaginer ta détresse et ta peine à l’heure où tu lis ces lignes, car si cette lettre est arrivée entre tes mains, c’est sans doute parce que nous ne sommes plus en mesure d’honorer la charge qui nous incombe. Nous savons que tu dois te poser bien des questions, mais sache que les réponses viendront. Nous aurions voulu avoir plus de temps pour te préparer à ce qui t’attend, mais le sort en a décidé autrement. À présent, tu dois te fier à Jadoc. Il fait partie de notre réseau d’alliés et saura quoi faire. Il te remettra à une personne de confiance, désignée par nos soins, qui te conduira en un lieu sûr. Aie foi en ton avenir, car nous sommes nombreux à veiller sur toi.

Nous t’aimons.

Une larme s’écrasa sur le parchemin jauni. Puis une autre, trempant un peu plus le papier. Je lâchai la feuille, qui plana quelques secondes avant de glisser sur le plancher de la taverne. Les épaules secouées de sanglots silencieux, je n’arrivais plus à réprimer ma douleur. Deux bras m’entourèrent et m’étreignirent avec bienveillance. J’entendis une voix apaisante à mon oreille. Mara me tint serré contre elle une minute, m’offrant le réconfort dont j’avais tant besoin à cet instant tandis que le vagabond échangeait quelques mots avec Jadoc. Lorsqu’ils eurent terminé, le tenancier revint vers moi :

— Allez, petit. Il est temps de te mettre en route, annonça-t-il.

— En… en route ? Comment ça ? m’inquiétai-je en scrutant tour à tour le tavernier, sa femme et le vagabond. Dans leur lettre, mes parents disent que vous allez me remettre à quelqu’un de confiance !

— Et ouais ! Moi ! lança alors l’ivrogne en se pointant lui-même de ses deux pouces.

— Hein ? fis-je, les yeux ronds.

L’air suppliant, je me tournai vers Jadoc, qui se contenta de me tapoter la joue d’une main amicale.

— Ne t’inquiète pas. Il va bien s’occuper de toi.

— Un peu que je vais bien m’occuper de lui ! s’écria l’homme en passant un vieux sac rapiécé dans son dos. Allez, viens, demi-portion !

— Tiens, prends ça, m’invita Mara en me tendant une besace de cuir usée.

Le cœur gros, je pris le sac de provisions qu’elle avait eu la gentillesse de me préparer et la remerciai sans vraiment m’en rendre compte, comme si mon esprit s’était engourdi au point de se détacher de mon corps. La réalité autour de moi semblait soudain faite de teintes grises, me donnant l’impression d’évoluer dans un rêve, ou plutôt un cauchemar dont je n’arrivais pas à me réveiller.

— Hé ! Avant de partir, tu veux bien me donner un coup de main ? marmonna le tavernier en contemplant le corps inerte du Mordrac qui gisait à nos pieds.

En réponse, l’homme retroussa ses manches :

— Aucun problème ! Où veux-tu qu’on creuse ? Derrière ?

— Il n’est toujours pas mort, rappela Jadoc en fronçant les sourcils. Je veux juste le mettre dehors en attendant qu’il se réveille et qu’il fiche le camp de mon établissement.

— Oh… Bon. C’est toi qui vois.

Je les entendis palabrer alors qu’ils s’employaient à sortir Aion du bâtiment, mais j’étais trop préoccupé pour essayer de comprendre ce qu’ils se disaient.

— Est-ce que ça va aller ? se soucia Mara en essuyant ma joue d’une main douce.

— Je ne sais pas, avouai-je à mi-voix, le regard lointain.

Comment pouvais-je répondre par l’affirmative alors qu’en une nuit, je venais de tout perdre ? Je me retrouvais seul, livré à un inconnu supposé m’emmener je ne savais où. Mes parents avaient été assassinés pour des raisons qui m’échappaient et mon avenir me paraissait aussi obscur qu’une nuit sans étoiles.

— Allez ! s’écria mon guide en surgissant par la porte ouverte. Cette fois, il est vraiment temps de mettre les voiles ! Il ne faudrait pas que l’autre tête de pioche se réveille avant qu’on soit partis !

L’estomac noué par l’angoisse, je lui emboîtai le pas d’une démarche raide quand il fit demi-tour. À l’extérieur, je découvris l’étalon d’Aion à côté du mien. Je détachai les brides et en tendis une à mon nouveau compagnon de route. Les yeux étrécis, il me fixa d’un air suspicieux :

— Quoi ? Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse ?

— Ben… Je pensais que vous vouliez empêcher ce type de nous rattraper, avouai-je. Du coup, il m’a semblé que récupérer les chevaux nous ferait gagner du temps, non ?

— Ah ! Ça, c’est finement pensé, mon gars !

Fier de moi, je lui tendis de plus belle les rênes en l’invitant à se mettre en selle.

— Hein ? Moi sur un canasson ? Jamais de la vie ! se moqua-t-il en enfonçant un peu plus son chapeau déformé sur sa tête.

Dépité, je laissai retomber mon bras sans comprendre.

— Vous… euh… vous avez peur des chevaux peut-être ? hasardai-je.

— Moi ? Peur de ces satanées bestioles ? Et puis quoi encore ! se défendit-il avec véhémence en m’arrachant la bride des mains.

Il examina l’étalon un moment, comme s’il cherchait de quelle façon s'y prendre, puis finit par glisser un pied dans l’étrier, une main accrochée au pommeau de la selle. Coincé dans une posture délicate, il tenta de pousser sur sa jambe, espérant arriver à passer la deuxième par-dessus la croupe de l’animal. Il dut tirer sur ses bras de toutes ses forces pour y parvenir. Je l’observai sans rien dire, un peu embarrassé par son évident manque de pratique. Le problème ne venait donc pas d’une éventuelle peur des chevaux, mais plutôt d’une absence totale d’expérience, à en juger par la façon dont il se hissa sur sa monture.

— Et voilà le travail ! s’écria-t-il en soufflant d’un air satisfait, les rênes en main.

Je m’estimai chanceux que son « jamais de la vie » n’ait pas duré plus d’une minute. Je m’abstins toutefois de lui en faire la remarque, peu enclin à me le mettre à dos.

— Allez ! Hue, cocotte ! s’exclama-t-il avec un enthousiasme auquel je ne m’étais pas attendu.

D’un coup de talon autoritaire, il pressa les flancs de sa monture, qui partit dans un galop si brutal que son cavalier faillit en être désarçonné. Je le vis s’accrocher à l’encolure jusqu’à ce qu’il parvienne à ralentir suffisamment pour me permettre de le rattraper.

Très vite, nous nous enfonçâmes dans une obscurité profonde que seule la lune parvenait parfois à déchirer. Ainsi quittai-je la ville endormie pour un voyage que je savais sans retour. Devant nous, le chemin disparaissait entre les collines qui parsemaient l’horizon, certaines hérissées de quelques boqueteaux aux arbres épars. Nous avançâmes en direction du nord sans échanger un mot, jusqu’à ce qu’une aube claire et silencieuse habille le ciel et nous invite enfin à relâcher la pression. Juste devant moi, mon compagnon se tortillait d’une fesse sur l’autre en grommelant, comme s’il cherchait à trouver une position plus confortable.

— Tout va bien, monsieur ? me souciai-je en remontant timidement à son niveau.

— Monsieur ? s’offusqua-t-il.

Je n’osai rien répondre.

— Je m’appelle Grisou, demi-portion. Non, mais vraiment… « monsieur » … J’aurai tout entendu.

Je faillis me présenter en retour, mais songeai bien vite qu’il devait sûrement déjà connaître mon nom si j’en croyais la lettre laissée par mes parents. Néanmoins, l’idée qu’ils aient pu le désigner comme personne de confiance ne cessait de me turlupiner. Et si tout cela n’était qu’un vulgaire piège ? Et si la lettre était fausse, visant uniquement à me manipuler ? Non, c’était ridicule… S’ils avaient tous été dans le même camp, Grisou n’aurait eu aucun besoin de frapper le mercenaire pour me sauver de ses griffes. Et puis de toute façon, mes options étaient limitées. Suivre les instructions laissées par mes parents était en définitive la meilleure chose à faire, en tout cas dans l’immédiat.

Devant moi, j’entendis Grisou râler tout bas après sa monture, regrettant cette chevauchée qui lui infligeait déjà une douleur insupportable au derrière. J’avais moi-même le bassin et les muscles des cuisses endoloris, mais j’étais sans doute plus accoutumé que lui aux longues escapades à cheval.

Bientôt, la lumière du matin ensoleilla les vastes étendues qui nous faisaient face et la chaleur s’accentua rapidement, rendant plus pénible encore notre voyage. Je sentais mes vêtements me coller à la peau sous l’effet de la transpiration tandis qu’une brise chargée de poussière irritait mes poumons. Autour de nous, la canicule avait conduit les cultures à l'abandon. Comme une foule en deuil, les tournesols baissaient la tête, peinant à tenir leur cœur noir et fané en haut de leur tige. Ailleurs, la sécheresse avait empêché blé et maïs de pousser. La famine allait accabler le pays tout entier dans les prochains mois, annonçant un hiver difficile. Cette pensée m’attrista. Sur le bord du chemin, quelques abeilles butinaient les rares fleurs qui persistaient à pousser tandis que les oiseaux se taisaient, repliés dans les branches encore feuillues. Le cri strident d’un rapace tournoyant haut dans l’azur s’ajouta aux stridulations des insectes d’été.

J’exhalai un soupir fatigué en pressant une main sur mon front brûlant. Je me sentais comme un bout de viande grillant lentement sur les flammes. Quand le soleil fut proche de son zénith, Grisou orienta sa monture vers l’est. Nous franchîmes une nouvelle colline avant de redescendre le long du chemin. Plus loin, un bois nous attendait, promesse d’une pause à l’ombre des arbres. Je crus même apercevoir les reflets scintillants d’une rivière entre les troncs, mais j’étais incapable d’en être sûr, du moins jusqu’à ce que Grisou me le confirme :

— La Sarlême coule juste derrière ces arbres. On pourrait y faire une halte, histoire que les chevaux se désaltèrent, et en profiter pour croquer un morceau. Qu’est-ce que t’en dis, l’asticot ?

Je hochai frénétiquement la tête en guise de consentement, impatient de découvrir ce que Mara avait glissé dans le sac qu’elle m’avait donné. D’un pas exténué, les chevaux prirent la direction que nous leur imposions. Nous traversâmes le bosquet pour atteindre enfin les berges de la Sarlême. Le lit de la rivière était presque à sec, mais le peu d’eau qui restait nous invitait à une halte rafraîchissante bien méritée. Je descendis si vite de mon cheval que je faillis m’étaler de tout mon long, ce qui me valut une remarque sarcastique de la part de mon guide. Je ne pris pas la peine de répliquer, me contentant de conduire l’étalon sur la rive. Derrière moi, une chute si lourde qu’elle fit presque trembler le sol attira mon attention. Je me tournai vers Grisou, qui se relevait tant bien que mal.

— Si je t’entends dire quoi que ce soit, je te préviens, je t’abandonne à ton sort ! me lança-t-il alors que je réprimais un sourire.

J’optai pour un silence entendu, préférant m’occuper de desseller les chevaux. Nous les laissâmes se reposer et boire à leur guise. J’en profitai pour rincer mon visage de la sueur et de la poussière, puis m’arrosai généreusement, me passant de l’eau sur la nuque et dans mes cheveux cuivrés, avant de regagner les abords, où nos chevaux se régalaient déjà d’un tapis d’herbe sèche. J’espérais néanmoins que nous aurions l’occasion de leur trouver quelque chose de plus nourrissant au cours de notre périple. Avec un soupir, j’allai finalement m’asseoir sur un rondin. Grisou ne tarda pas à me rejoindre. Il s’étira, fit craquer son dos en grognant, puis se laissa tomber au pied d’un frêne. Sans rien dire, j’ouvris mon sac et commençai à farfouiller dedans. J’en sortis une gourde bien remplie, à laquelle je m’empressai de boire en songeant que je n’aurais qu’à refaire le plein avant de partir, puis continuai à fouiller. Je découvris des pommes, une miche de pain, de la viande séchée, ainsi qu’un peu de fromage et des galettes de blé noir. Pour autant, je n’avais aucune idée du temps que cela nous permettrait de tenir. Je lançai un œil intrigué à mon compagnon de route :

— Dites, où est-ce que vous comptez m’emmener ?

À cette question, il fronça le nez :

— Tu le sauras bien assez vite, répondit-il, évasif, sans même prendre la peine de me regarder.

— Est-ce que vous pouvez au moins me dire si c’est loin d’ici ?

— Oui. C’est même très loin.

— Oh… fis-je, inquiet. Et combien de temps croyez-vous qu’on pourra tenir avec ces réserves ?

Je lui montrai le contenu du sac et il y jeta un œil intéressé avant de laisser échapper un hoquet moqueur.

— Quel radin, ce Jadoc ! On va tenir, quoi… deux jours à tout casser ? Trois, si on se rationne un peu...

— Mais… comment va-t-on se réapprovisionner alors ? soufflai-je, anxieux.

Un peu de troc. Quelques vols. On fera comme on pourra, assura-t-il avec un haussement d’épaules indifférent. En attendant, envoie du pain et un bout de viande.

Je ne dis rien et plongeai nerveusement la main dans le sac pour en sortir ce qu’il me demandait. Pour ma part, je me contentai d’un morceau de fromage sur un peu de pain. Quand Grisou eut fini son repas de fortune, il s’étendit, les mains croisées derrière la nuque, et ferma les yeux avec un soupir de contentement. Bientôt, ses ronflements résonnèrent dans le sous-bois tandis que je restais seul avec mes pensées. Les événements qui avaient ébranlé ma vie en une seule nuit tournoyaient inlassablement dans un coin de ma tête et je dus lutter pour parvenir à les chasser, ne serait-ce qu’un instant. Et qu’en était-il de mon avenir ? Où donc Grisou était-il censé me conduire ? Et pour y faire quoi ? Malgré ces nouvelles préoccupations, je finis par m’assoupir aussi, vaincu par la fatigue.

Lorsque je me réveillai, j’avais perdu la notion du temps, incapable de déterminer depuis quand durait notre halte. Tout ce dont je fus certain, c’est que le soir approchait quand Grisou, enfin, émergea à son tour. Il s’étira longuement avant de frotter son visage au teint buriné par le soleil cruel de la saison. Entre son manteau rapiécé ouvert sur une vieille chemise d’où pendait un bouton et son pantalon noir raccommodé à l’aide de morceaux de tissus bigarrés, il offrait un tableau pittoresque qui prêtait à sourire. Ses yeux gris se posèrent sur moi, méfiants :

— Quoi ? Qu’est-ce que t’as à me fixer comme ça ?

— Oh… Rien, assurai-je, le rouge aux joues.

— Dans ce cas, à cheval et cap au nord ! ordonna-t-il.

Puis il se figea avant de tourner sur lui-même, les mains sur les hanches.

— Ben ils sont où les canassons ?

Je me relevai en catastrophe, fouillant les environs d’un regard alarmé.

— Tu ne les as pas attachés ? m’accusa-t-il en arquant un sourcil soupçonneux.

— Et vous, alors ! Vous auriez pu y penser aussi ! rétorquai-je, mortifié.

— Eh oh, moi, je n’y connais rien en canassons ! Comment j’aurais pu savoir qu’ils se feraient la malle ?

Je pris une profonde inspiration pour recouvrer mon calme. Il avait raison. C’était un oubli impardonnable de ma part. Habitué aux chevaux de mon père parfaitement dressés et qui ne s’éloignaient jamais, je ne m’étais pas méfié.

— Très bien. Pas la peine de s’affoler, m’intimai-je. Après tout, peut-être qu’ils ne sont pas loin.

J’examinai l’horizon de tous les côtés avant de désigner une direction.

— Allons voir par là-bas, proposai-je.

— Pourquoi là-bas ?

— Parce que l’herbe me paraît un peu plus haute et qu’ils ont sûrement faim.

Grisou signifia son accord par un marmonnement inintelligible. Nous récupérâmes nos affaires avant d’aller explorer la zone, l’oreille aux aguets dans l’espoir de percevoir un hennissement ou un renâclement. Mais force était de constater que nos montures avaient bel et bien pris le large et que nous ne retrouvions pas leur trace. La tête basse, je revins vers Grisou, qui m’accueillit d’une claque dans le dos en s’esclaffant :

— Allez, dis-toi qu’au moins, on n’aura plus mal aux fesses !

— Mais on aura mal aux pieds ! Ce n’est franchement pas mieux ! me plaignis-je.

— Dans ce cas, la prochaine fois, pense à les attacher, railla-t-il avant de se remettre en marche vers le nord.

Nous poursuivîmes ainsi notre route à travers le paysage estival. Avec l’imminence de la nuit, la chaleur avait commencé à décroître, mais l’heure était à présent propice aux moustiques et autres nuisibles, qui ne tardèrent pas à venir nous tourmenter. Je passais mon temps à les chasser de la main, irrité, et à me gratter là où je n’avais pas pu échapper aux piqûres. Les ombres s’étirèrent à mesure que le crépuscule gagnait du terrain, jusqu’à ce que les étoiles naissantes commencent à piqueter le ciel mauve.

— Ah ! Enfin ! s’exclama soudain Grisou.

— Enfin quoi ? m’étonnai-je en levant les yeux.

Devant nous, les premiers arbres d’une immense forêt marquaient la fin de la plaine. Entre les troncs à l'écorce crevassée, serrés les uns contre les autres, et le sentier qui s'enfonçait dans la pénombre dissimulatrice du sous-bois, cet endroit n'avait rien d'engageant. Une ambiance déplaisante s'en dégageait et me rebutait.

— Hé oh.

Grisou agitait sa main devant mon regard absent. Cela me fit cligner des yeux alors qu'il m'observait d'un air niais, la bouche étirée d'un côté par son sourire goguenard.

— Bienvenue aux portes de la forêt des Mille-Âmes...

— J’ai déjà entendu parler de cet endroit, me remémorai-je avec un tremblement à l’évocation de ce nom. On dit que les âmes des morts ont investi les arbres et qu'ils en sont devenus les gardiens.

— Si seulement l’histoire pouvait se résumer à ça… se moqua-t-il.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— D’après ce que j’ai entendu, il paraît que cette forêt doit son nom à tous les malheureux qui ont disparu en voulant la traverser. On dit que leur sang imprègne la terre. Il paraît aussi qu’ils ont eu une mort tellement atroce que la colère les consume encore aujourd’hui, faisant d’eux des âmes tourmentées qui mettent en pièces quiconque pénètre en ces lieux maudits !

Un violent frisson me parcourut l’échine.

— Bon. Et qu’est-ce qu’on fait alors ? murmurai-je, effrayé.

— On traverse, pardi !

— Mais vous venez de dire que les âmes des morts emprisonnées là-bas mettaient en pièces tous ceux qui osaient s’aventurer sur leur territoire ! m’affolai-je.

— Arrête de pétocher. C’est juste une vieille légende. Personne n’a jamais pu prouver qu’elle était fondée.

À sa propre remarque, il fronça les sourcils, une main sur son menton :

— En même temps, personne n’en est jamais revenu…

Le ton lugubre qu’il avait employé acheva de me remplir d’effroi, puis il retrouva soudainement son enthousiasme habituel :

— Mais bon, personnellement, je crois que ce ne sont rien d’autre que des racontars de bonnes femmes destinés à effrayer les gosses comme toi !

— Et si c’était vrai ?

— Je suis sûr que ça ne l’est pas !

Contraint de le suivre, j’avançai derrière lui, les dents serrées. Lorsque nous franchîmes la lisière de la futaie, je me sentis encore plus mal à l’aise. Les derniers rayons de soleil peinaient à percer le feuillage trop dense. Je pris une profonde inspiration pour tenter de me libérer de mon stress, m'enivrant au passage des parfums sylvestres : un mélange de terre humide et de bois, des fragrances de résine, des effluves de champignons et même un relent d'eau croupie. Non loin, une mare avait résisté à la canicule et stagnait. Contrairement au reste du royaume asséché jusqu'au dernier brin d'herbe, cette forêt semblait avoir vaincu l'été meurtrier. Une mousse épaisse envahissait le terrain, camouflant pierres et racines. Feuilles, brindilles, fruits secs et débris pourrissants qui recouvraient l'humus abritaient aussi d'innombrables insectes. Un monde invisible nous encerclait. Les buissons tressaillaient, les branches s'agitaient, mais les auteurs de ce discret chahut ne se révélaient jamais. Et c’était sans compter le grincement des arbres qui teintait d'une note lugubre cette ambiance déjà pesante.

— Saleté de...

Devant moi, Grisou se débattait avec une toile d'araignée qu'il n'avait pas vue, traîtreusement tendue de part et d’autre du chemin. La fraîcheur du sous-bois et l’ambiance sinistre qui régnait me firent frissonner. Tous les sens en éveil, je restais sur mes gardes en marchant à pas de loup. J’examinais les fourrés sombres, j’analysais les bruits que j’entendais… Au moindre signe anormal, j’étais prêt à déguerpir.

— Bon, t’attends quoi ? Le déluge ?

La voix lointaine de Grisou me détourna de mes tracas. Mon cœur fit un bond en le voyant déjà si loin sur le sentier, sa silhouette prête à s’estomper dans les ténèbres de la forêt.

— Attendez-moi ! lui criai-je en voulant m’élancer derrière lui.

— Je ne fais que ça, je te signale !

Il jura en me voyant trébucher par terre.

— Mais, qu’est-ce que tu fiches, encore ? s’énerva-t-il alors que je me redressais pour tenter de comprendre ce qui m’arrivait.

Au lieu d’avancer, mes pieds s’étaient enfoncés dans le sol. Je clignai des yeux d’un air ahuri. Le chemin, jusqu'alors fait de terre séchée parsemée d'aiguilles et de pommes de pin, s'était soudain transformé en une mare de boue épaisse. Je me remis debout, les mains couvertes de gadoue, et tentai de m’arracher à ce piège. Hélas, à chaque pas que je faisais, je m’enfonçais un peu plus, jusqu’à ce que je ne sois plus en mesure d’avancer. Pris au piège à hauteur des genoux, je sentais le sol m’aspirer, lentement mais sûrement. J’eus beau tenter de garder mon sang-froid, la panique me submergea, telle une déferlante qui balaya tout sur son passage.

 La Forêt des Mille-Âmes

La boue imprégnait mon pantalon jusqu'aux cuisses. Au-dessus de moi, la cime des arbres bordant le sentier formait une arche végétale qui me donnait le sentiment d'être déjà enterré. La respiration haletante et le front couvert de sueur, j'avais cessé de bouger, conscient que cela ne ferait qu'accélérer ma fin. Revenu sur ses pas, Grisou s’était immobilisé à une distance prudente et analysait ma situation avec une expression que j’eus du mal à déchiffrer.

— Je vous en supplie ! Ne restez pas là les bras croisés ! Aidez-moi !

— Qu’est-ce que tu t’imagines ? Qu’il suffit de claquer des doigts pour te sortir de là ?

— Vous… vous n’avez pas une corde ?

— Une corde ? Si, bien sûr. Dans mon autre sac.

— Pitié, je ne veux pas mourir !

Il leva brièvement les yeux au ciel.

— Ça va, n’exagère pas !

— Au cas où cela vous aurait échappé, je suis en train de m’enfoncer dans le sol ! m’emportai-je, peinant à calmer mes nerfs à vif.

— Oui, j’avais remarqué.

— Alors, qu’est-ce que vous comptez faire ?

La terre meuble m’avait déjà aspiré jusqu’à la taille. Par réflexe, je gardais les bras levés au-dessus de la surface brunâtre, me demandant avec horreur combien de temps il me restait avant de disparaître complètement dans ces sables mouvants.

— Oh ! Je sais ! s’exclama tout à coup Grisou en levant un doigt avec fierté. Ne bouge pas de là, je reviens tout de suite !

Très drôle, songeai-je en le regardant s’aventurer entre les arbres.

Avec la nuit tombante, la température commençait nettement à décliner sous les frondaisons. Une brise insidieuse traversa mes vêtements humides de sueur et me fit frissonner. L'obscurité chassait bien trop vite les dernières lueurs du jour. Alors que je continuais à m’enliser, je remarquai au bord du chemin un arbre plus grand et plus imposant que les autres, qui étendait ses racines noueuses vers moi. Si seulement je pouvais en attraper une pour me hisser… Je tentai de me pencher, de m’étirer le plus possible, mais je ne les effleurais même pas du bout des doigts. Au même moment, une pomme de pin chuta tout près de moi. Je ressentis comme une présence, mais ce n’était pas celle de Grisou, qui tardait d’ailleurs un peu trop à revenir. Puis une plainte lugubre se mêla imperceptiblement au bruissement des branches, portée par des courants d'air depuis les profondeurs de la forêt. L'angoisse m'étreignit un peu plus. Cela ne ressemblait pas à un cri d'animal. Tout à coup, une pression s’exerça autour de mon corps. Je ne pouvais plus bouger ! Avec effroi, je compris que la bouillasse visqueuse dans laquelle j’étais plongé se rigidifiait. Le chemin ne tarda pas à retrouver sa consistance normale et je restai prisonnier de ce carcan de terre durcie.

— Regarde ça ! lança fièrement Grisou en sortant enfin du sous-bois, une grosse branche entre les mains. Elle sera parfaite pour te tirer de là !

— Euh… Vous croyez ?

— Elle est trop solide pour casser. T'as pas de souci à te faire.

Il s’approcha prudemment, tâtant de son pied le sol pour déterminer la limite de la vase afin de s’avancer le plus possible sans risquer de se retrouver pris au piège à son tour. Je le laissai faire sans rien dire. Lorsqu’il m’atteignit, il se redressa d’un air contrarié :

— Non, mais je rêve ! râla-t-il en laissant tomber sa branche.

— Je vous jure que je n’y suis pour rien !

Mais il ne semblait déjà plus m’écouter. Marmonnant dans sa barbe, il porta une main à son menton et le tapota d’un doigt songeur. Il mit ensuite un genou à terre pour cogner le sol de son poing comme on toquerait à une porte. Pour sûr, cela ne sonnait pas creux. Nos regards se croisèrent.

— Alors ? fis-je, anxieux. Qu'en pensez-vous ?

— Que veux-tu que j'en pense ? T'es coincé dans le sol et j'ai beau être débrouillard, je vois difficilement comment te sortir de là sans une bonne pioche ! Et malheureusement pour toi, il se trouve que je l’ai laissée avec ma corde...

Je ne relevai pas sa pique. Désespéré, j’avais pris appui sur mes mains pour pousser de toutes mes forces, ahanant sous l'effort, indifférent à la douleur que je m'infligeais. Hélas, mes jambes ne bougèrent pas d'un pouce et la sensation d'oppression que je ressentais s'en trouva accentuée. Je levai de nouveau les yeux vers l’homme supposé veiller sur moi. Manifestement, il n’était pas préparé à ce genre d’imprévu. Derrière lui, un mouvement étrange agita les branches, comme une nuée d’oiseaux invisibles s’égaillant dans les ramures, mais je ne m’en préoccupai pas, trop obnubilé par ma propre situation. Ce fut seulement lorsqu’une seconde plainte s’éleva que je scrutai de nouveau l’obscurité qui nous entourait, cette fois avec plus d’attention.

— Vous avez entendu ? voulus-je savoir dans un souffle inquiet.

— Entendu quoi ? C'est juste le vent, tenta de me rassurer Grisou.

Mais je ne partageais pas son avis.

— Bon. Revenons-en plutôt à nos moutons, suggéra-t-il. Tu n'aurais pas une idée, toi, au lieu de rester planté là à ne rien faire ?

J'eus envie de le traiter d'imbécile, mais l’insulte se figea dans mes pensées. Un bruit avait fixé mon attention sur le saule immense planté en bordure du sentier et dont les longues branches fines se balançaient au gré de la brise. Scrutant ses racines proéminentes avec un mauvais pressentiment, je repérai l’ombre d’un trou, dissimulé entre deux protubérances. Soudain, une main putréfiée en jaillit et agrippa l’un des nœuds tentaculaires qui ressortaient de terre. Sous le choc, je ne parvenais pas à me détacher de la silhouette vaguement humaine qui en émergeait.

— Gri… Grisou…

— Mmmh ?

La chose se mit à ramper vers nous, balayant le sol de ses longs cheveux sombres constellés de résidus terreux.

— Tu devrais voir ta tête, se moqua-t-il. À croire que t’as vu un fantôme !

L’apparition continuait de se traîner vers lui. Je fermai les yeux frénétiquement, comme pour chasser cette vision cauchemardesque que je soupçonnais être une manipulation d’esprits malveillants.

— Mais enfin, qu’est-ce qui t’arrive encore ? T’as une poussière dans l’œil ou quoi ?

— Derrière vous ! hurlai-je dans un élan de panique irrépressible.

Il se retourna. Trop tard. Avec une force surprenante, on venait de l’attraper par les chevilles sans lui laisser le temps de réagir. Il tomba à la renverse en étouffant un cri de surprise et parvint de justesse à détourner les mains griffues qui cherchèrent aussitôt à le saisir à la gorge.

— Fous le camp ! brailla-t-il avant de repousser son agresseur d’un violent coup de pied.

Hélas, cela ne fit que décupler sa férocité et la créature revint à la charge. Il tenta alors de la tirer par les cheveux pour l’écarter, mais je compris vite que l’affrontement ne tournerait pas à notre avantage. Secoué par un nouvel élan de terreur, je m’agitai dans tous les sens, jusqu’à m’en faire mal, en vain. Puis le murmure rauque d’une langue inconnue s’éleva à travers les vociférations de Grisou. L’entité parlait. Quand elle se tut enfin, sa victime ne bougeait plus. Haletant, je scrutai le vagabond, à l’affût du moindre signe de vie. L’abomination se pencha sur son corps inerte, étendu à seulement quelques pas de moi. Horrifié, je vis alors ses chairs s’atrophier. Son visage se creusa et ses vêtements s’affaissèrent sur ses membres décharnés tandis que la chose, elle, retrouvait un semblant de stature. Elle enfonça ensuite sa cage thoracique dans un craquement atroce pour en extirper son cœur. C’était plus que je ne pouvais en supporter : je rendis ce que j’avais encore dans l’estomac.

— Arrêtez ! Laissez-le ! la suppliai-je, en pleurs.

La créature répugnante tourna vers moi sa figure nécrosée. J’entrevis, à travers sa chevelure, la pâleur cadavérique de sa peau et le blanc vitreux de ses yeux. Elle prononça à nouveau des mots incompréhensibles et le cœur qu’elle tenait toujours au creux de sa main émit une faible lueur avant de tomber en poussière. Comme si elle venait de renaître, je la vis se relever. Une nouvelle nausée me gagna lorsqu’elle me fit face et qu’elle commença à se rapprocher d’une démarche incertaine, saccadée, telle une enveloppe vide et putrescente seulement guidée par l’instinct de sa propre survie. Une âme maudite condamnée à errer entre les mondes, et dont la Mort elle-même n’avait pas voulu. Ses doigts osseux se refermèrent sans pitié sur ma gorge. Je m’imaginais déjà vidé de mes substances, transformé en un cadavre poussiéreux que personne ne trouverait jamais.

Soudain, un grondement guttural résonna et la sinistre apparition relâcha son emprise. Stupéfait, je découvris Grisou, ou du moins ce qu’il en restait. Campé sur ses jambes maigrelettes, le torse ouvert, il n’avait plus figure humaine. Pourtant, il se tenait là, debout, face à nous... Je n’en croyais pas mes yeux. L’abomination se détacha de moi en émettant un léger râle à travers le rideau de ses cheveux terreux. Pendant plusieurs secondes, elle observa sa proie en train d’abandonner manteau et chemise tandis que des lambeaux de peau se détachaient de son front, de ses bras et de son tronc. L’un après l’autre, ils tombaient par terre, où ils rabougrissaient comme du papier brûlé. On aurait dit qu’une chose invisible l’écorchait vif, sans pour autant que cela le fasse souffrir. Il se déplaça sans quitter des yeux celle qui nous avait attaqués et qui, à présent, ne bougeait plus.

Le sort a été bien cruel avec toi, sorcière, laissa-t-il tomber d’une voix que je ne reconnus pas.

Elle était devenue glaciale, surnaturelle. Comme surgie d’outre-tombe. Cet être n’avait plus rien à voir avec mon compagnon de route.

La mort aurait été un châtiment plus clément que cette existence qui t’afflige, mais après tout, peut-être l’avais-tu mérité

Dans le creux de sa cage thoracique évidée, ses viscères s’asséchèrent jusqu’à devenir cendres. Les derniers tissus qui subsistaient se détachèrent des os, puis ses globes oculaires s'enfoncèrent dans leurs orbites. Il ne restait de ses vêtements plus que des loques noires qui dissimulaient à peine son squelette mis à nu. J’avalai ma salive, paralysé face à ce spectacle ahurissant. Une lueur incandescente s’alluma au fond de ses yeux morts et la créature se mit à feuler lorsqu’il se rapprocha d’elle. D’un mouvement du bras, sans même la toucher, il la projeta violemment contre le tronc d’arbre millénaire sous lequel elle vivait terrée. Elle s’écroula, mais il ne lui laissa pas le temps de se relever. Il la saisit par le cou, la souleva comme si elle ne pesait rien, et la plaqua fermement contre l’écorce. Des gargouillis indescriptibles montèrent de sa gorge. Elle s’agita, cherchant désespérément à se libérer de l’emprise, sans résultat.

Puisque tu as vécu si longtemps entre les racines de cet arbre, moi, le Démiurge, je te condamne à y rester emprisonnée pour l’éternité, gronda-t-il.

Puis il la lâcha. Sous mon regard effaré, la chose moribonde commença alors à se volatiliser en une traînée de poudre noire, qui tournoya autour du saule pleureur pour venir ensuite s’y infiltrer comme un mauvais sort. Son glapissement de colère résonna aux confins de la forêt avant de s’estomper dans le silence de la nuit. Quand elle fut entièrement assimilée par l’arbre, l’écorce s’effrita pour dévoiler un bois sombre parfaitement lisse. Encore sous le choc, je contemplai ce vieil arbre imposant, désormais investi d’une essence malfaisante. Le Démiurge s’approcha du tronc, devant lequel il leva une main squelettique. Un symbole complexe se grava alors sur l’écorce, puis le dessin s’illumina et s’étendit en de multiples ramifications. Lorsque le phénomène s’éteignit, l’entité pivota vers moi et je ne pus détacher mon attention de son visage spectral, au sourire figé pour l'éternité.

Le Démiurge… Dire que je n'avais jamais cru en son existence, convaincu qu'il n'avait toujours été qu'une légende du folklore censée personnaliser la Mort et qui servait surtout à faire peur aux enfants. Une déité comme nos légendes en comptaient tant. Intimidé, j’osais à peine le regarder ou lui parler. Et puis d’abord, que pouvais-je bien lui dire ? Alors que la question me taraudait, un pas lourd se fit entendre juste derrière moi. Je me vrillai le dos pour tenter d’apercevoir ce qui venait à nous sur le chemin. Je reconnus la silhouette sombre et massive du shaghiar, avec ses immenses ailes griffues repliées le long de son dos et ses yeux rougeoyants.

Sombre-Mort et moi sommes liés depuis des temps immémoriaux, me révéla le Démiurge en tendant sa main aux phalanges apparentes. C’est pourquoi je lui ai demandé de garder un œil sur toi.

L’animal mythique vint à sa rencontre et laissa les doigts de son Maître flatter son encolure.

— Qu… qu’est-ce que vous allez faire de moi ? osai-je finalement l’interroger, toujours captif de l’étau qui m’enserrait.

Le Démiurge posa sur moi ses orbites embrasées.

Tu as entrepris un voyage qu’il t’appartient de finir. Mais quels que soient les obstacles que tu rencontreras, il y aura toujours quelqu’un pour t’aider à les surmonter.

— Vous voulez dire… quelqu’un comme vous ?

D’autres que moi veillent sur toi dans l’ombre, mais tu découvriras bien vite que tu as en toi la force nécessaire pour affronter seul ce qui t’attend.

Ses réponses énigmatiques eurent le don de me mettre le cerveau en ébullition. Je trouvais de plus en plus délirants les événements qui me frappaient, comme si au fond, rien de tout cela n’était réel. Peut-être que mes parents n’étaient pas morts en fin de compte ? Peut-être que j’étais en train de rêver tout ça ? Mais si ce n’était pas le cas, pourquoi est-ce que cela m’arrivait ?

— Patience, jeune Daoïne. Les réponses viendront bientôt. En attendant, il est temps pour toi de te réveiller.

— Hein ?

Je n’eus pas le temps de comprendre que le sol se mit à trembler. Des secousses de plus en plus violentes ébranlèrent la terre, jusqu’à ce que le chemin se brise et que je regagne un semblant de liberté. Hélas, avant d’avoir pu me dégager, les failles autour de moi s’élargirent à toute vitesse et je me sentis glisser. Submergé par la panique, je tentai de me raccrocher au bord du trou, mais mes doigts n’agrippèrent que le vide. Avec un hurlement de terreur, je disparus dans les entrailles de la terre, happé par les ténèbres glacées qui accompagnèrent ma chute sans fin.

La Maison au bout du monde

Les premières lueurs du jour me parvinrent à travers mes paupières closes. J’émergeai péniblement, encore hanté par le souvenir de l’air glacé sur ma peau à mesure que je chutais. Les muscles engourdis, je me redressai en gémissant et croisai le regard moqueur de Grisou, assis non loin de moi.

— On dirait un mort-vivant en train de sortir de sa tombe, commenta-t-il avec un sourire niais.

Je le dévisageai d’un air interdit :

— Vous… vous allez bien ?

— Pourquoi ça n’irait pas ? J’ai les yeux vitreux ? Tu me trouves un peu pâle ? C’est vrai que maintenant que tu le dis, je me sens un peu fiévreux, conclut-il en pressant une main soucieuse sur son front.

— Je… j’ai cru que vous étiez mort, avouai-je en toute sincérité, encore perturbé par les événements que j’étais certain d’avoir vécus.

— Ah, carrément… ironisa Grisou en haussant un sourcil perplexe.

Il agita un doigt accusateur vers moi :

Toi, t’as abusé des champignons. Je t’avais dit d’y aller mollo. Ces trucs-là peuvent te retourner la tête si tu en manges trop.

Je ne dis rien. D’un coup d’œil circulaire, j’étudiai les environs avec stupéfaction. Nous étions installés dans une petite clairière cernée par les arbres tortueux de la forêt des Mille-Âmes. Je ne voyais plus le sentier dans lequel je m’étais enlisé ni l’arbre mystique aux racines protubérantes. N’ayant aucun souvenir d’être arrivé jusqu’ici, cela ne fit qu’accentuer mes doutes. Avais-je réellement tout rêvé ou s’arrangeait-on pour m’en convaincre ? Alors que Grisou rassemblait ses affaires en sifflotant, je m’écartai d’un pas prudent, furetant aux alentours en quête d’une preuve. Je scrutai le sol dans l’espoir d’y découvrir une trace quelconque, sans succès, puis examinai plusieurs arbres sans rien y trouver d’anormal non plus. À regret, je me détournai de mes piteuses investigations, songeant qu’il valait peut-être mieux oublier toute cette histoire à dormir debout. Peu importait, dans le fond, que tout cela n’ait été qu’un cauchemar ou la réalité, tant que nous n’en gardions aucune séquelle. J’étais si soulagé que Grisou soit bel et bien en vie, fidèle à lui-même, et que j’aie moi aussi été épargné... Non loin, mon guide s’était remis en marche d’un bon pas, fredonnant un air connu de lui seul. Je pris une profonde inspiration avant de le talonner, bien décidé à ne pas le laisser me distancer. La chaleur qui s’annonça dès l’aube ne laissait rien présager de bon pour la suite de notre périple, mais les orages, fréquents, parvenaient parfois à rafraîchir l’air.

Nous marchâmes plusieurs heures avant que Grisou n’autorise une halte pour le déjeuner, au moment même où un léger roulement de tonnerre se faisait entendre, bien loin de nous. J’avais les jambes si endolories que je m’effondrai dans l’herbe, trop heureux de profiter d’un répit. Nous entamâmes ensuite un peu plus les maigres réserves de nourriture dont nous disposions, sous un ciel couvert. Lorsque Grisou annonça notre départ, je m’étonnai qu’il ne s’accorde pas sa sieste habituelle, ce à quoi il me répondit par un grommellement.

Malgré ma propre fatigue, je me mis donc en route derrière lui et nous poursuivîmes notre route vers le Talvaros, l’imposante chaîne de montagnes qui traversait le continent d’est en ouest. Les pensées encore occupées par le drame qui pesait sur moi, je m’efforçais du mieux que je pouvais de distraire mon esprit chagriné. En fin d’après-midi, une ombre grandissante se répandit sur le chemin et un grondement plus prononcé nous parvint. Des nuages noirs avaient envahi le ciel et assombrissaient les environs. Une goutte s'écrasa sur mon front. Grisou s'était arrêté, lui aussi. En quelques secondes, les gouttes éparses firent place à un véritable déluge, qui nous trempa jusqu'aux os. Le vent se leva et agita furieusement les arbres alentour, puis l'orage fit claquer ses fouets de lumière au-dessus de nos têtes.

— Affole-toi un peu, la brindille !

La voix puissante de Grisou me parvint à travers le fracas de la pluie et j'accélérai pour le rattraper, me demandant jusqu’où il comptait courir ainsi. Il faisait de si grandes enjambées que je peinais à le suivre. Mes vêtements me collaient à la peau, des mèches de cheveux dégoulinantes me rentraient dans les yeux, et mes bottes commençaient à s'enfoncer dans la terre qui se gorgeait d'eau. Sous mes pas, les feuilles mortes, peu à peu noyées par l'averse, produisaient un curieux bruit de succion. Bientôt, nous nous retrouvâmes à avancer tant bien que mal sur le sentier inondé. Grelottant, j'espérais seulement que Grisou savait où nous allions.

— Là ! cria-t-il tout à coup, me stoppant net.

Il se tourna vers moi. Le visage ruisselant de pluie, il pointait du doigt une grande maison délabrée. Quelque part au fond de moi, la déception s'invita.

— Vous... vous plaisantez ? lui criai-je.

— Pourquoi ? T'es mieux sous la flotte ?

— Bien sûr que non ! Mais cette maison est en ruines et je suis prêt à parier qu’elle va s’écrouler sur nous dès qu’on en aura claqué la porte !

— Dans ce cas, évite de claquer la porte ! ricana-t-il avant de combler la distance qui le séparait de la vieille bâtisse.

Affligé, je me résignai à lui emboîter le pas. Je n'avais aucune envie de m'aventurer entre ces murs vétustes, lesquels semblaient supporter difficilement une toiture elle-même très négligée. Autour du vieux logis, les ronces, les orties et autres grandes herbes formaient une véritable pagaille végétale. Les fenêtres les plus hautes étaient cachées par des volets au bois pourrissant tandis qu'au rez-de-chaussée, elles étaient fissurées, mais paraissaient vouloir résister à l'inéluctable. Malgré la pluie, j’entendis Grisou lorsqu’il cogna à la porte de son poing en hélant un éventuel propriétaire des lieux. Pensait-il vraiment que quelqu’un habitait cet endroit livré à l’abandon et à la décrépitude ? Sans grand enthousiasme, je le rejoignis en enfonçant mes mains dans les poches de mon pantalon.

— Curieux… On dirait qu’il n’y a personne, finit-il par conclure en actionnant la poignée.

Je me demandai ce qu’il pouvait bien y avoir de curieux là-dedans. La porte s’ouvrit sans opposer de résistance. Je le laissai s’engager le premier à l’intérieur, puis pénétrai à mon tour dans la mystérieuse demeure. Une odeur de renfermé mêlant moisi et humidité me saisit à la gorge à la première inspiration. Un courant d'air se faufila dans la pièce et rabattit la porte derrière moi. Le tumulte de la pluie s'atténua aussitôt, emplissant la maison d'un triste fond sonore. Tremblant de peur et de froid, j'envisageais déjà de ressortir pour trouver un autre abri lorsque la voix de Grisou résonna étrangement entre les murs :

— T’as vu ça ? La porte a claqué et rien ne s’est écroulé !

Je ne trouvai rien à répondre. Figé à l'entrée du vestibule, je contemplai cet intérieur assombri, moins délabré que l'extérieur ne le laissait penser. À ma droite, une porte donnait sur ce qui ressemblait à une cuisine si l'on se fiait aux ustensiles accrochés au mur. À gauche, une porte close nous invitait à découvrir ce qu'elle cachait. Grisou l'ouvrit et j'entendis ses pas alors qu'il faisait le tour de la pièce. En face de moi, un large escalier s'élevait dans les hauteurs enténébrées de la maison, m'enjoignant sournoisement de visiter les lieux.

— On dirait que ça fait une paye qu’il n’y a plus personne, commenta Grisou en réapparaissant. Bizarre…

Une fois encore, je m’interrogeai sur ce qu’il pouvait y avoir de bizarre dans cette constatation. À mon tour, j’entrepris d’explorer la pièce attenante tandis que Grisou choisissait de s’aventurer à l’étage. Je découvris une salle plutôt vaste, qui se voulait chaleureuse et confortable, mais le mauvais temps y jetait une sinistre pénombre. Deux chandeliers en argent trônaient sur une table ovale, dissimulée sous une nappe d’un blanc passé. Placée contre le mur, une commode poussiéreuse aux nombreux tiroirs faisait face à une petite bibliothèque à moitié vide tandis qu’au fond de la pièce, près de l’âtre noirci, deux fauteuils à l’assise creusée témoignaient d’une vie d’antan. Des tapisseries représentant des scènes de chasse couvraient les murs, fresques aux couleurs ternies reflétant une lointaine époque. Ce logis, condamné à braver les rouages du temps, semblait avoir été déserté depuis bien longtemps, abandonné aux araignées dont les filaments de soie en envahissaient chaque recoin.

— Bouh !

Je pivotai sur les talons, faisant face à Grisou qui, en plus d’avoir troqué sa tenue contre une autre, cachait son visage derrière un effrayant masque de gargouille.

— Où avez-vous trouvé cette horreur ?

— Là-haut.

Curieusement, cela ne me donna aucune envie d’aller explorer l’étage.

— Alors ? T’en penses quoi ? me questionna-t-il en paradant exagérément dans sa nouvelle défroque.

D’un œil critique, j’étudiai son accoutrement. Il s’était dégoté un pantalon bouffant retenu à la taille par une ceinture élimée, un pourpoint en laine d’un vert hideux qu’il avait passé sur une chemise jaunie aux manches froissées, puis il avait assorti le tout d’une paire de chaussures noires au vernis tout craquelé. Il ne lui manquait plus qu'un couvre-chef à plume pour parachever cet ensemble grotesque.

— Vous êtes ridicule, lâchai-je finalement.

— Dis plutôt que t’es jaloux ! rétorqua-t-il, moqueur.

— J'imagine que vous avez aussi trouvé ce déguisement à l'étage ? m’enquis-je en ignorant sa réflexion.

— Tout juste. Ne te gêne pas pour aller voir si tu veux te débarrasser de tes sapes trempées.

Je ne répondis pas, ennuyé. Bien sûr, l'idée de porter des vêtements secs me séduisait, mais pour autant, je n'étais pas prêt à m'aventurer seul à l'étage. La simple vue des ténèbres baignant le haut des marches me pétrifiait. Je préférais encore continuer à grelotter.

— J'en aurais mis ma main au feu !

Grisou me tendit alors des vêtements, sans se départir de son sourire caustique.

— J'étais sûr que tu ne monterais pas. Trouillard… ajouta-t-il, goguenard.

Je marmonnai un vague remerciement en les saisissant, vexé mais soulagé. Le tissu se déroula, tombant jusqu'à terre, et je faillis le lui jeter en pleine face : il n'avait apparemment rien trouvé de mieux qu'une grande robe de velours au décolleté en dentelle, pourvue de longues manches aux fanfreluches miteuses.

Non, mais il se fiche de moi... pensai-je, furieux.

J'étais prêt à parier qu'il l'avait fait exprès ! Je le foudroyai du regard :

— Vous vous croyez drôle ?

— Absolument !

Il ponctua sa réponse d'un grand éclat de rire et recula comme s'il craignait de prendre ma main dans la figure. Mais je ne bougeai pas, réfléchissant aux trois alternatives qui s'offraient à moi : jouer le jeu et enfiler cette maudite robe pour être au sec, rester dans mon triste état, ou monter à l'étage pour trouver moi-même une autre tenue. Au terme d’une longue réflexion, il m'apparut préférable de m'asseoir sur ma fierté. Après tout, cette fichue robe ferait bien l’affaire le temps que mes habits sèchent.

Tremblant de froid, je me résignai donc à retirer mes vêtements trempés, si lourds de pluie que j'aurais pu remplir un seau rien qu'en les essorant. Je les laissai ensuite dégouliner sur le dossier d’une chaise avant de passer la robe, heureux malgré tout de mettre quelque chose de sec.

Pendant ce temps, Grisou s’affairait à allumer un feu. Agenouillé devant la cheminée, il craquait sulfurette sur sulfurette dans l’espoir d’enflammer le reste de bûches à moitié consumées. J’admirais sa détermination tandis que chaque essai se soldait par un échec, me mordant la langue pour ne pas lui lancer la petite provocation qui me démangeait. Mieux valait éviter de le mettre de mauvaise humeur, surtout que je n’aurais sans doute pas été capable de faire mieux. Néanmoins, sa persévérance finit par payer lorsqu’une belle flambée illumina la pièce d’un coup.

— T’as vu ça ? lança-t-il, fier comme un paon.

Je ne fis aucun commentaire, me contentant d’observer l’éclat ambré des flammes qui crépitaient devant nous. Fatigué, Grisou se laissa tomber dans l’un des deux fauteuils, qui craqua sous son poids. Je crus qu’il allait passer à travers, mais à ma grande surprise, le châssis tint bon. Il s’adossa avec un soupir satisfait et ne bougea plus. J’approchai mes vêtements du feu pour les aider à sécher plus vite avant de m’enfoncer à mon tour dans l’autre fauteuil, soulevant au passage un nuage de poussière qui faillit me faire éternuer. Puis je relâchai toutes les tensions accumulées par la longue marche de la journée, appréciant ce confort relatif après le sol brut de la nuit dernière. J’étais éreinté. Bientôt, les ronflements de mon acolyte résonnèrent dans la pièce. Dehors, la pluie continuait de battre la mesure contre les volets à demi clos, produisant une mélodie familière à laquelle s’ajoutait toujours un lointain roulement de tonnerre. Je pris conscience que la nuit était presque tombée, nous incitant à prendre ce repos bien mérité. Je jetai un œil à Grisou. La tête tombant sur sa poitrine, il semblait avoir sombré dans un profond sommeil que je me surpris à lui envier. Entre la faim qui me tenaillait et l’atmosphère pesante qui régnait dans cet endroit abandonné, je craignais de ne pas pouvoir m’endormir. Avec un grognement agacé, je croisai les bras en me recroquevillant un peu plus, mon attention focalisée sur la danse hypnotique des flammes. Sans m’en rendre compte, mes paupières se fermèrent d’elles-mêmes et je me laissai ballotter par les flots d’une semi-inconscience. Même quelques minutes d’un sommeil réparateur seraient bonnes à prendre.

Un coup de tonnerre m’arracha à mon repos et je me redressai d’un bond, haletant, les mains crispées sur les accoudoirs. Il me fallut plusieurs secondes pour me rappeler où j’étais et ce qui m’arrivait. Il faisait encore sombre à l'extérieur et la flambée achevait de mourir dans l’âtre. Par ailleurs, je n’entendais plus ronfler à côté de moi. L’autre fauteuil était vide. Les muscles encore engourdis, je me levai et fouillai la pièce d’un œil angoissé.

— Grisou ?

Ma voix trouva un écho peu rassurant dans la pénombre environnante. Je fis un pas, puis un autre, et me dirigeai vers l’entrée, l’estomac contracté par la peur. En haut des escaliers, les ténèbres avaient été en partie chassées par une lueur orangée, comme si quelqu’un avait allumé des bougies.

— Grisou ? Est-ce que c’est vous ? tentai-je d’une voix plus assurée.

Un mouvement capta mon attention. Une ombre que je crus voir disparaître à l’étage. Je me rapprochai de l’escalier, allant jusqu’à en gravir les premières marches. Quelque part en haut, le plancher craqua.

— Si c’est encore une de vos stupides blagues, elle n’est pas drôle ! crachai-je, gagné par la colère. Vous…

Je m’interrompis en percevant un bruit insolite qui résonnait dans la vacuité des lieux. Quelque chose heurtait le sol à intervalles réguliers. Je me raidis, le regard levé vers le palier. Bientôt, une maigre silhouette aux jambes arquées, à peine plus grande qu’un enfant, s’y immobilisa. Affublée d’un chapeau haut-de-forme, elle tenait une canne dans une main et une chandelle dans l’autre.

— Vous voilà enfin, monsieur Daoïne, grinça l’étrange visiteur d’une voix aiguë et désagréable. Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est un plaisir pour moi de vous accueillir ici, mais j’imagine qu’il est préférable de vous savoir parmi nous, sain et sauf, plutôt qu’entre des mains ennemies…

L’orage gronda de nouveau. Je retins ma respiration tandis que l’individu descendait l’escalier, l’extrémité de sa canne frappant chaque marche dans un heurt sec. Lorsqu’il fut assez près pour que je le distingue dans le halo de la chandelle, mon sang se glaça. Je ne sus si c’était à cause de ses grands yeux jaunes, de sa peau verte, ou bien parce que cette chose connaissait mon nom, ou pire, parce qu’elle semblait m’avoir attendu, mais je restai figé et muet tandis que le petit être se plantait devant moi :

— Vous avez une mine effroyable, grimaça-t-il. Est-ce le voyage jusqu’ici qui vous a mis dans un tel état ou y a-t-il autre chose ?

— Vous… vous…

— Vous… vous… VOUS QUOI ? s’impatienta-t-il brusquement en tapant le sol d’un pied agacé.

J’observai ses souliers reluisants, puis le complet violet dont il était vêtu, avant de relever les yeux vers son étrange faciès verdâtre, fripé comme une vieille pomme. De longs poils blancs foisonnaient au-dessus de ses iris d’un jaune d’or, piqués d’une pupille noire qui me fixait sans ciller. Mal à l’aise, je posai la première question qui me vint à l’esprit :

— Co… comment me connaissez-vous ?

— Affligeante question, rétorqua-t-il sèchement en déposant sa bougie sur un petit buffet, près des escaliers.

Puis il planta sa canne devant lui, ses deux mains posées sur le pommeau.

— Nous sommes plus nombreux que vous ne pourriez le croire à garder un œil sur vous, monsieur Daoïne.

Sa réplique trouva un écho dans ma mémoire. C’était plus ou moins ce que m’avait dit le Démiurge. Était-ce une coïncidence ? Ou bien la preuve que je n’avais rien inventé ?

— Nous sommes, quelque part, les instigateurs d’un destin qui ne vous appartient pas et que vous allez devoir accepter, poursuivit-il sur le même ton incisif. Cela valait aussi pour vos parents. Nous avons tous notre rôle à jouer dans cette affaire et le vôtre se bornera, pour l’heure, à me suivre.

— Qu… quoi ?

— Cessez donc d’afficher cette expression ridicule ! C’est très énervant ! Je comprends mieux ces traces autour de votre cou. Avec un tel comportement, je ne m’étonne pas que vous donniez à certains l’envie de vous étrangler !

Les traces autour de mon cou ?

Abasourdi par sa remarque, je portai machinalement une main à ma gorge. Aussitôt, il en résulta une légère douleur à l’endroit exact où les doigts nécrosés de l’abominable créature s’étaient refermés pour m’étrangler. Cette constatation acheva de dissiper les derniers doutes que j’entretenais. Ainsi, tout était vrai. Le sol qui s’était liquéfié sous mes pieds avant de m’emprisonner, la chose qui nous avait attaqués, l’intervention de Grisou… Plus inimaginable encore, sa véritable identité, car je venais d’avoir la certitude que l’homme désigné par mes parents pour me prendre en charge était bel et bien le Démiurge en personne ! Son devoir, supposai-je, avait été de me conduire à un endroit précis, où un nouveau protagoniste avait été missionné à son tour pour prendre le relai.

— Allons, il faut nous mettre en route sans tarder, ordonna le gnome, coupant court à mes réflexions. Vous arrivez avec un an d’avance, mais vous avez la chance de tomber au bon moment et de pouvoir profiter de l’ouverture du Pongarath. Néanmoins, le passage ne restera pas indéfiniment ouvert, alors ne restez pas planté là comme une gargouille à deux têtes !

J’écarquillai les yeux, habité par la curieuse impression que les mots que j’entendais perdaient tout leur sens en atteignant mon cerveau.

— Mais enfin, qui êtes-vous ? lâchai-je, de plus en plus ahuri, en pivotant sur mes talons pour le suivre des yeux lorsqu’il passa devant moi.

— Je suis le Chamboultou, gardien de la frontière entre votre monde et le mien.

— Euh… C’est-à-dire ?

— Je parle du Kahosten.

Je haussai un sourcil circonspect :

— Le… L’Entre-Mondes ? Comme dans les contes pour enfants ?

— Épargnez-moi donc ce ton sceptique proche du mépris.

Je voulus rétorquer, mais il ne m’en laissa pas le temps :

— Dites-vous bien une chose, monsieur Daoïne. Toutes les légendes naissent d’une réalité.

— Alors, vous m’emmenez réellement dans le Kahosten ?

— Telle est la tâche qui m’incombe.

Je demeurai pensif l’espace d’une seconde, me remémorant la lettre laissée par mes parents. Sur leur demande, j’avais accepté de m’en remettre à Jadoc, qui m’avait confié à Grisou, en qui j’avais désormais toute confiance après ces deux jours de voyage passés ensemble. Or, s’il m’avait mené jusqu’ici, c’était forcément pour une bonne raison. Et puisque ce nain aux yeux jaunes semblait me connaître et savoir quoi faire, je supposai que j’avais tout intérêt à me fier à lui. Comme s’il avait deviné le dénouement de mes pensées, le Chamboultou gagna la grande porte d’entrée, dont il poussa le battant sans se retourner.

— Puis-je suggérer que nous nous mettions en route avant qu’il ne soit trop tard, monsieur Daoïne ?

Dehors, le jour s’était levé sur une aube morne et humide. L’orage s’en était allé, ne laissant derrière lui qu’une flopée de nuages gris effilochés. La nature gouttait encore de l’averse rafraîchissante qui avait secoué la forêt tout entière et si le soleil se montrait encore trop timide pour illuminer les environs, on devinait sa lumière toute proche au-delà des nuées poussées par des vents lointains.

Le petit être, à quelques pas de moi, s’impatientait. Les mains toujours posées sur le pommeau de sa canne, il me fixait avec insistance de ses gros yeux dorés. Je le rejoignis d’une démarche chancelante, encore interloqué par les propos qu’il m’avait tenus. Malgré la réticence qu’il m’inspirait, quelque chose me poussait à lui faire confiance, tout comme j’avais fait confiance à Grisou. Peut-être parce que j’étais convaincu, en réalité, de suivre le chemin tracé par mes parents ?

— Bien, apprécia-t-il en me voyant approcher. Surtout, ne me perdez pas de vue. Les marais sont à une bonne journée de marche et sans moi, vous ne retrouveriez pas votre chemin dans cette forêt.

— Les… les marais ?

— Oui. Les marais. C’est là que se trouve le passage que vous devrez emprunter pour atteindre l’atoll de Brumaille.

L’atoll de Brumaille… Je ne connaissais pas grand-chose au Kahosten, mais le nom m’était familier. Je me demandai seulement ce qui pouvait bien m’attendre là-bas. Peu rassuré, je m’efforçai de presser le pas malgré mes jambes courbaturées et mes pieds douloureux. Par chance, il faisait moins chaud que la veille, ce qui rendait cette nouvelle expédition plus supportable. Je n’aurais su dire depuis combien de temps nous avions pris la route lorsque la forêt commença à changer. Les arbres n’étaient plus les mêmes. Plus grands, plus larges, leur tronc étranglé par des lianes épaisses, ils se noyaient dans une végétation de plus en plus luxuriante, sous laquelle le chemin lui-même ne tarda pas à disparaître aussi. Heureusement, je repérais assez facilement le petit veston violet sur ce fond de verdure. Bientôt, la symphonie sylvestre qui résonnait autour de nous ne fut plus celle à laquelle j'étais accoutumé. Plus inquiétant encore, la clarté du jour diminuait plus vite que je ne l’avais anticipé. À mesure de ma progression, j'eus peu à peu le sentiment que des milliers d'yeux se braquaient sur moi, m'accusant en silence d'avoir fait irruption dans un monde où je n'avais pas ma place.

— Où sommes-nous ? voulus-je savoir, interpellé par ces changements.

Mais mon étrange guide ne répondit pas. Il sauta lestement au-dessus d'une grosse branche d'arbre qui nous barrait la route, puis réajusta sa veste avant de continuer. Je soulevai un peu plus haut les pans de ma robe pour enjamber à mon tour l'obstacle.

Les pans de ma r.... ? Non !

Je me figeai, livide, les doigts crispés sur le tissu miteux. Les coups désordonnés de mon cœur résonnaient à mes oreilles avec une violence inouïe. Comment avais-je pu ne pas me rendre compte que je portais toujours cette satanée robe ? J’osai un regard en arrière, animé d’une furieuse envie de rebrousser chemin. Je devais regagner la maison du Chamboultou et y récupérer mes affaires !

— Que diable vous arrive-t-il encore ? s’énerva tout à coup le gnome en revenant vers moi.

— Je… j’ai oublié mes vêtements.

— Dois-je en conclure que cet… accoutrement n’est pas votre tenue habituelle ? ironisa-t-il en m’examinant de la tête aux pieds.

Je fronçai les sourcils, vexé et irrité par sa remarque.

— Il n’est pas question que je me balade comme ça ! m’emportai-je nerveusement.

— Et pourtant, voilà déjà plusieurs heures que vous vous baladez ainsi vêtu sans que cela ait semblé vous perturber...

J’ouvris la bouche avant de la refermer, tel un poisson hors de l’eau. Les événements s’étaient si vite enchaînés que mon esprit saturait.

— Allons, de toute façon, il est trop tard pour faire demi-tour, enchaîna le nain, cynique. Cela reviendrait à manquer l’ouverture du passage, ce qui est absolument inenvisageable. Par chance pour vous, de nouveaux vêtements vous seront remis à votre arrivée. Votre humiliation sera donc de courte durée si l’on y réfléchit bien.

Un vertige me saisit et je dus prendre appui contre un tronc d’arbre pour ne pas chuter, incapable de déterminer si mon malaise était dû à la honte ou à la faim. Les jambes en coton, je me remis piteusement en marche. J’ignorais dans quoi j’allais mettre les pieds, mais une chose était sûre, rien de plaisant ne viendrait récompenser cette terrible négligence qui me valait de voyager en longue robe à fanfreluches.

— Assurément, vous allez faire grande impression à Santhoryne ! ricana le Chamboultou, faisant écho à mes pensées les plus sombres.

Le Pongarath

Aussi longtemps que dura cette excursion absurde au fin fond d’une jungle inextricable, je ne cessai de m’interroger sur la dernière remarque du gnome. Santhoryne. Jamais entendu parler. Qu’est-ce que cela pouvait bien être ? La question m’intriguait, mais mes tentatives pour arracher des bribes d’informations au nain se soldaient toutes par un échec, car à chaque interrogation, la même réponse tombait inlassablement :

— Vous verrez bien.

On ne pouvait pas faire plus avare en matière d’éclaircissement. Agacé, je m’étais résolu à garder le silence, saisi par une crainte que seul le chagrin des dernières épreuves venait dissiper de temps à autre. J’avais beau m’efforcer de ne pas penser à la perte de mes parents, l’image de ma mère assassinée me revenait sans cesse en mémoire, aussitôt suivie par celle de mon père me criant de continuer seul. Aion Béléros l’avait-il réellement tué ? Quelque part, je ne pouvais m’empêcher d’espérer qu’il m’ait menti ou qu’il se soit simplement trompé, même si je restais conscient qu’il y avait peu de chance que ce soit le cas.

Alors que mes pensées s’entremêlaient sous l’effet des différentes émotions qui m’assaillaient, un parfum nauséabond se répandit dans l’air. Au-dessus de nos têtes, la lumière mourante du soleil peinait de plus en plus à transpercer le feuillage dense des arbres. Très vite incommodé par les effluves immondes qui s’intensifiaient, je dus plaquer mon bras contre mon nez, utilisant la manche de ma robe pour m’en faire un masque.

— Mais, qu'est-ce qui peut sentir aussi mauvais ? geignis-je d'une voix étouffée par le tissu.

— Les marais.

— Hein ?

— On ne les appelle pas « marais Fétides » sans raison.

— Mais pourquoi sentent-ils ainsi ?

— La vase, sans doute. Mais surtout ce qu’il y a dedans, j’imagine.

— C’est-à-dire ? m’inquiétai-je dans un souffle.

— Les cadavres des infortunés qui n’ont pas réussi à franchir le passage et que le courant a charriés jusqu’ici. Chaque année connaît son lot de pertes. Cela fait partie du jeu, révéla-t-il froidement. Il en a toujours été ainsi. Voyez cela comme une présélection…

Un silence de plomb ponctua son explication. Je priai pour avoir affaire à un sens de l’humour douteux.

Et comment ces gens finissent-ils au fond des marais ? m’enquis-je d’une voix si faible que je n’étais même pas certain qu’il m’entende.

— Qu’en sais-je ? Ce sont généralement les plus maladroits, les moins rapides, les plus distraits, ou simplement les plus malchanceux : ceux-là n’atteignent pas l’autre côté du pont à temps.

Il se retourna et sa pupille noire se posa sur moi avec dureté :

— À vous de faire en sorte que cela ne vous arrive pas. Chacun doit prouver qu’il mérite sa place à Santhoryne.

— Mais je n’ai jamais rien demandé, moi ! m’insurgeai-je.

— Comme je vous l’ai dit, votre destin ne vous appartient pas.

Et sans attendre de réaction de ma part, il reprit sa progression, me laissant en tête à tête avec mes peurs les plus profondes.

Mais qu'est-ce que je fiche ici ?

Pourquoi avais-je accepté de suivre ce détestable nabot ? Sa compagnie me poussait à regretter celle de Grisou et de ses blagues idiotes.

— Nous y voilà, grogna le Chamboultou en disparaissant derrière une petite butte qui semblait marquer la fin du chemin.

La mort dans l’âme, j’escaladai à mon tour le talus en retenant la jupe trop longue de ma fichue robe. Juché sur ce petit monticule de terre enherbé, je découvris avec stupéfaction d’autres jeunes gens éparpillés au bord d’une vaste étendue verdâtre figée dans un écrin de végétation foisonnante. La flore avait tant prospéré sur le rivage qu'on en voyait à peine la délimitation. Dans la nuit tombante, les lieux me parurent encore plus glauques.

— Bien, fit le Chamboultou en se tournant vers moi, indifférent à ceux qui le dévisageaient d’un air intrigué. Le passage ne s’est pas encore ouvert. C’est une chance pour vous d’être arrivé à temps, ce qui n’aurait pas été le cas si nous avions fait demi-tour lorsque vous l’avez réclamé.

Sur ces mots, il redescendit de la butte, me laissant seul.

— Hé ! Où est-ce que vous allez ? m’affolai-je en pivotant sur moi-même tandis qu’il s’éloignait déjà vers la forêt d’où nous avions émergé.

— Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais vous tenir la main pour traverser ? se moqua-t-il en pointant le bout de sa canne sur moi.

— Mais…

— Votre place est à Santhoryne. Ayez confiance en vous et tout se passera pour le mieux.

Ahuri, je le suivis des yeux lorsqu'il repartit. Même une fois qu’il eut complètement disparu, il me fallut une bonne minute avant de trouver le courage de descendre du talus pour faire face aux autres. Tout le monde me fixait en silence. Certains murmuraient entre eux, quelques-uns pouffaient, d'autres m’examinaient d'un œil critique. Je devins cramoisi en réalisant l'image que je leur donnais. Moi, le garçon maigrichon aux cheveux cuivrés qui venait parader dans ce ridicule accoutrement de vieille châtelaine. Pendant un long moment, je ne bougeai pas, comme si rester parfaitement immobile allait me permettre de me fondre dans le décor au point de devenir invisible. Hélas, très vite, un garçon plutôt grand, au visage boutonneux, s’approcha pour mieux me détailler de la tête aux pieds :

— Dis donc, minus, quel Cycle tu espères pouvoir intégrer avec ta dégaine de clochard ?

Les poings sur les hanches, il dégageait une forte odeur de transpiration.

— Un... un Cycle ? balbutiai-je, les mains moites.

— C'est bien ce que je pensais... Il a perdu son chemin ! railla-t-il en se tournant vers les autres.

— C'est clair qu'il n'a rien à faire là, conclut un deuxième garçon, hargneux.

— Santhoryne n’est pas une école pour les chiffes molles ! menaça le boutonneux en s’intéressant de nouveau à moi.

Une animosité soudaine se dégageait du groupe et me transperçait jusqu'au cœur.

— Je... je...

— Non, mais regardez-le ! On dirait qu'il a piqué les vêtements de sa grand-mère ! s'exclama une voix moqueuse.

— Il est complètement fou…

— Et si vous lui fichiez la paix ? cracha tout à coup quelqu'un, imposant le silence.

Reconnaissant, je cherchai qui était intervenu en ma faveur et mon regard tomba sur une jeune fille aux cheveux blancs, vêtue d’une élégante tenue qui alliait la grâce et la liberté. Un peu plus grande que moi, elle m'observait avec autant de dédain que les autres, ce qui me plongea dans la perplexité. Pourquoi prendre ma défense si elle partageait l'avis des autres ? Cela étant, elle m'épargnait au moins de désagréables remarques et son intervention avait eu l'effet escompté : les autres finirent par s'écarter et plus personne ne m'adressa la parole. Tendu, j'allai m'asseoir contre un tronc d'arbre à proximité en essayant d'ignorer les messes basses. Mais bien contre ma volonté, je ne pus m'empêcher de tendre l'oreille.

— Si ça se trouve, il ne survivra même pas à la traversée.

— Vous croyez vraiment qu'il a le Don ?

— Santhoryne n'ouvre pas ses portes à n'importe qui. Il doit sûrement cacher quelque chose, même s'il a l'air complètement à l'ouest.

Du coin de l’œil, je perçus quelques têtes se tourner vers moi. Je fis mine de ne pas les voir, essayant de mettre bout à bout les informations qui me parvenaient au compte-goutte. Santhoryne était donc une école. Mais une école de quoi ? Et pourquoi se situait-elle dans un autre monde ? Cela avait-il un lien avec cette histoire de « Don » ? Je déglutis, autant à cause de l'angoisse que de la soif qui me desséchait la gorge. La nuit s’installait peu à peu, apportant un soupçon de fraîcheur que je sus apprécier à sa juste valeur. Je m'étais par ailleurs habitué à l'odeur affreuse que dégageaient les marais, mais pas à la moiteur environnante qui me collait à la peau. Des nuées d'insectes voletaient au-dessus de la surface recouverte de nappes d’algues visqueuses. Certains vinrent me bourdonner autour. Je les chassai d'un geste de la main.

— Tiens.

Je me remis maladroitement debout en saisissant la gourde tendue par l'adolescente à la chevelure de neige et bégayai un « merci » avant de boire goulûment. Quand elle fronça les sourcils, je m'interrompis et lui rendis son bien presque vide.

— Désolé, m'excusai-je dans un murmure.

Elle ne dit rien, se contentant de ranger l'outre. Malgré son expression orgueilleuse, je ne pus m'empêcher de la trouver jolie. Entre ses cheveux rassemblés en un chignon qui dégageait une nuque délicate, ses traits harmonieux et sa bouche finement ourlée, elle ne pouvait laisser personne indifférent. L’éclat améthyste de ses yeux, lorsqu’ils se posèrent sur moi, me laissa rêveur.

— Arrête de me regarder comme ça !

Je me laissai surprendre par son ton agressif et sans que je puisse le contrôler, mes joues virèrent au rouge. Décidément, je ne comprenais rien à son attitude. Un instant, elle m'offrait à boire ou prenait ma défense, l'instant d'après, elle me crachait presque à la figure ! Nous nous affrontâmes du regard, mais je perdis aussitôt mes moyens et lâchai prise. Elle farfouilla de nouveau dans son sac et en tira une pomme, qu'elle me fourra dans la main avant de faire demi-tour.

— Pourquoi tu fais ça ?

Elle s'arrêta pour me faire face :

— Pourquoi je fais quoi ?

— Partager ton eau. Me donner à manger.

Elle ne répondit pas, comme si elle réfléchissait elle-même aux raisons qui la poussaient à agir ainsi.

— Je ne sais pas trop. Peut-être parce que je crois que les circonstances de ta présence ici ne jouent pas en ta faveur et que quelqu'un doit t'aider si tu veux survivre jusqu'à Santhoryne.

— Mais pourquoi toi ?

— Tu vois un autre volontaire, peut-être ? se moqua-t-elle en jetant un œil aux autres élèves qui se tenaient le plus à l'écart possible.

— D'accord, mais rien ne t'y oblige.

— Tu préfères que je reprenne ma pomme ?

— Euh... non.

Satisfaite, elle me laissa seul. Pensif, je mordis dedans à belles dents en m'approchant du rivage humide. Des troncs, ici et là, s'enfonçaient dans des monticules vaseux tandis que non loin, les branches noires et griffues d'un arbre mort menaçaient d'agripper l'imprudent qui se hasarderait trop près. Par endroits, émergées d'un socle de végétation fanée et pourrissante, de grandes herbes hautes frétillaient discrètement, trahissant la faune invisible qu'elles abritaient : un soupçon de vie dans un milieu de mort... Des coassements avaient commencé à se faire entendre et s'amplifiaient à mesure que la nuit s’étirait, agrémentant le sinistre tableau d'un fond sonore presque assourdissant. Je scrutai l’insondable marais en me rappelant les paroles glaçantes du Chamboultou. Éclairées par la pleine lune, des algues en abondance laissaient leurs longs bras jaunes filer sous la surface de l'eau, au-dessus des profondeurs noires. J'y jetai mon trognon de pomme, perturbant la quiétude de l'étang d'une onde discrète. Loin devant moi, une immense nappe de brouillard noyait l'étendue marécageuse, créant un horizon cotonneux impénétrable. La frontière entre Edenfall et le Kahosten. Bien malgré moi, j'étais curieux de découvrir comment nous étions supposés traverser ces marais puants.

— Le Pongarath n'apparaît qu'une seule fois par an.

La fille aux cheveux blancs. Elle était revenue !

— Pendant la nuit du Solstice, compléta-t-elle. Autrement dit, cette nuit.

La nuit du Solstice... Chaque année, elle jetait un voile d'effroi sur Edenfall en apportant un fléau. Une quinzaine d'années auparavant, il y avait eu le terrible massacre de Panville, perpétré par un monstre sorti de l'enfer. L'année suivante, une malédiction avait détruit toutes les récoltes. La famine qui s’en était suivie avait meurtri le royaume. L'année d'après, les habitants de Montfaucon avaient tous disparu, ne laissant derrière eux qu’une ville fantôme. Quelle nouvelle catastrophe allait encore frapper notre monde tandis que j'attendais devant ce stupide passage ?

À côté de moi, la fille ne semblait pas vouloir partir. J’en profitai pour tenter de relancer la conversation :

— La traversée est risquée à ce qu’on raconte, mais il paraît aussi que c’est le prix à payer pour prouver qu’on est digne d’aller à… euh… Santhoryne ? fis-je en essayant d’adopter une attitude plus assurée.

Je m’étais raccroché au peu que j’avais appris afin de ne pas passer pour un total ignorant, mais le ton que j’avais employé sans le vouloir ne trompait pas. Elle braqua sur moi un regard sceptique :

— Pourquoi tu as l’air de débarquer ?

— Euh…

— Dis-moi que tu sais au moins pourquoi tu es là, en train de poireauter avec nous ?

— Bien sûr que je le sais ! J’attends l’ouverture du passage qui nous permettra d’atteindre Santhoryne, rétorquai-je avec une fierté mal placée.

— Et tu sais aussi ce qu’est Santhoryne ?

— Une école.

— Mais encore ?

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus ?

— Je ne sais pas. Ce qu’on y enseigne par exemple. Ou tu pourrais aussi commencer par me dire de quel Don tu disposes.

Je restai muet, pris au piège de ses questions auxquelles je n’avais aucune réponse.

Donc, tu n’es au courant de rien, conclut-elle, cynique.

— Il faut dire que je ne suis pas vraiment venu ici de mon plein gré, avouai-je en baissant les yeux.

— Santhoryne est l'école de formation des Gaëllithes, m’éclaira enfin la jeune fille en me sondant d’un œil scrutateur. Elle a été fondée par le Roi-Sorcier en personne, il y a plusieurs siècles de cela. On y apprend à maîtriser notre Don. Tous les élèves qui intègrent cette école en ont forcément un, que ce soit celui du Feu, de l’Eau, de l’Air ou de la Terre. Moi, par exemple, je vais étudier dans le Cycle du Feu, comme mon père et son père avant lui. Toute ma famille a étudié à Santhoryne. Je suis issue d'une longue lignée de Gaëllithes du Feu, ajouta-t-elle avec orgueil. Et toi ?

— Désolé de te décevoir, mais mes parents n’avaient aucun Don.

— Oh…

Dubitative, elle me fixa sans rien dire avant de reprendre d’un ton incertain :

— Tu sais, quelques fois, de nouvelles lignées voient le jour. Tu es peut-être le premier de la tienne…

J’étouffai un hoquet moqueur.

— Franchement, ça m’étonnerait !

— Tu ne serais pas le premier à ignorer ton Don. Parfois, notre pouvoir se manifeste tardivement. Quoi qu’il en soit, tu passeras sûrement un test à Santhoryne pour le vérifier.

Je gardai le silence, soucieux. Si je passais un test et qu’on découvrait que je ne possédais aucun pouvoir, qu’adviendrait-il de moi ? Me renverrait-on à Edenfall, livré à moi-même ?

— Allez, ne te tracasse pas tant, s’efforça-t-elle de me réconforter devant mon expression déprimée. Tu seras vite fixé.

Un point sur lequel nous étions d’accord. Sans rien ajouter, elle me tourna le dos pour rejoindre les autres. Notre groupe s'était étoffé au fil de la nuit et je remarquai à regret que je semblais être le plus jeune. Tous devaient avoir quinze ou seize ans quand je venais à peine de fêter mon quatorzième anniversaire. Je ne bougeai pas, affligé par la situation. Un moustique me piqua le bras à travers la manche de ma robe et s'envola avant que je n'aie le temps de l'écraser. L'attente devenait insupportable. Les autres aussi commençaient à s'impatienter. Cela faisait un moment que plus aucun étudiant n'arrivait. Nous étions à vue de nez une petite cinquantaine à attendre près de cette mare fétide quelque chose qui ne venait pas.

Au-dessus de nous, un arc émeraude se forma dans le ciel nocturne et s'étira lentement, comme animé par un souffle mystérieux, illuminant le firmament d'un dégradé de jade. Une teinte violette apparut à son tour et ondula, portée par les courants célestes. Des traînées de poussières phosphorescentes envahirent la voûte sombre et sans étoiles dans un fondu de couleurs qui rappelait une aquarelle.

Dans le même temps, le marais s’agita, bercé de remous. Interloqué, je m'approchai. La terre se mit à frémir sous mes pieds. À leur tour, les futurs élèves rejoignirent le rivage, intrigués. L'étendue d'eau se souleva bientôt devant nous, formant des creux et des vagues qui nous éclaboussèrent. Nous reculâmes. Une nouvelle secousse fit trembler le sol, menaçant de nous faire chuter, puis une jeune fille pointa quelque chose du doigt. Une forme sans équivoque émergeait lentement : un pont… Gigantesque, dépourvu de la moindre barrière, il était soutenu par de robustes piliers qui formaient entre eux des arches ogivales.

Le Pongarath.

À peine fut-il libéré de l'emprise marécageuse que les premiers élèves s'y aventurèrent. Peu inspiré par ce chemin de pierres luisantes qui se perdait au loin dans la nappe de brouillard, je les regardai s'éloigner sans me résoudre à les imiter.

— Le Pongarath ne restera pas longtemps, m’avertit la jeune fille aux cheveux blancs en passant à ma hauteur. Si tu choisis de le traverser, tu ferais mieux de te dépêcher ou tu risques d’être encore dessus quand il disparaîtra...

À son tour, elle s'engagea sur l'édifice sans plus se préoccuper de moi. Plus par instinct que par raison, je lui emboîtai le pas. Au moment d'en franchir les premiers pavés, un mouvement attira mon attention et une sueur glacée suinta le long de mon dos : charrié par les eaux encore troublées, un corps bouffi flottait là, en suspension sous la surface obscure. J'eus le temps d'apercevoir un visage blafard, aussitôt balayé par une masse de cheveux noirs ondulant comme des algues dans l'eau.

Le Chamboultou avait donc dit vrai... Pris d'un violent frisson, je détournai le regard et me mis en marche, bien au milieu du pont de peur de glisser et de finir dans ce marais répugnant. Derrière moi, quelques élèves fermaient la marche, mais la plupart avaient déjà pris de l'avance sur nous. Heureusement, la jeune fille qui m'avait aidé n'était pas bien loin et je ne quittai pas des yeux son chignon blanc.

Malgré l'air frais, l'effort fourni pour ne pas me laisser trop distancer continuait de me faire transpirer. La clarté de la nuit se reflétait parfois sur des plantes ou sur la peau humide d'un batracien juste avant qu'il ne disparaisse dans l'eau. Plus loin, je repérai avec horreur une autre silhouette pâle immergée dans le marais. Tournée vers moi, une jeune fille aux cheveux clairs me fixait d'un œil vitreux inexpressif, la bouche entrouverte. Perdue à jamais dans cette immensité trouble et pestilentielle... J'en avais la chair de poule en m'imaginant à sa place. Brusquement, elle cligna des yeux et je crus défaillir. En un éclair, elle disparut aussi vite qu'un poisson, me laissant seulement entrevoir la forme longiligne noire et brillante, bardée d’aiguilles et pourvue de plusieurs nageoires, qui terminait son corps. Elle avait brièvement jailli de l'eau pour mieux replonger dans les profondeurs. Cette vision me cloua sur place. Néanmoins, bientôt rattrapé par les quelques retardataires, je me dépêchai de reprendre ma progression. Pas question d'être le dernier !

Malgré la douleur dans mes muscles et la fatigue, je parvins à rattraper le groupe d'élèves qui me précédait, sans cesser de jeter des coups d’œil au loin dans l'espoir de voir le brouillard se dissiper enfin. Devant moi, les autres me distancèrent de plus belle. Ils accéléraient ! Je pris alors conscience que le ciel commençait à s'éclaircir. Comment était-ce possible ? L'aube ne pouvait pas être déjà là ! Une secousse ébranla le pont. Tous les élèves se mirent à courir droit devant. Sous mes pieds, je sentis le sol descendre lentement vers le marais. Pris de panique, je me mis à galoper aussi, glissant parfois sur les pavés vaseux. Comme si elle avait perçu ma détresse, la fille aux cheveux blancs se retourna une seconde et croisa mon regard désespéré.

— Allez ! Plus vite ! aboya-t-elle en m'encourageant d'un geste de la main.

Mais épuisé par tout ce que je venais déjà de traverser, je n'arrivais plus à accélérer. Le pont allait bientôt crever la surface et je ne voyais toujours rien devant ! Inéluctablement, l'eau finit par s'infiltrer entre les pavés. Deux des élèves encore derrière moi me dépassèrent. Puisant dans d'ultimes ressources pour tenir le rythme, je réussis à distancer le dernier élève, que j'entendais s'essouffler dans mon dos.

— Hé ! Attendez-moi ! Atten...

Le bruit de quelqu'un tombant à l'eau m'affola. Je jetai un œil en arrière.

— Au sec... ! hurla le garçon en se débattant dans les eaux moribondes.

Sous mon regard terrorisé, une créature aux doigts palmés, à demi-humaine, l'agrippa et l'entraîna au fond. L'eau étouffa ses cris, ne laissant que quelques bulles remonter à la surface, à l'endroit où il venait de disparaître. Électrisé par cette scène, je repris ma course comme un dératé, sans plus me retourner, enfouissant au plus profond de moi l'impardonnable sentiment de culpabilité qui m'assiégeait. Je n'avais rien fait pour l'aider. Rien du tout. Je n'étais qu'un lâche. Mais qu'aurais-je pu faire ? Des larmes de rage, de honte et de peur noyaient mes yeux, troublant ma vue. Un point de côté me tenaillait et je peinais à trouver ma respiration. L'eau alourdissait le bas de ma robe et me ralentissait, mais je tenais bon. Je devais tenir bon.

— On y est ! L'atoll est juste là ! entendis-je enfin comme une délivrance.

Dans la lumière du jour naissant, le marais dans lequel nous pataugions s'était transformé en une mer sans fin. Le Pongarath conduisait à une plage bordée par une dune. Ce n'était plus très loin. Je pouvais y arriver ! Les poumons en feu, les jambes coupées, je continuais pourtant à mettre un pied devant l'autre, commandé par le seul réflexe de survie. Je scrutai le groupe d'élèves qui me précédait. Où était la jeune fille aux cheveux blancs ? M'avait-elle abandonné ? Ou lui était-il aussi arrivé quelque chose ? Bientôt, le pont acheva de disparaître. Immergé au-dessus de la taille, je marchais à présent sur un fond sableux. La terre ferme n'était plus qu'à quelques pas. Un dernier effort et je pourrais enfin quitter ces eaux terrifiantes...

Avec un râle, je m'effondrai sur la plage, vidé de mon énergie, laissant mes doigts tremblants glisser sur le sable humide. Au-dessus de nous, le ciel était lourd et endeuillé. Un crachin automnal porté par des rafales de vent froid me fit frissonner. Le climat avait radicalement changé. Un bien triste temps pour saluer notre arrivée sur l'atoll de Brumaille.

Les admissions

Alors que je sentais mon corps engourdi s'endormir à même le sol, bercé par le ressac, je me redressai brusquement en constatant que j'étais seul sur la plage. Ils étaient déjà tous partis ! Enfin presque... Un peu plus loin, un autre élève semblait dans le même état d'épuisement que moi. Il laissait les vagues déferler jusqu'à lui sans bouger. Je décidai d'aller l'aider, espérant qu'un acte charitable allégerait un peu ma conscience, sans compter que toute compagnie serait la bienvenue pour gagner l'Académie. Un rouleau plus fort le recouvrit et le déplaça de quelques pouces en se retirant. Je continuai d'avancer vers lui sans m'apercevoir que j'avais arrêté de respirer. Mon estomac se révulsa à la vue du corps déchiqueté que la mer venait de rejeter. Un adolescent défiguré, une jambe arrachée à hauteur de la hanche, et dont les vêtements lacérés laissaient entrevoir une multitude de plaies ensanglantées. Des spasmes me firent cracher de la bile et je m'éloignai aussi vite que je le pus. Devant moi, la dune abîmée de nombreuses traces de pas indiquait le chemin à suivre. Dire que personne ne s'inquiétait des retardataires... Très vite, mes mollets me brûlèrent alors que j'escaladais la cordillère de sable pour tenter de rattraper le groupe. Enfin, j'atteignis la crête et l'atoll de Brumaille se dévoila dans toute la brutalité de sa nature.

Un paysage triste et hostile. Une terre brumeuse et escarpée, hérissée de pics. Au loin, des montagnes emplissaient tout l’horizon d’un relief abrupt et froid tandis qu’en contrebas, une forêt sombre, à peine égayée de touches rouges et jaune orangé, tapissait la vallée rocailleuse. On apercevait à travers les sapins les reflets métalliques d’un vaste lac dont la surface dormante ne laissait rien voir des monstres aquatiques qu'elle pouvait abriter. Érigée sur un piton rocheux qui surplombait l’eau, l'Académie répandait son ombre sur la sylve et semblait régner sur l'atoll tout entier. Son donjon massif, ses tours pointues percées de meurtrières et son rempart crénelé évoquaient davantage une place forte plutôt qu'un lieu d'enseignement. Le sentiment de ne pas y avoir ma place m'oppressa. Hélas, il m'était impossible de reculer.

J'avisai des groupes d'élèves éparpillés qui s’enfonçaient dans la forêt, en direction de Santhoryne. Au moins, je n'avais pas pris trop de retard. Sans plus attendre, j'empruntai à mon tour le sentier terreux qui disparaissait entre les arbres. Je n'en pouvais plus de marcher et de courir, mais l'idée d'arriver en retard là où nous étions attendus m'angoissait trop pour me laisser distancer. En quelques minutes, je comblai la distance qui me séparait des derniers. Je repérai un chignon blanc et poussai un soupir soulagé : la jeune fille était juste devant. Je pressai le pas pour la talonner en silence et nous poursuivîmes ainsi un long moment, longeant le lac que j'avais aperçu depuis les hauteurs de la dune. Enfin, nous émergeâmes du bois. Une vallée nous accueillit, au bout de laquelle un sentier plus sinueux, escarpé et caillouteux que le précédent serpentait dans la roche jusqu’aux remparts de l’Académie. Nous traversâmes l’étendue herbeuse et notre ascension démarra. Les pierres roulaient sous nos bottes et je manquais parfois de chuter, mais tant que mes jambes me portaient, je continuais d’avancer.

— Heureusement que tu n'as pas mis de souliers assortis à ta robe, laissa froidement tomber le chignon blanc en me voyant peiner avec ma tenue ridicule.

Son ton cinglant me heurta, mais ma bouche resta scellée. Au moins, elle ne me repoussait pas alors que je m’évertuais à la suivre à la trace.

Nous nous rapprochions du château, aux allures de forteresse imprenable. Ses tours se dressaient vers le ciel, perforant les nuées grisâtres qui venaient les narguer, et une horde de corbeaux dont les croassements résonnaient jusque dans la vallée tournoyait autour du donjon, carré et imposant. Un nouveau stress me retourna l'estomac : l’espace d’un instant, j'avais oublié l'humiliation qui m'attendait derrière ces murs.

La mort dans l’âme, je suivis le flot d'élèves qui se pressaient, tous impatients de découvrir leur nouveau foyer. Les portes étaient grandes ouvertes et la herse levée. Je craignais de la voir s’abattre sur mon passage, mais elle resta immobile. Nerveux, je ne quittais plus l'adolescente tandis que nous traversions l'immense cour du château. Parfois, je l'entendais soupirer d'exaspération en essayant de s'éloigner, mais je faisais mine de ne rien remarquer.

Tout était gris autour de nous : les pavés sur lesquels nous marchions, les murs lézardés mouchetés par endroits de lichen, et le ciel, chargé de pluie. Nous rejoignîmes les élèves qui s’agglutinaient devant l'entrée du donjon. Embarrassé, je me glissai derrière la jeune fille pour tenter de me soustraire aux regards qu'on me jetait, espérant au fond de moi que j’arriverais à me rendre invisible au milieu des nouveaux arrivants.

Nous attendîmes un long moment, massés devant les vantaux en bois de la porte la plus haute que j'eus jamais vue. Encadrée par de lourds pilastres, ses charnières au métal corrodé étaient fixées à un chambranle en arc brisé dépourvu de finitions travaillées. Brut et efficace.

Enfin, un grincement interminable retentit et les portes entamèrent un vaste mouvement circulaire. Un choc sourd résonna. Plus personne ne bougea. Dressé sur le passage, quelqu'un nous faisait obstacle, mais je ne voyais de lui que le haut de son chapeau...

— On m’appelle le Chamboultou, commença-t-il de sa voix aiguë depuis le haut des trois marches qui permettaient d’accéder à la salle. Je suis le gardien de la frontière entre le Kahosten et votre répugnant petit monde, mais je suis également les yeux et les oreilles de Santhoryne. Sachez par conséquent que je peux faire de vos vies un enfer si l'envie m'en prend, aussi seriez-vous bien avisés de ne jamais me manquer de respect !

Le chapeau, que j’apercevais par intermittence, se déplaça.

— Mais assez parlé de moi. Vous voilà arrivés chez vous. Santhoryne est votre nouvelle maison et l'atoll votre terrain d'entraînement. À vous de vous montrer à la hauteur de l'enseignement qui vous sera dispensé. Si vous réussissez, vous aurez l'immense honneur de rejoindre l'une des factions de l'Ordre des Gaëllithes.

Et si on échoue ?

— Futurs académiciens, il est à présent temps de rencontrer les Maîtres de Santhoryne, ainsi que le directeur de l'école.

De toute évidence, la question n'était pas abordée.

— N'oubliez pas, reprit le Chamboultou. Le respect exige que vous les appeliez « Maître » à chaque fois que vous vous adresserez à eux, et vous ne vous adresserez à eux qu'après y avoir été invité.

Le chapeau s'éloigna et nous nous mîmes en marche, gagnant l'ombre qui nous attendait derrière les portes. Je découvris une salle monumentale qui nous plongea d'emblée dans les affres d'un univers noir et malsain. De hautes colonnes en granit, disposées de part et d'autre de l'entrée, soutenaient une rangée de voûtes croisées dont la hauteur me donna le vertige. À leur sommet, d’étranges sculptures m’interpellèrent : des hommes courbaient l'échine pour supporter le poids du plafond, le visage défiguré par l'effort. Comme à l'agonie, leurs traits étaient tous plus torturés les uns que les autres. Un profond malaise s'empara de moi et je baissai la tête. Cette souffrance figée, reproduite avec un réalisme stupéfiant, ne faisait naître qu'angoisse en moi. Au milieu, suspendus dans les airs comme par magie sous les clés de voûte, trois lustres d'argent jetaient des lueurs blafardes jusque dans nos cheveux. Ils semblaient composés d'un noyau sombre autour duquel gravitaient d'étranges pierres luminescentes. Elles scintillaient et créaient un effet saisissant en tournant autour de l'élément central. De chaque côté de l'immense porte que nous venions de franchir, un escalier droit accolé au mur permettait d'accéder à un premier palier, ouvert sur la salle, où s’alignaient plusieurs pièces fermées. Au milieu, un passage conduisait à d’autres marches qui menaient vers les étages supérieurs. Face aux visiteurs, les arabesques en fer noir de la balustrade reliaient les deux escaliers. De hautes fenêtres perçaient les murs et laissaient entrer une lumière maussade, qui effleurait les spectateurs silencieux répartis entre les colonnes. Des élèves plus âgés, qui attendaient de voir à quoi ressemblaient les nouveaux. Malgré le sentiment de noirceur qui se dégageait de cet endroit, je ne pus m'empêcher de lui trouver une beauté inattendue. Serrés les uns contre les autres, nous avançâmes à pas feutrés sur le sol en marbre noir zébré d’or, suivant de près le nabot aux yeux jaunes. C'était à se demander comment il était arrivé jusqu'ici si vite, lui qui n'avait pas emprunté le Pongarath avec nous...

Au fond de la salle, accrochée à la balustrade, une bannière avait été déployée. Il y figurait un symbole circulaire hérissé de pointes, partagé en quatre fragments aux couleurs des éléments. On devinait aussi un cercle vide au centre.

Au-dessous, cinq fauteuils s'alignaient sur un promontoire. Celui du milieu, plus large et plus haut, accueillait un vieil homme chauve et voûté, au visage glabre. Ses yeux peinaient à soutenir la peau relâchée de ses paupières, mais son regard restait vif. Se pouvait-il que ce soit le fameux Roi-Sorcier ? Si je me fiais à son allure – je lui donnais facilement trois siècles, peut-être plus – et à son habit, une tunique princière de velours gris perle sur laquelle brillait un liseré argenté, j’étais presque sûr que c’était lui. Je me sentis intimidé. De chaque côté, les Maîtres de Santhoryne, deux hommes et deux femmes à la mine sévère, avaient pris place. Un peu à l'écart, des gens à l'air guère plus aimable attendaient patiemment, les mains jointes devant eux ou dans leur dos. Des professeurs ?

Arrivé non loin de l'estrade, le Chamboultou nous intima l'ordre de nous arrêter. Nos bavardages intempestifs cessèrent et le silence s'abattit comme un coup d'épée.

— Bien. Je vous laisse entre les mains de vos Maîtres, annonça-t-il avant de se retirer pour rejoindre le rang professoral.

Le Roi-Sorcier ne perdit pas de temps et s’avança. Malgré son dos courbé par l'âge et ses mouvements raides, il s'efforçait de se tenir aussi droit qu'il le pouvait. Il nous toisa sans un mot, étudiant nos expressions et éveillant nos craintes.

— Je suis l'Archimage Chrysalus Ariogas, énonça-t-il enfin d'une voix portante.

La surprise me fit hausser les sourcils. Apparemment, je m'étais fourvoyé. Comment avais-je pu imaginer un instant rencontrer l'illustre Roi-Sorcier ?

— En tant que directeur de l'Académie mandaté par le Roi-Sorcier, c'est à moi que revient la charge de vous accueillir en ces lieux.

Il marqua une pause. Considérant sa vieillesse, je m'étais attendu à une voix faible et chevrotante, et non à cette voix vibrante d'autorité. Derrière son apparence sénile, il dissimulait peut-être plus de vigueur qu'il n'y paraissait.

— Chers élèves, si vous êtes ici aujourd'hui, c'est parce que vous avez reçu ce que nous autres appelons le « Don de la Nature ». Il s'agit d'une essence magique que nous devons à la déesse Shamandalie, mère de la Nature et protectrice d’Edenfall. Un fluide précieux, baptisé Djil, qui coule dans vos veines depuis votre naissance et qui vous confère la formidable capacité de maîtriser l'une des forces de la Nature. Pour ceux qui en ont la volonté et dont le Djil est particulièrement abondant, il vous sera peut-être donné d'atteindre la Transcendance ! Vous découvrirez et maîtriserez alors le pouvoir suprême de votre élément, ce qui vous ouvrira des portes inaccessibles au plus grand nombre.

L'Archimage parlait d'un ton sec et promenait sur nous un regard impassible, sans s'arrêter sur qui que ce soit, comme s'il ne nous voyait pas. Du moins jusqu'à ce qu'il m'aperçoive. À cet instant, il se figea imperceptiblement et me fixa pendant de longues secondes. Gêné, je me déplaçai discrètement derrière les élèves les plus proches dans l'espoir d'échapper à son attention, croisant les bras devant moi pour tenter de cacher ma défroque. L'Archimage finit par se racler la gorge et reprit le fil de son discours :

— Le Don de la Nature peut vous lier à l'Air, à l'Eau, au Feu ou à la Terre. Tout dépend de l'essence que vous avez reçue. C'est pour cette raison que vous ne choisissez pas l'élément que vous voulez étudier, mais que vous étudiez l'élément qui vous correspond.

Au moins, j'étais désormais fixé sur la question. Je n'aurais pas l'opportunité de décider. J'étais toutefois curieux de découvrir la nature de mon Djil, si tant est que je ne sois pas là par erreur.

— Par ailleurs, vous devez garder en mémoire une chose essentielle : personne ne quitte cette école sans le titre de Gaëllithe. C'est ce qu'on appelle la Règle Primordiale. Interdiction formelle de quitter le Kahosten, à moins d'être mort ou détenteur du titre !

La peur m'électrisa de plus belle. Il n'était pas sérieux ?!

— Le chemin sera long avant de pouvoir intégrer le prestigieux Ordre auquel la Nature vous destine. Votre parcours ici sera semé d'embûches et vous devrez faire preuve de persévérance et de courage pour pouvoir quitter cet endroit un jour... Alors, à chacun de faire appel au héros qui sommeille en lui !

Je déglutis, envahi par un désagréable sentiment d'impuissance. J'aurais volontiers vendu mon âme pour réveiller le héros qui sommeillait en moi, mais je craignais, hélas, qu'il ne soit dans un coma trop profond. L'envie de fuir me tarauda à nouveau. J'avais déjà la conviction que mon séjour ici serait de courte durée... Je relevai la tête quand l'Archimage conclut :

— Jeunes gens, bienvenue à Santhoryne ! Si vous avez des questions, inutile de me les poser.

À peine levés, quelques bras téméraires se baissèrent aussitôt et le directeur enchaîna :

— À présent, nous allons procéder à la répartition des nouveaux arrivants. Les Maîtres de Santhoryne sont les directeurs de chaque Cycle et se chargeront de faire l'appel de leurs propres élèves. Toutefois, sachez que votre formation sera assurée par un autre corps professoral : des Gaëllithes hautement qualifiés, placés sous la direction des Maîtres de Santhoryne, qui vous enseigneront les bases de votre maîtrise.

Il désigna le groupe de personnes qui se tenait près de l'estrade, en compagnie du Chamboultou.

— Chaque année, d'autres professeurs prendront la relève, et ce jusqu'à la sixième et dernière année. À ce moment seulement, les Maîtres de Santhoryne interviendront pour parfaire votre art. Ce sont aussi eux qui vous feront passer l'examen final qui déterminera si oui ou non, vous pouvez obtenir votre titre.

Dans un réflexe naturel, je portai mon attention sur les intéressés. L'un avait l'air implacable, l'autre arrogant, le suivant désintéressé, et le dernier, raide comme un piquet dans son fauteuil, nous snobait. D'une voix nonchalante, l'Archimage continua :

— Nous n’oublierons pas non plus de mentionner le professeur Brome, en charge de vous dispenser des cours utiles à votre survie sur l’atoll. Il vous enseignera tout ce qu’il vous faut savoir sur le Kahosten et vous familiarisera aussi avec le maniement des armes. Mais commençons sans tarder avec le Cycle de l'Air, dirigé par Maître Cristabel Amarantine, à qui je laisse la parole.

Mon cœur s'accéléra. La première des deux femmes, entre deux âges, aux cheveux d'un blond sans éclat, quitta sa place pour venir se présenter devant nous. Son regard pâle trahissait un vide étrange, comme si plus aucune once de joie ne l'avait habitée depuis longtemps. Le grain de sa peau marquée par le temps faisait ton sur ton avec sa robe blanche, d’une simplicité élégante, et un collier d'argent orné de pendentifs anciens ceignait son cou d’albâtre. Ses yeux parcoururent notre petite assemblée avec mélancolie, comme si elle avait pitié de nous et de ce qui nous attendait :

— La maîtrise de l'Air ne vous ouvrira qu'une seule porte au sein de l'Ordre des Gaëllithes : celle qui mène aux Anges Gris, commença-t-elle. En cas de conflit, cette faction opère un rôle indispensable. Par leur maîtrise du vent, ils défendent leurs alliés en repoussant les projectiles dirigés contre eux et peuvent balayer les lignes ennemies dans le tourbillon d'une tornade. Cependant, nous verrons si certains, parmi vous, se révèlent suffisamment puissants et talentueux pour atteindre la Transcendance de notre art. Ceux-là uniquement seront alors en mesure d’invoquer la foudre...

Elle-même ne semblait pas convaincue par ce qu'elle disait, mais sa voix soporifique libéra mon esprit rêveur. Je me vis paré d'une armure argentée qui étincelait sous les rayons du soleil, chevauchant un magnifique destrier à la tête d'un bataillon de soldats en marche contre nos ennemis du ponant. La fureur du vent effaçait les barbares devant moi et aucune flèche ne pouvait m'atteindre à travers la tourmente... Quel adolescent n'aurait pas rêvé pareil destin ? Mener une des légions royales au combat et vaincre au nom du royaume de Nerendell !

—... Daëdra Almyn.

Une élève me bouscula pour se joindre à un groupe de six autres. Je m'étais échappé de la réalité l'espace d'une minute, si bien que je n'avais pas entendu le professeur Amarantine énoncer la liste de ses élus. Elle en appela un huitième, puis un neuvième. Lorsqu'elle arriva au douzième, je sentis ma rêverie s'éloigner. Apparemment, je ne serais pas un Ange Gris. Tout à coup, je craignis de ne pas être non plus dans le Cycle de l'Eau. Je refrénai ce stress irraisonné, convaincu en mon for intérieur qu'il était tout simplement impossible que je sois destiné à autre chose. Quatorze... Quinze...

— Et Horacius Morender.

Personne ne répondit ni ne bougea.

— Horacius Morender ? répéta-t-elle un peu plus fort.

Des murmures s'élevèrent. Aucun élève ne se manifestait. L'image du corps déchiqueté gisant sur la plage me revint en mémoire. Mon cœur se mit à battre sourdement à la pensée que j'avais été le seul témoin de ce drame. L'Archimage se leva :

— Quelqu'un sait-il ce qu'il est advenu de cet élève ?

J'étais incapable de prendre la parole, réduit au silence par la honte. Finalement, Chrysalus fit signe au Chamboultou d'approcher.

— Allez donc vérifier qu'il ne s'est pas perdu en chemin. Il a peut-être seulement du retard.

Le gnome obtempéra en grommelant et sortit. Le vieil homme retourna s'asseoir tandis qu'un autre Maître de Santhoryne se présentait à son tour :

— Je suis Ambrosia Orosco, directrice du Cycle de l'Eau.

Elle était en tout point opposée à sa consœur et paraissait un peu plus âgée. Froide et ténébreuse, son ton autoritaire imposait d'emblée le respect. Sa robe sombre ne dévoilait que le haut de ses épaules et elle ne portait aucun bijou. Ses longs cheveux noirs parsemés de gris encadraient un visage mûr aux traits acerbes. Ses yeux, bleu nuit, étaient si intimidants qu'il était difficile de soutenir son regard. Quand elle m'observa, même brièvement, je baissai la tête, le rouge aux joues, priant pour qu'elle n'ait pas remarqué ma pitoyable tenue. Fort heureusement, elle enchaîna avec raideur :

— Depuis toujours, l'Eau symbolise la vie. Elle incarne la force vitale de notre monde, mais revêt également un autre visage. Car si elle est le berceau de la vie, elle peut aussi être source de mort

Elle appuya volontairement sur le dernier mot, comme pour s’assurer qu’elle avait toute notre attention.

— Si vous rêvez de gloire et de prestige, la Garde Blanche sera à la hauteur de vos ambitions, révéla-t-elle. Première ligne défensive, elle patrouille le long des côtes les plus exposées à l'envahisseur et prépare également les expéditions en mer. Découverte de nouvelles terres, de nouveaux trésors, négociation de pactes et d'alliances avec des peuples étrangers, la Garde Blanche représente un pilier de Nerendell. Quant à la Transcendance, elle est l’une des plus difficiles à atteindre. Seuls ceux qui en auront le potentiel accèderont au pouvoir ultime qu’offre la maîtrise de l’Eau : celui de guérir !

Elle marqua un temps d'arrêt, profitant de ce répit pour examiner les visages qui lui faisaient face. À nouveau, mon imagination s'emballa. La Garde Blanche offrait peut-être une plus grande destinée encore que les Anges Gris. Être un guerrier des glaces... Un héros capable de décimer une armée entière en la transperçant d'une pluie de lames glacées. Cette formation pouvait-elle vraiment faire de moi ce genre d’homme ?

Fébrile, je me mis à compter dans ma tête les noms qui s'égrenaient. Notre groupe frémissait à chaque annonce. Les uns après les autres, les élèves appelés se frayaient un chemin pour arriver jusqu'à l'estrade. Le dernier nom fut prononcé sur un ton dédaigneux et le professeur Orosco regagna sa place. Seize élèves intégraient le Cycle de l'Eau cette année et je n'en faisais pas partie. Une grande déception s'immisça en moi. Dans un soupir d'appréhension, je suivis des yeux le troisième Maître de Santhoryne, un homme à la bedaine disgracieuse qui avait mis un point d’honneur à lisser ses cheveux en arrière, sans doute dans l’espoir d’apparaître soigné.

— Je suis le professeur Alaxio d’Agoral, se présenta-t-il d’une voix méprisante, comme si donner son nom lui écorchait les lèvres. Je dirige le Cycle de la Terre. Sachez que la maîtrise de cet élément ne se fera pas sans mal... Vous devez y être bien préparés.

Il se racla la gorge et cligna plusieurs fois des yeux. Je voyais la sueur briller sur son front gras. Il gratta son double menton, puis reprit la parole :

— Futurs Gaëllithes de la Terre, vous aurez la satisfaction de rejoindre soit les Bâtisseurs de l’Aube, chargés de construire remparts, tranchées, bastions, ou forts, soit la Légion des Golems, placée en première ligne lors des batailles. Vous déchaînerez alors la force brute de la terre pour terrasser l'ennemi. Et si certains se posent la question, sachez que la Transcendance de ce Don permet de maîtriser tous les métaux et les minéraux, quels qu'ils soient. Vous n'avez aucune idée, à votre niveau, des armes que ces Gaëllithes d'exception sont capables de créer... Cela dit, ils sont très rares. La Transcendance du pouvoir de la Terre n’est pas à la portée de tout le monde.

La présentation me parut peu attrayante. Je n'avais vraiment pas envie de devenir un Bâtisseur de l'Aube, ou pire, d’appartenir à cette légion catapultée sur le front... Néanmoins, l'idée de travailler avec le feu m'effrayait plus encore. Près de moi, l'adolescente au chignon semblait jubiler : elle non plus n’avait pas encore été citée, ce qui lui offrait de grandes chances d’atterrir dans le Cycle qu’elle désirait si ardemment. Mon cœur bondissait à chaque nom que débitait le professeur d'Agoral. Alors que son regard s'orientait peu à peu vers le bas du parchemin, je me surpris soudain à croiser les doigts pour l'entendre m'appeler. Hors de question que je finisse dans le pire Cycle qui soit ! Si cela arrivait, mon seul réconfort serait la compagnie de cette jolie jeune fille, une piètre consolation toutefois si le prix était de finir brûlé vif !

D'Agoral termina sa sélection et se retira. Je n'étais pas sur cette liste non plus. J’encaissai le choc. Étudier la Terre aurait finalement été un moindre mal. Je pris conscience qu'aucune autre alternative ne s'offrait à moi : j'allais devoir vivre quotidiennement au contact du feu, cet élément qui me terrifiait et qui réveillait inévitablement un douloureux souvenir… Transi de peur, j’observai le dernier Maître de l’Académie venir à nous. Très maigre, il dépassait ses collègues d'une bonne tête et devait avoir la cinquantaine. Ses yeux perçants donnaient l’impression de farfouiller dans les tréfonds de nos êtres. Ses doigts étaient crochus, telles des serres, et sa peau veinée finissait de ternir son portrait déjà effrayant. Il m’inspirait bien plus de crainte et de dégoût que les autres Maîtres, peut-être parce que je savais que ses lèvres blêmes allaient bientôt articuler mon nom.

— Hélios d’Aiglemort, marmonna-t-il en coulant un regard mauvais sur notre groupe, maintenant réduit. Vous l’aurez compris, je suis responsable du Cycle du Feu. J'aime autant vous prévenir : ceux qui ne fourniront pas les efforts qu'exige l'étude de cette puissance destructrice en paieront le prix fort. Si vous êtes sur ma liste, c'est parce que vous avez en vous le potentiel requis pour maîtriser le Feu sous toutes ses formes. Mais en dépit de vos exceptionnelles prédispositions, n'oubliez pas que la difficulté sera telle que certains pourraient ne pas s'en relever. Or, je ne montrerai aucune pitié envers les faibles. Je préfère laisser la Nature sélectionner d’elle-même ses champions.

Je ne fus pas surpris d'entendre de tels propos. Que pouvions-nous attendre d'autre de ce Cycle ?

— En revanche, ceux d’entre vous qui obtiendront leur titre de Gaëllithe auront l’immense honneur de rejoindre les toutes-puissantes Lames Ardentes. Quant aux plus talentueux et aux plus résistants, peut-être aurez-vous la capacité de maîtriser le feu sous sa forme originelle...

Il pinça les lèvres, son torse se soulevant au gré d’une respiration profonde.

— Très peu d’entre vous seront aptes à atteindre le Magma ! nous harangua-t-il. La Transcendance même de notre art ! Puiser le feu sous sa forme liquide, directement dans les entrailles de la terre, et en faire ce que bon vous semblera ! Ceux-là uniquement auront alors la possibilité de devenir des Chevaucheurs de Dragons, la plus convoitée de toutes les classes !

Des paroles qui auraient laissé rêveur n'importe qui. Mais pour ma part, les songes s'étaient envolés, ne laissant plus qu'une sombre vision de l'avenir. Je n'étais rien de plus qu'un mort en sursis dans ce Cycle absurde où je n’avais pas ma place. Le Roi-Sorcier ou ses disciples étaient-ils tombés sur la tête pour me contraindre à une telle ineptie ? Ils me condamnaient à mort par le feu ! J'eus un frisson. J'étais aux prises avec un amalgame de sentiments négatifs lorsque Hélios d'Aiglemort commença à appeler les élèves restants. À chaque nom donné, un léger sursaut me faisait tressaillir et mon cœur se serrait un peu plus. J'avais l'impression d'attendre que soit énoncée ma sentence. Rapidement, les derniers académiciens appelés quittèrent le centre de la salle pour venir se masser auprès de leur Maître. Bientôt, nous ne fûmes plus que quatre. Ancrée dans ses convictions, la fille aux cheveux blancs fixait sereinement le groupe d'élèves qui s'était formé autour du directeur du Cycle, prête à les rejoindre à la seconde où elle entendrait son nom. Mais son expression changea lorsque d'Aiglemort replia sa feuille. À l'évidence, ni elle ni moi n'étions sur sa liste, pas plus que les deux garçons restés avec nous. Quelle était cette nouvelle mascarade ? Autour de nous, les étudiants se regardaient, interdits. L'incompréhension se lisait sur tous les visages. Une vague de chuchotements se répandit d'un bout à l'autre de la salle et j'eus envie de disparaître sous terre. Cette fois, aucun doute que tout le monde avait dû remarquer ma tenue grotesque ! Néanmoins, j'avais soudain d'autres préoccupations, car si je n'étais admis dans aucun des quatre Cycles, qu'est-ce que je faisais ici ?

Le Cinquième Cycle

Les murmures diminuèrent jusqu'à cesser tout à fait quand l'Archimage revint sur le devant de la scène :

— Je vois à vos expressions stupides que quelques éclaircissements s'imposent, lâcha-t-il.

Il leva un bras pour nous désigner avant de le laisser retomber, comme si cela lui demandait trop d'efforts.

— Qui sont-ils ? Pourquoi sont-ils ici alors qu'aucun Cycle ne semble disposé à les accueillir ?

D'une démarche lente, il descendit de l'estrade et déambula autour de nous. La solennité du moment imposait un si grand silence que j'eus l'impression d'entendre battre mon propre cœur.

— Académiciens, vous assistez aujourd'hui à un événement auquel nous avions cessé de croire depuis bien longtemps.

Je me sentis de nouveau fiévreux et tremblant.

— Voyez-vous, la magie ne se limite pas au seul Don de la Nature, enchaîna l'Archimage. Il en existe un autre, plus sombre et plus rare.

Je tressaillis.

Un autre Don ?

Je n'avais aucune envie d'en entendre davantage, redoutant déjà ce qui m'attendait.

— Ceux qui en sont dotés sont difficiles à trouver et nécessitent un enseignement spécial qui ne peut pas leur être dispensé par un Gaëllithe. Chers élèves, cette année, nous rouvrons le Cinquième Cycle !

Je faillis m'étrangler de surprise.

Un... Cinquième Cycle ?

— Ce Cycle, c'est celui des Mantras et des Glyphes.

— Qu'est-ce que c'est que ce Cycle à la noix ? bougonna l'adolescente à côté de moi, exaspérée par la situation.

J'ignorais si sa question s'adressait à moi ou à elle-même, mais je n'avais clairement pas la réponse.

— Le Cycle des Mantras et des Glyphes existe pour permettre à ceux qui ont reçu le Don des Ténèbres de le comprendre et de le maîtriser.

Il a vraiment dit « Don des Ténèbres ? » souffla la jeune fille.

J'espérais moi aussi avoir mal entendu.

— Tout comme le Don de la Nature a donné naissance à la magie élémentaire, du Don des Ténèbres est née la nécrilosie, une magie noire également connue sous le nom de Magie Interdite.

On entendit papoter à voix basse. Plusieurs élèves s'approchèrent pour mieux entendre.

— J'imagine que la plupart d'entre vous ignoraient jusqu'à aujourd'hui son existence. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'elle est associée aux plus sombres périodes de notre Histoire et que le roi en a condamné la pratique il y a déjà longtemps. Vous devez savoir que les pires ennemis qu'ait connus le royaume de Nerendell usaient de cette magie dévastatrice. Pourtant, maîtrisé par des sorciers honorables et bien formés, le Don des Ténèbres est nécessaire au maintien de la paix. Il est même la seule réponse à des menaces que vous n'êtes pas encore en mesure d'imaginer.

La scène devenait surréaliste. Je rêvais. Je ne voyais aucune autre explication. Un cauchemar dans lequel on voulait m'obliger à croire que j'avais reçu le Don des Ténèbres. Mais je ne me réveillais pas et le vieux fou continuait de parler !

— Cette année, nous sommes donc heureux d'avoir découvert quatre jeunes gens aptes à l'apprentissage des Mantras et des Glyphes.

Ri-di-cu-le. Moi ? Capable d'apprendre la Magie Interdite ?

N'importe quoi...

Il était temps de mettre les voiles loin de cet asile d'aliénés. Voyons… La porte d’entrée était restée ouverte, je pouvais donc tenter de sortir par là. Je me tournai pour évaluer la distance que j’avais à parcourir, mais songeai qu’il me serait impossible de ne pas me faire remarquer. J’étais littéralement au centre de l’attention ! Je tendis le cou en me hissant sur la pointe des pieds pour détecter d’autres échappatoires éventuelles. Il y avait bien une porte plus petite sous chacun des deux escaliers, mais encore fallait-il arriver à s’en approcher en toute discrétion pour pouvoir m'éclipser.

— Monsieur Daoïne ! tempêta subitement l’Archimage, me figeant d’effroi dans mon lamentable espoir d'évasion. Peut-on savoir ce que vous cherchez ?

J’eus soudain très chaud, puis très froid. Tous les regards s'étaient braqués sur moi, me mettant horriblement mal à l’aise. Mes bottes me parurent soudain l’élément le plus intéressant du moment. Je sentis le sang affluer jusque dans mes oreilles et j’entendis ricaner.

— Auriez-vous à dessein de nous quitter prématurément ?

Il prenait visiblement un malin plaisir à me torturer. Incapable de répondre, je relevai piteusement la tête et affrontai ses yeux froids.

— Votre accoutrement est déjà une insulte à cette Académie, alors ne nous obligez pas à en supporter davantage et apprenez à faire profil bas le temps que durera votre séjour ici !

Quelques rires parcoururent l'assemblée en réponse à l'humiliation qu'il m'infligeait. Juste derrière lui, le professeur d'Aiglemort me transperçait d'un œil acerbe tandis que d’Agoral, dressé avec orgueil dans son pourpoint vert bouteille aux manches à crevés blancs, faisait jouer la chevalière qu’il portait à l’index. Orosco, quant à elle, ne cachait rien de son mépris et le professeur Amarantine semblait me reprocher en silence ma conduite.

— Puisque nous avons mis les choses au clair, je me permets de poursuivre, si monsieur Daoïne n'y voit pas d'inconvénients... grommela le directeur.

Il reporta son attention sur l'ensemble des académiciens, tous suspendus à ses lèvres.

— Peu nous importe que l'enseignement de la nécrilosie ait été prohibé ! clama-t-il. Nos obligations envers le monde supplantent notre allégeance envers le roi. Nous avons le devoir de former de nouveaux sorciers, et afin que tout se passe au mieux, il a été décidé que la réouverture du Cinquième Cycle serait tenue secrète.

Des pas rapides résonnèrent sur le marbre derrière nous tandis que le Chamboultou se dirigeait vers l'Archimage de sa démarche claudicante. Le petit homme secoua lentement la tête d'un air explicite. Il n'avait pas dû mettre longtemps à trouver le corps rejeté par la mer et à en déduire son identité. Malgré tout, l'Archimage ne fit aucun commentaire et poursuivit comme si de rien n'était :

— Jusqu'à ce qu'il en soit décidé autrement, personne ne devra savoir que le Don des Ténèbres est de retour à Santhoryne. C'est pourquoi toute information relative au Cinquième Cycle sera effacée de la mémoire de chaque élève lorsqu'il aura achevé sa formation.

Personne ne protesta et le directeur regagna le promontoire où trônait son fauteuil. Là, il se racla la gorge et nous fit face avec gravité :

— Au nom du Roi-Sorcier, j’appelle ce jour les élèves dont les noms suivent à rejoindre le Cycle des Mantras et des Glyphes.

J'aurais tant voulu disparaître... M'évaporer, m'enfoncer dans le sol, me volatiliser, peu importait !

— Elibouban Wilhazen.

Le premier appelé se sépara de nous et se rapprocha de Chrysalus Ariogas d'une démarche qu'il s'appliquait à rendre naturelle. De taille moyenne, la peau claire, il était plutôt enrobé, avec un visage rond et des cheveux châtains. Il avait même l'air sympathique et cela délaya un soupçon de réconfort dans le mélange d'émotions négatives qui m'assiégeait.

— Zaell Loreleï.

L'adolescente se dirigea d’un pas résolu vers l’Archimage. Zaell... Je connaissais enfin son nom. Elle se posta fermement aux côtés du premier admis. Derrière son masque impénétrable, je devinais qu'elle enrageait, furieuse de voir son avenir en tant que Lame Ardente s'effriter comme du papier brûlé. Cela risquait sans doute de ne pas plaire à ses parents. Je pouvais comprendre sa réaction. Mais comme nous tous, elle savait qu’elle n’avait pas son mot à dire et qu’il lui fallait accepter son sort.

— Lùthen Daoïne ! Êtes-vous sourd en plus d’être muet ? aboya soudain l’Archimage.

En une fraction de seconde, je me sentis de nouveau rouge comme une tomate. D’un pas si précipité que je faillis trébucher dans les pans de ma robe, je rejoignis mes camarades, déclenchant l’hilarité de certains élèves parmi les plus anciens.

— Et Aëslin Noir-Chagrin.

Le dernier appelé s'avança pour se joindre à nous. Il se déplaçait sans faire le moindre bruit, à tel point que j'aurais pu croire qu'il glissait sur le sol... La lumière distillait des reflets bleutés dans sa chevelure, noire comme les plumes d'un corbeau. Plutôt grand et d'une belle stature, il me parut élégant et mystérieux. Il n'exprimait pas la moindre émotion et son teint pâle ne faisait qu'accentuer l'image d'outre-tombe qu'il renvoyait. Quelle que fût son histoire, je voulais bien croire qu’il était apte à étudier la Magie Interdite. Zaell me donna soudain un coup de coude dans les côtes, m'arrachant un petit cri de douleur.

— Décidément, monsieur Daoïne, vous semblez très peu avec nous, ironisa l’Archimage. Peut-on connaître l'objet de vos préoccupations ? Peut-être le choix de la robe que vous porterez demain ?

Des rires moqueurs fusèrent et je piquai du nez, empourpré. Quel cauchemar ! Dans le fond, si j'étais réellement coincé ici, il était peut-être préférable que je ne survive pas longtemps. J’en vins à me demander si c’était réellement ici que mes parents avaient eu à cœur de m’envoyer. N’avaient-ils rien trouvé de mieux que cette affreuse destination pour me mettre « à l’abri » de leurs ennemis ?

— Bien. Si monsieur Daoïne n'a rien à ajouter, vous êtes libres de disposer de votre soirée. Un buffet de bienvenue a été préparé à l'attention des nouveaux élèves, dans la salle du Moribond. Vous y trouverez également un tableau d'affichage qui vous informera sur les détails de votre admission. Veillez à vous y référer chaque jour, car les dates d'examens et autres informations importantes y seront affichées tout au long de l'année. La salle du Moribond est votre salle commune, un lieu où tous les élèves peuvent se retrouver, le plus souvent pour y étudier. En dehors de la Règle Primordiale qui vous interdit de quitter le Kahosten sans avoir validé votre cursus ici, sachez qu'il n'existe aucun règlement intérieur dans cette école. Mais méfiez-vous, aucune règle ne veut pas dire aucune sanction...

Un brouhaha sourd s'éleva, suivi d’un vaste mouvement parmi les rangs d'élèves.

— Je ne vous souhaite en aucun cas un agréable séjour à Santhoryne, car personne, ici, ne passe de bons moments... lança l'Archimage en guise de conclusion alors que les académiciens vidaient les lieux.

Les anciens sortirent par la porte d’entrée principale tandis que les nouveaux suivaient le Chamboultou, qui les entraîna vers le premier étage. Je me préparais à leur emboîter le pas, Zaell à mes côtés, lorsque la voix du directeur nous coupa dans notre élan :

— Pas vous.

Zaell leva les yeux au ciel, excédée avant même de connaître les raisons qui nous retenaient ici. Nerveux, je me serrai contre mes nouveaux compagnons. Les deux garçons, silencieux et attentifs, avaient adopté un comportement bien plus respectueux que celui de Zaell, et bien plus digne que le mien.

— Suivez-moi.

Le ton péremptoire ne nous laissa pas le choix. Sans un mot, nous nous mîmes tous les quatre en marche derrière l'Archimage, qui prit lui aussi la direction d'un des deux escaliers. Les professeurs se dispersèrent et les Maîtres se levèrent à leur tour pour quitter l'estrade. Sur la bannière derrière eux, s'ajoutant aux couleurs des autres Cycles, une lueur mauve venait de donner vie au cœur du symbole de Santhoryne.

Le directeur longea la rambarde qui donnait sur la grande salle où avait eu lieu la répartition.

— À ce niveau, précisa-t-il en désignant les portes fermées visibles depuis le rez-de-chaussée, se trouvent les bureaux des Gaëllithes et du professeur Brome.

Il passa par l’ouverture entre deux portes et commença à gravir un grand escalier en colimaçon. Le palier suivant donnait sur une large porte ogivale entrouverte, d’où s’échappait un léger tumulte. J’avisai un écriteau fixé sur l’un des vantaux. La lueur flamboyante des deux torches à proximité faisait miroiter les mots « Salle du Moribond », arrachant à leur dorure des reflets de feu. À l’étage suivant, une porte presque identique était close, ne laissant rien deviner de ce qu’elle contenait. Cette fois, aucun écriteau ne révélait son nom ou son rôle. L’Archimage accéléra le pas pour atteindre le troisième étage, où quatre portes en bois foncé et verni, d’une finition soignée, nous accueillirent. Les plaques nominatives en lettres dorées nous indiquèrent les quartiers des Maîtres de Santhoryne.

Enfin, nous parvînmes au quatrième et dernier niveau. Je me demandai comment un vieil homme dans sa condition pouvait monter ou descendre autant de marches tous les jours. Ce dernier palier débouchait sur une porte plus haute et plus étroite que les autres. L’Archimage nous invita à entrer et je décryptai en passant l’inscription en lettres de métal noir fixée au-dessus du chambranle :

Archimage Chrysalus Ariogas

Tempestaire et directeur de l’Académie de Santhoryne

Tempestaire. Je me demandai ce que cela signifiait. Appartenait-il au Cinquième Cycle ? Était-ce lui qui allait prendre en main notre formation ?

— La porte, je vous prie.

En tant que dernier entré, tout le monde se tourna vers moi. Intimidé, je m'exécutai sans broncher. Un grand miroir sur pied, placé dans le recoin près du battant, reflétait trois hautes fenêtres à croisillons qui s’ouvraient sur l’horizon montagneux de l’atoll. La lumière du jour rehaussait à peine les tristes teintes du plancher, grisé par le temps, et celles des sombres poutres de la charpente. La pièce en elle-même était d'une grande sobriété. À gauche, installée contre le mur, une vitrine abritait une collection de raretés hétéroclites. Peut-être des artefacts anciens, à moins que ce ne fussent de simples souvenirs d'une vie passée. Un fragment de stèle gravé de symboles incompréhensibles, une grande plume colorée, ou encore une plante peu ordinaire dont les fleurs émettaient une surprenante lumière bleue. Vive sans être éblouissante, elle soulignait le contour délicat des pétales. Pendant une minute, je restai captivé par cet enchantement avant d'être distrait par le pas traînant de l'Archimage, qui s'orientait vers son bureau. Composé de trois planches et de quelques tiroirs, il se fondait dans le décor austère de la pièce. Contre le dernier pan de mur à notre droite, plusieurs séries de livres, dont la tranche défaite dépassait parfois de l'étagère, occupaient une grande bibliothèque. Au vu de l'importance de sa fonction, je m'étais attendu à autre chose que cet ameublement simple et sans prétention. Chrysalus prit place en silence tandis que nous nous alignions devant lui, tels des enfants sages. L’air sévère, il prit appui sur ses coudes et entrecroisa ses doigts sous son menton. Il nous fixa les uns après les autres, comme s’il nous évaluait individuellement. La sueur dégoulinait dans mon dos tandis que je faisais de mon mieux pour maîtriser mes tremblements incessants. On allait finir par croire que c’était maladif.

— Les sorciers.

Il se laissa aller dans son fauteuil, le visage fermé.

— Qu'on veuille ou non le reconnaître, ils ont toujours été supérieurs aux magiciens. Nous autres, nous pouvons seulement maîtriser les éléments. Vous, vous avez recours à une forme de magie qui vous confère d'infinies possibilités. Mais se voir octroyer un tel pouvoir n'est pas sans conséquences. Il y a un prix à payer. Savez-vous de quoi je parle ?

Aucun de nous ne répondit, peut-être pris au dépourvu par la question ou simplement du fait de notre ignorance. L'Archimage pinça ses lèvres avant de reprendre :

— Le Don des Ténèbres est très différent de celui de la Nature. L'un est une essence qui a besoin de se mêler au flux vital pour devenir une énergie quand l'autre est déjà une énergie. Mais tous deux ont une chose en commun : ils coulent dans notre sang et font intimement partie de nous. Chez les magiciens, ainsi que je l'ai dit, il est question de Djil. Chez les sorciers, on parle de Djil Obscur.

Il marqua une pause, comme pour nous laisser le temps d'assimiler cette information.

— Pourquoi, selon vous, les différencie-t-on ainsi ?

Une fois encore, personne ne prit la parole et il continua :

— Avez-vous déjà entendu parler « d'Avatars Noirs » ?

— Oui, maugréa Zaell au moment où je secouais la tête pour dire le contraire.

— Et savez-vous ce qu'ils sont ?

— Des méchants.

Les doigts du directeur tapotèrent la surface de bois, entre impatience et agacement.

— Les Avatars Noirs ne sont pas de simples « méchants », comme vous dites. Ce sont en réalité des sorciers corrompus par leur Djil Obscur, précisa-t-il.

— Qu'entendez-vous par « corrompus » ? s'enquit le grand ténébreux avec un froncement de sourcils.

— Vous devez savoir que contrairement au Djil, le Djil Obscur possède une volonté propre. Une conscience. Il est primordial que vous ne perdiez jamais de vue cette particularité. Avec le temps, il se développe, cultive sa force et renforce sa volonté. Il constitue progressivement une entité à part entière, qui n'aura de cesse de chercher à prendre l'ascendant sur son hôte. En l’occurrence, vous. De fait, un sorcier qui perd le contrôle de son Djil Obscur sombrera irrémédiablement dans la seule voie qui lui soit imposée par la nature même de son pouvoir : celle du chaos.

Une main glaciale se referma sur mon estomac et je déglutis.

— Vous voulez dire que tous les sorciers ennemis de notre royaume sont en réalité les esclaves de leur Djil, y compris l'Obscur lui-même ? douta Zaell.

L'Archimage eut une moue hésitante et dodelina de la tête.

— Pas tout à fait. De la même façon que les humains ordinaires se divisent entre honnêtes gens et criminels, certains sorciers sont nés pour être mauvais.

— Comme l'Obscur ? supposa Aëslin.

— Oui. Comme l’Obscur. Lui n'a pas été corrompu, bien au contraire. Il laissait volontairement s’exprimer l’entité en lui, mais sans jamais en perdre le contrôle, devenant ainsi le sorcier maléfique le plus puissant que nous ayons connu à ce jour. En revanche, la grande majorité des Avatars Noirs sont bien des sorciers ou sorcières qui n'ont pas réussi à dominer leur Djil Obscur, souvent trop puissant pour eux. Le jour où vous serez amenés à affronter l'un d'entre eux, gardez bien en mémoire que vous n'affrontez pas un sorcier, mais une entité engendrée par les Ténèbres.

— Et si jamais ça nous arrive aussi ? s'inquiéta le garçon joufflu, à juste raison.

L'Archimage secoua la tête :

— C'est justement pour éviter cela que vous êtes ici. Pris en main par la bonne personne et armés de votre volonté, vous apprendrez à rester maîtres de vous-mêmes et vous deviendrez ce que l’on appelle des Omenshades. Jusqu'à présent, vous ignoriez l'existence de votre Djil Obscur. Vous ne l'avez jamais sollicité. Il est donc en sommeil et ne représente pas une menace. Mais tôt ou tard, vous auriez fini par le réveiller et ce jour-là, sans aucune préparation, vous auriez été perdus à jamais, condamnés à devenir des Avatars Noirs.

Pourquoi la moitié des choses qu'il racontait m'échappait-elle totalement ? Je continuais à écouter d'une oreille, tantôt rempli d'effroi, tantôt convaincu que rien de tout cela n'était réel.

— Lorsque vous allez commencer à utiliser vos pouvoirs, votre Djil Obscur gagnera très vite en maturité. De son abondance dépendra sa puissance, et de sa puissance dépendra votre capacité à le maîtriser. Néanmoins, vous serez formés pour y parvenir.

— Mais à quelles fins ?

Le directeur étudia avec attention l’adolescent aux cheveux noirs, puis releva le menton pour l'inviter à préciser sa pensée.

— Nous faites-vous venir ici à seule fin de nous aider ou devons-nous nous attendre à autre chose ?

— Aëslin Noir-Chagrin. Le premier sorcier de votre dynastie. Habituellement, le Djil Obscur se transmet de génération en génération, mais il existe parfois des exceptions. Comme vous. C'est ainsi que naissent de nouvelles lignées de sorciers. La vôtre nous surprendra-t-elle ?

Le jeune homme s'abstint de tout commentaire et Chrysalus eut un vague sourire.

— Mais vous avez raison, concéda-t-il. Votre présence ici n'est pas uniquement le fruit d'une simple bienveillance. Votre nature même de sorcier est une menace, pour vous comme pour les autres. Elle vous poussera forcément dans le camp ennemi si personne ne prend les dispositions qui s'imposent pour éviter le pire. Or, il est dans notre intérêt de vous former, non seulement pour vous empêcher de venir grossir les rangs de l'Obscur, mais aussi afin de faire de vous des combattants avertis, capables de lutter à nos côtés pour de justes causes.

— Je comprends, acquiesça Aëslin. Cela dit, il aurait peut-être été moins risqué pour vous de nous éliminer, tout simplement.

Sa remarque me fit froid dans le dos.

— En effet, confirma l'Archimage. Mais comme je viens de vous l'expliquer, pourquoi éliminer un poison quand nous pouvons le transformer en remède ?

— Un remède contre quoi ? releva Zaell un peu sèchement. Il y a bien longtemps qu'on n'entend plus parler des Avatars Noirs et que l'Obscur a été vaincu, non ?

— Vaincu ne veut pas dire tué, mademoiselle Loreleï. Par ailleurs, le jour où l'Obscur a été défait, beaucoup d'Avatars Noirs ont fui en Angarath, conduits par les derniers leaders de leur maudite assemblée !

— Vous faites allusion au Cénacle ?

— Oui, monsieur Noir-Chagrin. Car nous restons conscients que certains de ses principaux fondateurs étant encore en vie, il pourrait se reconstituer à tout moment. Peut-être même est-ce déjà fait. C’est précisément en raison de cette menace que nous choisissons aujourd’hui de braver l’interdiction royale afin d’enseigner à nouveau la Magie Interdite.

— D'ailleurs, pourquoi cette interdiction ? Le roi n'est-il pas directement concerné par cette menace ? souligna Zaell.

— Le roi est sous l'emprise de mauvais conseillers. En particulier son bras droit, général des armées, qui l'a convaincu que le meilleur moyen de mettre fin à tout cela était d'éradiquer ce qui avait trait à la nécrilosie : Omenshades, écrits, pratique, enseignement...

— Vous parlez du Commandeur ? osai-je timidement.

Il hocha la tête.

— C'est à lui que nous devons la quasi-extermination des Omenshades. Nous avons même craint, jusqu'à aujourd'hui, qu'il ne soit parvenu à éradiquer le Don des Ténèbres lui-même. Mais par chance, il semble que la tâche soit plus complexe qu'il ne le croit.

— Et que se passera-t-il le jour où il apprendra que le Cinquième Cycle a rouvert ses portes ? questionna Aëslin.

— C'est à nous de faire en sorte que cela n'arrive pas. Et si malgré nos précautions, l'information venait à filtrer, nous aviserions le moment venu. Dans tous les cas, il nous appartient de veiller à la protection de notre royaume, même si cela signifie s'opposer au roi.

Un silence accablant s'étira tandis que nous prenions la mesure de ce que signifiait notre présence entre ces murs. L'Archimage promena un regard satisfait sur chacun d'entre nous, et le coin de sa bouche s'étira :

— Quatre sorciers... Nous n'en avons trouvé aucun pendant près de quinze ans et soudain, vous voilà... C'est le signe d'un changement imminent. Vous êtes la preuve que le Don des Ténèbres se répand à nouveau. J'espère seulement que nous ne nous sommes pas trompés sur certains d'entre vous.

Sans même relever la tête, je me sentis visé.

— Bien. J'aimerais à présent que nous nous intéressions un peu à votre apprentissage au sein de l'école. Votre cursus à Santhoryne repose sur six années de travail, assorties d'une septième année de spécialisation. Vous trouverez dans les documents relatifs à votre intégration le détail du programme. D'autre part, votre... professeur s'autorise certaines libertés en ce qui concerne votre emploi du temps de première année. Inutile donc de vous formaliser s'il n'est pas toujours respecté à la lettre. Enfin, sachez que le Cinquième Cycle risque d'être source de crainte et de jalousie chez les autres élèves. Par conséquent, ne vous étonnez pas si la plupart vous évitent ou si certains viennent vous chercher querelle. Il faudra vous y faire.

De plus en plus angoissé par ce qui m'attendait, je luttais pour ne pas laisser paraître mon désarroi. Finalement, Chrysalus nous désigna la porte d’un geste explicite :

— Si vous n’avez pas d’autres questions, je vous invite à vous rendre en salle du Moribond, acheva-t-il. Les cours débuteront dès demain.

En vérité, beaucoup de questions affluaient encore dans ma tête, mais je n’avais pas le courage de les poser. Nous fûmes poussés sans ménagement vers la sortie et le directeur s’enferma dans son bureau après notre départ. L’espace d’une minute, nous échangeâmes des regards perplexes. Zaell fut la plus prompte à réagir. Sans se soucier de nous, elle reprit la direction de l’escalier. Je me dépêchai de la suivre et les deux garçons descendirent derrière nous. Nous regagnâmes le premier palier, qui desservait la fameuse « Salle du Moribond ». La porte, toujours entrouverte, ne laissait plus filtrer le moindre bruit, comme si l’endroit avait été déserté.

Si l’hésitation me fit ralentir, Zaell, elle, pénétra dans la pièce d’un pas déterminé et examina les lieux. Je l’imitai. À quoi m'attendais-je ? Une salle chaleureuse et conviviale sans doute... J'étais fâché contre moi-même de me faire de faux espoirs en permanence. Cette salle était à l'identique du reste : vaste, sombre et froide. Sur le mur du fond, une fresque gigantesque pauvre en couleurs représentait des hommes à l’agonie sombrant dans le Nexyl tandis qu'un être tout-puissant, doté de quatre grandes ailes aux plumes noires, les dominait avec orgueil. La salle du Moribond... Elle portait bien son nom. C'était morbide et tout aussi détestable que l'ensemble de l'Académie. Quelques élèves traînaient encore dans les parages, furetant près des grandes tables qui avaient été mises bout à bout le long de la fresque. Des nappes jaunies les recouvraient, sur lesquelles s’alignaient des plats en bronze et des pichets en terre cuite avec un peu d’eau. Je craignis qu'on ne nous ait pas laissé grand-chose à manger. Nous nous approchâmes des tables, faisant fuir les derniers étudiants présents. Seul le mystérieux Aëslin garda ses distances, nous observant avec désintérêt.

— Berk ! Qu’est-ce que c’est ? grogna Zaell après avoir soulevé le couvercle d’un des plus grands plats.

D’un doigt écœuré, elle toucha une étrange gelée bleue. Figées à l’intérieur, on pouvait deviner des formes équivoques : des insectes au ventre blanc qui me soulevèrent le cœur. Pendant ce temps, l'autre garçon, dont je n'arrivais pas à me rappeler le nom, reniflait un reste de viande saignante nappée d’une sauce brune. À sa grimace, je n'eus aucune envie de voir ce dont il s'agissait. Juste à côté, en revanche, nous identifiâmes sans difficulté plusieurs rats disposés dans un plat en porcelaine. Dépouillés de leur peau et la tête tranchée, on les reconnaissait encore à leurs pattes et à leur longue queue.

— C’est vraiment dégoûtant ! s’exclama Zaell en rejetant violemment le couvercle qu’elle tenait toujours à la main.

— Je crois que ce buffet est un message, décréta Aëslin, imperturbable.

— Un message ?

— Oui. Je pense que nous allons devoir nous débrouiller seuls si nous voulons manger correctement.

Je promenai un regard affligé sur les autres plats, que Zaell découvrait devant nous l’un après l’autre. Si quelques-uns avaient été entamés, la plupart étaient encore intacts.

Abattu, je m’adossai au mur avec un soupir, croisant les bras sur mon estomac qui criait famine. En aucun cas je ne pouvais me résoudre à manger ce qu’on nous proposait. Quelque chose effleura mon oreille, mais je n'y prêtai pas attention, trop focalisé sur le garçon enrobé qui venait de saisir un rat par la queue.

— Tu comptes vraiment le manger ? grimaçai-je malgré moi.

— Et pourquoi pas ? C’est une viande comme une autre ! rétorqua-t-il avec un haussement d’épaules. Et puis, j’ai trop faim pour faire la fine bouche !

À l’expression stupéfaite de Zaell, je compris qu’elle partageait mon dégoût alors qu’il portait à sa bouche le rongeur. Il en arracha une première bouchée, qu’il commença à mastiquer, faisant craquer les os sans rien laisser transparaître. Tout en continuant à mâchouiller, il ajouta :

Tu feras gaffe, t’as une grosse araignée sur l’épaule.

Je me décollai du mur dans un sursaut de peur. Zaell ouvrit des yeux ronds qui me firent paniquer.

— Où est-elle ?! Enlevez-la ! Enlevez-la tout de suite !

— Désolée, je ne touche pas à ça, moi… s’excusa Zaell en secouant la tête.

Le garçon grassouillet voulut s’approcher pour m’aider, mais Aëslin abattit son bras sur le sien pour l’en empêcher.

— Ne t’approche pas. Il vaut mieux aller chercher quelqu’un, et tout de suite.

Il s’éloigna au pas de course. Du coin de l’œil, j'aperçus très furtivement une forme sombre et ramassée, avec des pattes hideuses qui se cramponnaient à mon vêtement. D’un geste affolé, je tentai de la balayer, mais elle disparut en une fraction de seconde pour revenir me chatouiller le cou de l'autre côté. Je me mis à hurler, jusqu’à ce qu’une vive douleur contracte ma gorge et étouffe mes cris. Elle se propagea dans tout mon corps, jusqu'au sommet de mon crâne, paralysant mes muscles. Autour de moi, les murs ondulèrent, le sol tangua sous mes pieds, et ma respiration devint difficile. Je me sentais mal. Puis ma vue se brouilla. Je n'entendais presque plus rien. Incapable de lutter, je m'écroulai lourdement. Ma tête heurta le sol.

— Lùthen !

— Ne vous approchez surtout pas ! siffla une voix que je ne connaissais pas. Écartez-vous ! Vite !

Petit à petit, tout devint noir et je sombrai dans l'inconscience.

Résurrection

Des sons confus. Des bribes de conversations. Je ne déchiffrais rien, je ne comprenais rien. Mon esprit, enterré au plus profond de mon être, refit peu à peu surface. La douleur se réveilla en même temps et inonda mon corps comme autant de vagues déferlant jusqu'à mes extrémités. En réponse à cette souffrance brutale, des spasmes incontrôlables contractèrent mes muscles et je me tordis comme un ver. Puis des images affluèrent dans ma tête. L'Archimage. La salle du Moribond. Ce buffet qui n'avait de « buffet » que le nom. Les visages de mes camarades qui regardaient, pétrifiés, quelque chose sur mon épaule... L'araignée !

Le souvenir électrisa mon cerveau et j'ouvris brusquement les yeux. Une lumière vive agressa mes pupilles fragiles. Je levai un bras lourd pour m'en protéger. Ce simple effort me fit trembler. Aveuglé, je m'accoutumai tant bien que mal à cette luminosité soudaine en m'efforçant d'occulter la douleur qui persistait. Je réussis à distinguer une fenêtre à barreaux. Je laissai retomber mon bras engourdi. Haut au-dessus de moi, il y avait un plafond vétuste, encombré de poutres biscornues. Je crispai mes doigts sur un drap rugueux comme une toile de jute. Où avais-je atterri ? Mes épaules et mon coccyx touchaient le sommier et en étaient très endoloris. Le matelas sur lequel je reposais s'était affaissé sous mon poids. Depuis combien de temps étais-je sur ce lit rudimentaire ? Je parvins à bouger mon corps affligé pour me redresser. Cela accentua la migraine qui m'assommait. Grimaçant, je remarquai qu'une misérable toile avait été tirée à droite de mon lit, sûrement dans le but de m'isoler. Une piètre tentative... À travers le tissu négligemment tendu, j’apercevais d’autres lits, eux aussi séparés par de maigres rideaux restés ouverts pour la plupart.

À entendre les lamentations, quelques-uns étaient déjà occupés. Une infirmerie ? Je n'osais pas y croire. Une pièce toute en longueur, froide et austère, où circulaient des effluves de sang et de produits quelconques qui me soulevaient le cœur. De la pierre, de la ferraille et des matelas de paille, voilà comment Santhoryne concevait un lieu de soins.

Je déglutis. Ma bouche était sèche et pâteuse. J'avais terriblement soif. Il fallait que j'arrive à me lever pour trouver quelque chose à boire. Alors que je concentrais mes efforts pour sortir de cette maudite paillasse, une voix aigre me coupa dans mon élan :

— Vous devez être dans la grâce des dieux pour nous revenir de si loin.

Je tournai la tête. Contre le mur à ma gauche, je reconnus le Chamboultou, passablement étalé dans un fauteuil trop grand pour lui. Péniblement, je basculai mes jambes dans le vide, m'asseyant face à lui. Il me fixait sans cligner des yeux et le silence s'étira.

— Depuis quand suis-je ici ? articulai-je finalement d'une voix cassée.

— Cela va faire quinze jours.

Je crus avoir mal entendu.

— Naturellement, nous avons eu recours à certains... procédés pour vous maintenir en vie pendant votre coma, enchaîna-t-il. J’admets néanmoins que je commençais à croire que vous ne vous réveilleriez jamais.

D'un petit saut, il quitta son fauteuil et s'approcha :

— Comment vous sentez-vous ?

— Assez mal, reconnus-je.

— Rien d'étonnant à cela. Nous avons été nombreux à croire votre sort scellé. Mais je suis sûr que la rumeur de votre survie se répandra tout aussi vite que celle de votre trépas.

— Celle de mon trépas ? répétai-je, surpris.

— Oui. L'Archimage s'est montré particulièrement pessimiste à votre sujet.

Avec un sentiment d’amertume, je l'imaginai en train d'annoncer mon décès aux élèves. Le garçon en robe qui n'avait pas sa place à Santhoryne... Tout le monde avait dû y voir un signe. La Nature avait tenté de rectifier cette faute en mettant une de ses horribles créatures sur ma route, mais je contrariais le destin en en réchappant.

— Il y en a beaucoup qui risquent d'être déçus, fis-je, dépité.

— Si vous voulez une chance de vous en sortir ici, commencez donc par apprendre à ignorer les autres, conseilla le gnome sans aucune émotion.

— Même si au fond, ils ont raison ?

— Raison sur quoi ?

— Sur le fait que je n'ai pas ma place ici.

— Si vous êtes ici, c'est sur ordre du Roi-Sorcier. Et si le Roi-Sorcier a tenu à ce que vous soyez parmi nous aujourd'hui, c'est qu'il avait une bonne raison. Je suis le gardien de Santhoryne depuis le commencement et je n'ai jamais vu le Roi-Sorcier faire erreur sur quelqu'un.

J’arquai un sourcil sceptique, sans rien répondre.

— Pourquoi cette mine suspicieuse ? remarqua le Chamboultou.

— Rien. C’est juste que… que je croyais avoir été envoyé ici par mes parents. Une sorte de mesure qu’ils avaient prise dans le cas où il leur arriverait malheur et… et… il se trouve que…

— Je suis parfaitement au courant de la situation, me coupa-t-il en détournant le regard, comme si le sujet le dérangeait. Mais sachez que votre chemin vous aurait inévitablement conduit à Santhoryne. Le décès ô combien regrettable de vos parents, loin d’avoir impacté votre destin, a seulement accéléré les choses. Votre père et votre mère étaient tout à fait conscients de la menace qui pesait sur votre famille, raison pour laquelle nous avions pris certaines dispositions. Ainsi, au lieu d’intégrer Santhoryne l’année prochaine comme cela était prévu, vous y avez été conduit dès à présent.

— Mais de quelle menace parlons-nous ? tentai-je de savoir.

— Vous êtes détenteur du Don des Ténèbres, me rappela le Chamboultou, le front plissé. Cela fait de vous une cible privilégiée. Pendant des années, vos parents ont fait tout leur possible pour vous garder à l’abri et vous protéger de ce péril, mais nos ennemis, par leur persévérance, ont fini par vous trouver, nous obligeant à mettre à exécution le plan prévu.

— Un plan dont vous faisiez partie.

— Bien évidemment, puisque je suis le gardien de la frontière entre votre monde et le mien…

Les épaules basses, je digérai en silence toutes ces informations.

— J’espère que ces quelques explications vous aideront à mieux accepter votre sort ici, acheva-t-il d’un ton qu’il s’efforça de rendre compatissant. En attendant, soyez patient et ne vous condamnez pas avant d'avoir expérimenté le Cinquième Cycle.

Facile à dire, songeai-je en hochant malgré tout la tête d'un air résigné.

— Bien. Lorsque Silphys Oreb vous aura donné son accord pour quitter l'infirmerie, vous pourrez rejoindre votre chambre et vous commencerez les cours dès votre retour.

Sans rien ajouter, il tourna les talons et sortit par une porte, non loin du coin où trônait son fauteuil. Je restai quelques instants là, assis au bord de mon lit, reconnaissant envers ce petit être au physique ingrat et au caractère de cochon, mais qui avait su m'accorder suffisamment d'intérêt et de compassion dans mon malheur. Puis je me décidai à descendre. J'avais toujours aussi soif, il fallait que je trouve à boire. Mes pieds nus touchèrent un sol glacial. Malgré le frisson qui me parcourut, je fis un pas en avant, puis un autre pour contourner mon lit. Mes jambes flageolaient et je dus me tenir à tout ce que je trouvais sur mon chemin pour assurer ma progression. Pas question de m'écrouler. D'un bras fébrile, j'écartai le drap, attaché par des pinces à un fil tendu entre deux murs, pour découvrir l'ensemble de la pièce. Devant moi, deux rangées d'une vingtaine de lits disposés en quinconce s'appuyaient contre les parois. Je longeai l'allée centrale en essayant de ne pas prêter attention aux élèves étendus de chaque côté. J'étais suffisamment tourmenté par leurs geignements pour ne pas vouloir ajouter des images atroces au souvenir qui allait inévitablement marquer ma mémoire. J'atteignis l'extrémité de l'infirmerie. À gauche se trouvait une petite ouverture entrebâillée qui faisait face à une autre porte, plus grande. Sans doute l'entrée principale. Elle donnait sur l'extérieur puisque je pouvais voir la cour du château à travers les fenêtres qui se trouvaient du même côté

Je poussai le battant sur ma gauche et entrai dans un bureau envahi de papiers, que je supposai être celui du dénommé Silphys Oreb. Mais où était-il ? J’observai les rayonnages qui s'alignaient contre le mur du fond, de part et d'autre d'une troisième porte, encore plus petite. Les étagères, soutenues par des équerres, semblaient souffrir en silence du temps qui s'acharnait à les ronger. Tout en haut, de nombreux ouvrages peinaient à tenir droit sur la planche de bois qui s'incurvait. Juste en dessous, divers ustensiles avaient été posés en désordre : des pinces, des écarteurs, des marteaux, des scies de différentes formes, des objets pointus, tranchants, ou recourbés dont la seule vue me retourna l'estomac. Encore en dessous, il y avait une collection de petits flacons et autres bouteilles, dont la plupart n'avaient aucune étiquette. Seul un bocal contenant une solution incolore indiquait sa nature : Natrium. Enfin, sur les deux dernières étagères, du linge était entreposé à côté d'une boîte d'où dépassaient des attelles en bois. Il y avait quelques couvertures, des draps, des bandages, des compresses et des chemises de nuit telles que celle que je portais. Au moins, on m'avait délesté de la maudite guenille que j'avais eue sur le dos bien trop longtemps à mon goût.

Je m'arrêtai devant la petite ouverture. Que pouvait-il se cacher derrière alors qu'il y avait ici tout ce dont on avait besoin pour administrer des soins ? Poussé par une curiosité irrésistible, j'abaissai la poignée grinçante, convaincu au fond de moi qu'elle serait verrouillée. Elle ne l'était pas. Malgré la crainte d'être pris en flagrant délit d'intrusion par ce Silphys Oreb, j'entrai. Je pourrais toujours lui servir l’excuse que je cherchais à boire s’il me surprenait là, ce qui était d’ailleurs loin d’être faux. Une odeur que je n'identifiais pas me prit à la gorge et me fit toussoter. J'étais tombé sur une arrière-salle très sombre, encombrée mais plutôt ordonnée. Une minuscule fenêtre dans le mur ne laissait passer qu'un mince rai de lumière, suffisant cependant pour me permettre d'étudier la pièce. Alignés sur un meuble à étagères, il y avait des bocaux remplis d'une substance translucide verdâtre plus ou moins claire, ou virant parfois au jaune. Je me rapprochai. Des choses informes baignaient dedans. Je crus reconnaître des fœtus d'animaux, peut-être des organes, un œil... Portant une main devant ma bouche, je tentai de ravaler la nausée qui me gagnait. Quelle était donc cette salle des horreurs ? Je m'aventurai un peu plus loin. Au fond, sur d'autres meubles, des prisons de verre retenaient captifs d'innombrables insectes. Gros, petits, rampants, grouillants ou volants, il y en avait de toutes sortes. Juste sous la fenêtre, enracinées dans des bacs, des plantes d'espèces variées se développaient tant bien que mal dans la misérable clarté du jour.

— Nom d'une baguette de bois vermoulue ! Monsieur Daoïne ! aboya une voix sèche. Qu'est-ce que vous fichez ici ?

Surpris, je me retournai vivement. Vêtu d'une blouse tachée, un homme aussi petit que le Chamboultou se tenait dans l'encadrement de la porte, les poings sur les hanches.

— Euh... je... je cherchais quelque chose à boire.

— Assez ! Si vous ne vous recouchez pas dans la seconde, je vous arrache les oreilles et je vous les sers à dîner ce soir !

Je reculai d'un pas devant le geste agressif qu'il eut à mon encontre, hésitant à prendre la menace au sérieux. Il parlait d'une voix stridente, désagréable à entendre. Son teint cireux, sa maigreur, et la calvitie dont il souffrait trahissaient, peut-être à tort, une santé fragile. Il m'adressa un regard noir :

— Aussi miraculeux que soit votre réveil, cela ne vous donne pas le droit de vous introduire dans mon laboratoire !

— Je suis désolé, je ne voulais pas...

— Taisez-vous !

Furieux, l'étrange petit homme se mit à battre nerveusement le sol du pied, les bras croisés. Il paraissait partagé entre l'envie de me chasser à coups de balai et celle de passer l'éponge. Finalement, il prit une profonde inspiration et se calma. Lorsqu'il s'adressa de nouveau à moi, ce fut d'un ton plus apaisé :

— Vous êtes un garçon spécial, monsieur Daoïne.

— Pourquoi ? Parce que je suis le seul à avoir débarqué en robe à Santhoryne ? ironisai-je, énervé à l'idée d'en entendre parler encore longtemps.

— Il est vrai que votre arrivée a été... disons peu ordinaire. Mais ce n'est pas ce à quoi je faisais allusion. Savez-vous ce qui vous a valu ce séjour à l'infirmerie ?

Le souvenir de l'horrible arachnide si près de mon visage m'arracha une grimace et j'acquiesçai timidement.

— Mais avez-vous une idée de l'espèce qui vous a mis dans cet état ?

— Euh... Pas vraiment, non.

Le guérisseur remonta pour la énième fois ses petites lunettes rondes, qui glissaient sans arrêt au bout de son nez. Son maintien raide et ses gestes vifs, parasités de tics nerveux, le rendaient fatigant à regarder. Avec un sourire en coin, il me tourna le dos et s'éloigna à petits pas rapides vers le fond de son laboratoire. Il farfouilla dans l'un de ses casiers et en retira une boîte, qu'il enserra comme s'il s'agissait du plus précieux des trésors. Le bois, rougeâtre, était lisse et brillant, et un arbre mort était peint en noir sur le dessus. Oreb me fit signe de le suivre et m'amena à une table au centre de la pièce. Il y déposa son bien et l'ouvrit. J'eus un sursaut en découvrant une araignée noire, dont le corps globuleux était transpercé d'une épingle. Ses longues pattes, marquées de rouge aux jonctions, occupaient tout l'espace de la boîte. Je voyais aussi distinctement ses crochets, dont le douloureux souvenir hantait encore ma chair. L'ayant seulement entraperçue, je n'avais pas réalisé à quel point elle était impressionnante. Je ne pus réprimer une moue de dégoût devant cette horreur de la nature. Comment avais-je pu ne pas sentir cette chose atterrir sur moi ?

— Elle est magnifique, n'est-ce pas ? souffla le guérisseur, émerveillé.

— Euh... fis-je, répugné.

— Un spécimen que je n'avais pas encore eu l'honneur de faire entrer dans ma collection. La plus dangereuse araignée du Kahosten. L'Araméade noire... Vicieuse, agressive, un venin foudroyant, c'est une tueuse en puissance. Une prédatrice. Aucune espèce animale ne se frotte à elle. Néanmoins, sa présence ici reste une énigme.

— Pourquoi ?

— Parce qu'en principe, elles ne quittent jamais leur territoire.

— Êtes-vous en train d'envisager que quelqu'un aurait pu l'introduire dans le château ?

Le petit homme émit un gloussement en chassant une mouche invisible de la main.

— Ne soyez pas ridicule, voyons ! Aucun fou ne se risquerait à capturer, ni même à approcher, une Araméade noire, d'autant plus qu'elles vivent généralement en colonie. Personne n'aurait pu déposer celle-ci dans la salle du Moribond et repartir comme si de rien n'était. Non, au risque de vous décevoir, je crois que c'était un malencontreux incident.

— Qui aurait pu me coûter la vie !

— Non, monsieur Daoïne. Qui aurait vous coûter la vie...

Je gardai le silence, suspicieux, et mon interlocuteur développa :

— Rendez-vous compte : de mémoire d'homme, jamais personne n'a survécu à la morsure d'une Araméade noire. Son poison tue en un éclair les hommes les plus robustes et les animaux les plus imposants. Il n'existe à ce jour aucun antidote. Vous êtes le premier être vivant à vaincre cette merveille de la Nature, ce qui fait également de vous une merveille de la Nature...

Un mélange d'admiration et de fascination perçait dans sa voix. Il m'observait comme une bête étrange et je m'attendais presque à le voir me tourner autour pour mieux m'analyser.

— Oui... Vous êtes un garçon spécial. L'Araméade noire n'a pas réussi à vous tuer et cet échec vous vaut un privilège que nul autre au monde ne saurait vous prendre.

— De quoi parlez-vous ? m'inquiétai-je.

— Votre organisme ne s'est pas contenté de résister au venin de l'araignée. Il a fait bien plus que cela. Il l'a intégré...

— Je... je ne comprends pas.

— Pour vous dire les choses simplement, monsieur Daoïne, le venin de l'Araméade noire coule désormais dans vos veines, révéla-t-il en remettant la boîte d'acajou à sa place. Malheureusement, nous ignorons encore quelles conséquences cela aura. Vous comprendrez que le cas ne s'étant jamais produit auparavant, je suis dans l'impossibilité de vous en dire davantage.

— Vous croyez que je vais mourir ?

Oreb revint vers moi en dodelinant de la tête :

— Vous avez été mordu il y a quinze jours et vous êtes toujours vivant. Je vois difficilement comment cela pourrait vous tuer à présent. Peut-être même qu'il n'y aura aucune conséquence notable. Néanmoins, si vous étiez amené à ressentir quoi que ce soit, n'hésitez pas à m'en avertir.

— Entendu, murmurai-je.

La simple idée que mon sang puisse désormais se mêler au poison de cette maudite araignée me révulsait et me terrifiait à la fois. Mon intégrité physique en était touchée, comme si ce corps n'était plus totalement le mien.

— Mais dites-moi, si personne ne se risque à l'approcher, comment avez-vous réussi à la faire... entrer dans votre collection ?

— Ah, ça... Remerciez monsieur Noir-Chagrin d'avoir su réagir aussi rapidement. C'est lui qui a eu l'excellent réflexe d'aller chercher de l’aide. Le professeur Brome, qui a toutes les connaissances et l'expérience nécessaires pour gérer ce genre de situation, s’est occupé de tout.

— Donc, personne d'autre n'a été mordu ?

— Non, monsieur Daoïne. Alors, ne vous tracassez plus à ce sujet et retournez donc dans votre lit. Vous avez encore besoin de repos.

Ça va, je me sens de mieux en mieux. Mais que leur est-il arrivé, à eux ? le questionnai-je en désignant les quelques patients alités.

— Les exercices pratiques des élèves plus anciens alimentent régulièrement l'infirmerie. On peut dire que je ne m'ennuie jamais, ajouta-t-il, une note excédée dans la voix. Les professeurs manquent tout de même de retenue !

Génial...

— À présent, j'insiste. Reposez-vous au lieu de rester planté là !

— Mais j'ai toujours soif !

— Allez vous coucher, je vous apporte un verre d'eau. Ce soir, je reviendrai vous examiner et si tout va bien, vous serez autorisé à gagner votre chambre.

J'obtempérai sans plus discuter. En m'allongeant, je remarquai que je n'avais presque plus mal. Seule la fatigue me laissait encore un peu faible. Oreb m'apporta un verre, que je bus d'une traite, me demandant vaguement où il était allé chercher cette eau.

Pendant le reste de l'après-midi, mes pensées dérivèrent vers le Cinquième Cycle. Quel genre de cours allais-je subir ? Comment enseignait-on la maîtrise des Mantras et des Glyphes ? Je ne savais même pas ce que c'était ! S'il y avait un sujet dont j'ignorais tout, c'était bien la nécrilosie... Et dire que je démarrais cet enseignement avec quinze jours de retard... Cela n'allait pas m'aider. Hélas, demain, que je le veuille ou non, il me faudrait rejoindre ma salle de cours. Peu à peu, je sentais la résignation prendre le dessus. Après tout, n'ayant pas le choix, mieux valait que je me fasse une raison.

Le soir venu, Oreb distribua à ses pensionnaires un maigre dîner, composé d'un bouillon, d'un morceau de pain et d'un fruit vert en forme de coquillage, couvert de petits picots jaunes. Je n'aurais su dire de quoi était fait le bouillon, mais je ne me fis pas prier pour le boire. Le pain était un peu rassis et le fruit, quant à lui, me posa problème, car je n'avais aucune idée de la façon dont il se mangeait. Je pris donc exemple sur mes voisins, qui mordaient dedans pour entamer la peau avant de l'éplucher avec leurs doigts. Ce n'était pas un fruit très juteux, mais son goût acidulé le rendait plaisant à manger et sa consistance, épaisse comme une purée, était nourrissante. Je savourai à sa juste valeur ce repas de fortune. Plus tard, comme promis, Oreb revint pour m'examiner. J'étais bien décidé à faire de mon mieux pour paraître au sommet de ma forme. Je ne voulais pas m'attarder plus longtemps dans cette épouvantable infirmerie, préférant encore découvrir ma chambre, même si cela signifiait accepter mon sort et mettre définitivement les pieds dans le Cinquième Cycle.

Je dus me montrer convaincant, car on m'autorisa à quitter les lieux aussitôt que je le souhaiterais. Oreb me confia alors une grande enveloppe, dont le sceau fermant le rabat était frappé des armoiries de l’école.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le Chamboultou a pris la peine de la récupérer pour vous. Elle contient les informations dont vous auriez dû prendre connaissance dans la salle du Moribond le jour de votre... accident.

Sans me laisser le temps de répliquer, il tourna les talons et se dirigea vers un autre élève. Dehors, le tonnerre grondait doucement. Cela me rappela la nuit où ma vie avait basculé. De temps en temps, on pouvait apercevoir la lueur des éclairs par les petites fenêtres de l'infirmerie, mais l'orage était encore loin. Dressé sur mon séant, je sentais la paille me piquer la peau à travers le tissu de ma chemise de nuit en lin. Je pris conscience qu'il allait sans doute falloir que je la laisse ici avant de partir. L'idée de devoir remettre ma robe puante me déprimait. Les mains tremblotantes, je finis par déchirer l’enveloppe pour en extraire le parchemin, que je dépliai avec soin :

Lùthen Daoïne, élève de 1ère année :

Cycle des Mantras et des Glyphes

 

Chambre 999

Tour des Corvidés

 

Veillez à vous munir de votre volonté, sombre vermine.

 

A. H.

Il n’y avait rien d’autre. J’étais sidéré. Et à quoi rimait cette insulte finale ? Quant à la signature, impossible d’y mettre un nom.

A. H. Dans tous les cas, je n’étais guère avancé sur ce qui devait suivre. Je connaissais seulement le numéro de ma chambre et la tour où elle se situait. Quant à s’y rendre, c’était une tout autre paire de manches. Je finis par me lever, le parchemin dans une main, et me mis en quête de mes vêtements. Oreb refit son apparition près de moi. Du bout de l'index, il remonta une nouvelle fois ses lunettes en émettant un claquement sec de la langue et m’adressa un sourire qui tendait davantage vers la grimace :

— Si vous cherchez l'affreuse guenille qui vous a valu le surnom du Pouilleux, sachez que j'ai cru préférable de vous en débarrasser.

Le rouge colora mes joues.

— Le... le Pouilleux ?

— Qu'espériez-vous d'autre en vous présentant accoutré de la sorte ?

— C’est un simple malentendu !

— Peu importe qu'il s'agisse d'un malentendu. Le résultat est le même.

— Mais...

— Gardez cette chemise, monsieur Daoïne. Cela vous fera un souvenir de votre petit séjour à l'infirmerie.

Je marmonnai un « merci » avant d'enfiler mes bottes. Elles étaient la dernière chose qu'il me restait de ma précédente vie, mes autres affaires étant restées à Edenfall. Une fois prêt à partir, je ne bougeai pas, si bien qu’Oreb s'impatienta :

— Qu'y a-t-il encore ?

— Je... je ne sais pas où se trouve la tour des Corvidés.

— Allons, monsieur Daoïne. Un garçon d'exception comme vous saura trouver son chemin, m'assura-t-il.

Il me prit par le bras et me tira en direction de la porte qu'avait franchie le Chamboultou un peu plus tôt dans la journée, non loin de mon lit.

— Passez par ici. Il vous suffira ensuite de traverser la salle pour aller emprunter le même passage sous l'autre escalier.

— Hein ?

— Tâchez de ne pas vous perdre. Il est déjà tard et vos cours débuteront tôt demain matin.

Sans prendre la peine de me dire au revoir ou de me souhaiter bonne chance, il me poussa et referma la porte derrière moi. Un courant d'air glacial me transperça jusqu'aux os. Lorsque mes yeux se furent suffisamment habitués à la pénombre, je réalisai que j'étais sous l’un des deux escaliers de la grande salle où avait eu lieu la répartition.

Dans la nuit, cet endroit avait quelque chose de bien plus effrayant encore que le souvenir que j'en avais gardé. À l’inverse du symbole de l'Académie qui avait disparu, les lustres d'argent étaient toujours là. Leurs mystérieux cristaux, cependant, n’émettaient plus qu’un faible éclat, à peine suffisant pour percer les ténèbres. Le moindre son se répercutait contre les murs, de ma respiration haletante au frottement de mes bottes sur le sol lisse. Transi de froid, je me sentis petit et vulnérable au beau milieu de cette salle monumentale. Par les fenêtres ruisselantes de pluie, la lumière blafarde et intermittente de la lune se faufilait jusqu'aux visages statufiés des colonnes. J'avais tout à coup la sensation angoissante d'être épié par quelque chose, tapi dans un coin de cette salle vide et obscure. Je me dirigeai d'un pas raide vers le passage qu'on m'avait indiqué, sous l’escalier jumeau. Au-dessus du chambranle, une petite pancarte indiquait : « Cour des Myriades ». La porte pivota sur ses gonds en émettant un sinistre grincement. Je tentai ensuite de la refermer doucement, mais elle était impitoyable et résonna encore dans mes oreilles une fois close.

Derrière, je découvris une cour carrée aux pavés luisants. Le donjon, que je venais de quitter, occupait tout un côté de cette cour. En face, deux autres tours, rondes et plus petites, occupaient chacune un angle, reliées entre elles et au donjon par une allée abritée. Une douce clarté baignait les lieux. La pluie avait cessé. Je levai machinalement les yeux pour découvrir un ciel noir chargé d'étranges nuages aux contours opalescents. J’empruntai l'allée en remerciant ce mystère du Kahosten qui éclairait mes pas. De ce côté, le chemin s’ouvrait sur l’extérieur par une double rangée de colonnes. Un vent froid s’engouffra et me fit frissonner. Dans l’immensité du paysage nocturne, je pouvais distinguer, de là où j’étais, les masses sombres des montagnes, ainsi que la forêt. Sans doute aurais-je pu aussi apercevoir le lac si je l’avais voulu. Mais je préférai poursuivre, soucieux de ne pas traîner ici. Je m’arrêtai devant la première tour. Au-dessus de la porte fermée pendait un écriteau à peine lisible, fixé d'un seul côté. L’autre chaîne avait cédé. Je m'attendais presque à le voir s'écraser par terre. Je m'approchai, plissant les yeux pour décrypter les quelques mots gravés dans un bois décrépi et crevassé :

« Tour des Corvidés »

Je ne sus quoi penser. Je ressentais du soulagement d'avoir trouvé aussi vite où j'étais logé, mais l'état de ce que je voyais me laissait envisager le pire. En pénétrant à l'intérieur, je priai seulement pour ne pas trouver dans ma chambre le même genre de paillasse qu'à l'infirmerie.

Comme dans le reste du château, aucune torche n’était allumée et je dus m’aventurer à l’aveuglette. Je butai contre la première marche d’un escalier avant de commencer à monter pour atteindre le premier palier.

C'était le noir complet. À tâtons, j'identifiai une porte. Par chance, le numéro était gravé dans le bois et je parvins à le lire du bout des doigts : numéro 980. Avant de poursuivre mon ascension, je fis le tour et vérifiai chaque numéro. Les chambres allaient du 980 au 983. Gageant que la mienne devait se trouver au dernier étage, j'empruntai de nouveau l'escalier et gagnai le sommet de la tour. Ma main ne quittait pas le mur, seul point de repère dans l'obscurité totale qui m'entourait, et mes pas résonnèrent étrangement, brisant le silence glacial qui régnait. Je passai plusieurs paliers, mais continuai à monter tant que je le pouvais. Puis, à ma grande surprise, de la lumière m'accueillit au cinquième étage. Je passai devant la première chambre :

996...

Je n'étais plus très loin. Je consultai le numéro des chambres suivantes, impatient d'arriver à la mienne.

997... 998... 999.

Pendant une minute, je fixai le numéro d'un regard vide, sans bouger. Puis je me résolus à pousser la porte, mais elle refusa de s'ouvrir. Il ne manquait plus que ça. Avait-on oublié de me fournir la clé ? Non, c'était absurde. Il n'y avait aucune serrure. Alors quoi ? Était-elle seulement un peu récalcitrante ? Furieux, je m’arc-boutai de toutes mes forces dans l’espoir de la décoincer. Je n’allais tout de même pas entreprendre de défoncer ma propre porte ?

Et pourquoi pas ?

Déterminé, j'abandonnai par terre le courrier donné par Silphys Oreb et pris une profonde respiration. Quelques pas d’élan et je m’élançai à l’assaut de la porte, qui ne bougea pas d'un pouce. Une douleur fulgurante me traversa l'épaule et je crus me l'être démise. Je m'essayai alors à quelques coups de pied rageurs et la sentis enfin s’ébranler. Je m’acharnai encore un moment, jusqu’à ce qu’elle finisse par céder en raclant la pierre. L'humidité de la saison avait dû faire gonfler le bois. J’essuyai la sueur sur mon front d’un revers de manche et ramassai le courrier. À peine eussé-je franchi le seuil que je restai figé, la mâchoire tombante.

Mon regard balaya lentement la pièce sombre qui m’accueillait. Je battis des paupières, gagné par l’envie de déguerpir. J'aperçus quelques mouvements furtifs sur les murs. Des araignées qui galopaient vers les coins les plus proches pour s'y réfugier. Sans réfléchir, poussé par la répulsion, j'attrapai la poignée et reculai en claquant la porte. Je ne pouvais pas supporter l'idée de devoir dormir dans cette chambre.

— C'est quoi tout ce raffut ? grommela une voix avec mauvaise humeur.

Un peu plus loin, une porte s'était ouverte.

Zaell Loreleï.

Toujours aussi magnifique malgré son air bougon. Ses cheveux blancs et lisses cascadaient librement sur ses épaules. Elle posa sur moi un regard où se lut brièvement la surprise.

— Je te croyais mort, laissa-t-elle tomber avec une indifférence blessante.

— Rien que des bruits de couloir.

Elle me sonda d'un œil suspicieux et je ne fis rien pour m'y soustraire. Avec un peu de chance, ma résurrection inattendue éveillerait chez elle une once d’intérêt... Comme elle ne disait rien, je lui posai la première question qui me traversa l'esprit :

— Alors ? Toi aussi tu as un vieux débarras en guise de chambre ?

— Appelle ça comme tu veux, asséna-t-elle avec raideur. Bonne nuit.

Elle fit demi-tour et me claqua la porte au nez. Dérouté, je me tournai vers ma propre chambre. L'espace d'un instant, j'envisageai de dormir dehors, mais cela ne me séduisait pas beaucoup plus. L'idée de fuguer revint me hanter. Hélas, je savais que c'était peine perdue. À court d'options, je me décidai à entrer de nouveau et refermai la porte derrière moi. L'endroit n'était pas très grand, avec trois côtés droits et un côté arrondi plus long, percé d'une unique fenêtre qui tenait davantage de la meurtrière. Sur ma gauche, un lit avait été installé contre le mur qui me séparait de la chambre voisine. Le matelas, dissimulé sous des couvertures usées, reposait sur une structure en ferraille, aux pieds rouillés. Par terre, une carpette miteuse et effilochée avait été jetée en guise de tapis. En face, une armoire branlante aux arêtes émoussées dominait l'ensemble du mobilier, tandis qu'à proximité de l'étroite fenêtre, une lampe à huile éclairait un bureau rudimentaire, près duquel gisait une besace. Je me demandai qui pouvait bien manifester tant d'attention à mon égard. La lumière, le sac... Aucun de mes camarades n'avait été mis au courant de mon sort et je pensai immédiatement au Chamboultou. Oui, c'était forcément lui... Dans le faible halo lumineux, j'aperçus une nouvelle lettre. Je m'en emparai, abandonnant en contrepartie celle que je tenais toujours à la main, et démarrai ma lecture :

Monsieur Lùthen Daoïne,

Élève de première année à Santhoryne, Cycle des Mantras et des Glyphes

Chambre 999, tour des Corvidés.

Cette chambre vous est attribuée pour la durée de vos études à l’Académie. Vous trouverez dans le tiroir de votre bureau un ouvrage dédié aux différents lieux afférents à votre apprentissage. Je ne saurais que trop vous recommander d’en prendre connaissance et d’en mémoriser les points essentiels.

Par ailleurs, veuillez trouver ci-joint votre emploi du temps ainsi que le programme de votre cursus à Santhoryne. Vous intégrerez votre classe dès le lendemain de votre retour parmi nous.

Je ne vous souhaite en aucun cas de passer une agréable année de cours, ce serait inutile.

Chrysalus Ariogas,

Tempestaire, Archimage et directeur de l’Académie de Santhoryne.

À l'évidence, l'Archimage avait rapidement été informé de mon retour dans le monde des vivants. Je relus par deux fois le message avant de le froisser rageusement et de le jeter, puis baissai les yeux pour étudier le bureau. Il y avait bien un tiroir. Je le forçai un bref instant avant de m’acharner dessus en grognant, tout comme je l’avais fait pour la porte. Décidément, rien ne fonctionnait normalement ici ! Le tiroir s’avoua enfin vaincu, et j’avisai un énorme volume, à la couverture noire et craquelée. Il y avait aussi une feuille roulée, quelques parchemins vierges, une plume et de l’encre, et même une boîte de sulfurettes pour allumer la lampe. Je pris le livre et le lâchai sur la table, soulevant un nuage opaque que je chassai d'une main en toussotant. Avant d’en prendre connaissance, je décidai de m'attaquer à l’armoire afin de voir ce qu'elle contenait. Relevant mes manches avec détermination, je saisis la poignée, prêt à prendre appui sur la porte à l'aide de mon pied pour forcer. Mais elle céda si facilement que je faillis en arracher le battant, qui se referma violemment sous l'impulsion démesurée que je lui avais assénée. Tout cela me paraissait de plus en plus suspect et j’accusai en silence une mauvaise magie d’être à l’œuvre dans cette pièce. De mauvaise humeur, j’observai les tenues accrochées à la tringle. Une lourde cape mauve qui me semblait bien trop longue et quatre tuniques noires. Sinistre à souhait. À côté, il y avait un pantalon au tissu épais, deux chemises blanches, une houppelande à la teinte terreuse, un pourpoint noir, et même une robe de nuit. En bas de l’armoire, deux paires de bottes avaient été rangées. Tout cela ne me plaisait pas du tout et je refermai les portes, déprimé. Malgré la fatigue, je n'avais aucune envie de dormir, et encore moins celle de me réveiller le lendemain. Je retournai donc au bureau pour feuilleter le livre, puis décidai d'aller étudier le programme de mon cursus sur le lit. Cela m'aiderait peut-être à mieux comprendre en quoi consistait ce Cycle interdit.

Très vite, je lâchai ma feuille et m'étendis en bâillant. Sans même m’en rendre compte, mes yeux se fermèrent et je m'endormis.

Le Maître

En sueur sous ma couverture, j'émergeai d'un sommeil agité en repoussant les draps moites entortillés autour de mes jambes. Désorienté, je mis un moment avant de retrouver mes esprits tandis qu'un rayon de lumière matinal traversait le verre de la lampe à huile éteinte.

— Par Luyah ! Quelle heure est-il ? m’écriai-je, pris de panique.

Sans plus attendre, je sautai hors du lit, manquant de peu de me tordre la cheville, et gagnai à cloche-pied le bureau où traînait encore mon emploi du temps. En pleine confusion, je réalisai que je ne savais pas du tout quel jour on était. Personne n'avait cru bon de me renseigner et je n'avais même pas pensé à poser la question. Fort heureusement, je remarquai très vite que la majorité des cours avaient lieu au même endroit : la salle 123, dans les Oubliettes de Minuit. Des oubliettes... Cette ironie m'arracha un triste sourire tandis que j'ouvrais les portes de mon armoire. J'eus une hésitation devant la tenue du Cinquième Cycle. Je savais que ma résistance était vaine et que mon sort n'en serait pas changé, mais je préférai opter pour une simple chemise et un pantalon. Je décidai de garder mes bonnes vieilles bottes, puis attrapai ma nouvelle besace, dans laquelle je glissai de quoi écrire. J'aurais donné cher pour un bon petit-déjeuner, mais de toute évidence, ce n'était pas au programme. Sans prendre le temps de me peigner, ni même de vérifier si j'étais correctement vêtu, je me dépêchai de sortir, espérant secrètement rencontrer Zaell, ou même l'un de nos camarades.

Sur le seuil, je scrutai le palier toujours partiellement éclairé par ses inépuisables torches.

Personne. L'endroit était désert.

Tout le monde devait déjà être parti. Un courant d'air froid me fit frissonner, succédant à la chaleur inexpliquée qui régnait dans ma chambre. Déçu, je pliai mon emploi du temps avec soin et le fourrai dans mon sac. Il ne me restait plus qu'à trouver les Oubliettes de Minuit tout seul. Je refermai la porte derrière moi et gagnai les escaliers, le pied incertain, mes mains ne quittant pas le mur.

Des oubliettes... pensai-je.

Ma salle de cours devait se trouver en sous-sol, loin des autres, à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes. Je foulai enfin une terre dure parsemée de gravillons. Deux meurtrières laissaient passer une timide clarté qui permettait tout juste de discerner la petite porte en bois par laquelle j'étais passé la nuit dernière. Dans l'ombre de l'escalier que je venais de descendre, quelque chose attira mon attention : encore des marches. Celles-ci s'enfonçaient sous terre. Les oubliettes pouvaient-elles se trouver juste là ? Poussé par l'appréhension d'arriver en retard, je m'y hasardai. Encore une fois, je dus avancer à tâtons, escorté par le bruit de mes bottes résonnant contre la pierre froide. Bientôt, une lueur vacillante dissipa les ténèbres et j'aperçus le début d'un couloir. Arrivé sur la dernière marche, un nouvel écriteau m'apparut :

 

« Oubliettes de Minuit »

 

J'étais plus intuitif que je ne l'avais cru. Il ne me restait plus qu'à trouver la salle 123. Soulagé malgré l'ambiance glauque qui régnait, je m'aventurai dans cette galerie dont je ne voyais pas le bout en dépit de son curieux éclairage. De petites lueurs virevoltaient tout le long de ce couloir obscur, créant un effet de profondeur saisissant. Leur présence me rassurait. Tels des feux follets dansants, ils m’accompagnèrent alors que je cherchais ma salle de classe. Sur ma droite, des cavités creusées dans la roche et fermées par des grilles se succédaient à perte de vue. Les fameuses oubliettes. Sur ma gauche, autant de portes closes.

J'arrivai devant la première : 1

1 ?

Sceptique, je gagnai la suivante.

2...

Je sortis mon emploi du temps et le dépliai vivement, les sourcils froncés. J'avais peut-être mal lu.

Salle 123.

Un léger vertige s'empara de moi. Je rangeai ma feuille en me remettant en marche d'un pas rapide. Y avait-il réellement autant de salles de cours ? C'était tout bonnement effarant. À quoi pouvait bien servir un si grand nombre de pièces ? J'accélérai tandis que les portes défilaient encore et toujours. En arrivant à hauteur de la salle 65, je me mis à courir.

Comme je haïssais cet endroit… J’aurais donné n’importe quoi pour être loin d’ici. De là où j'étais, je ne voyais aucun des deux bouts de ce damné couloir. Je dépassai la salle 88 en continuant à galoper.

Salle 99.

Je n'étais plus très loin. À hauteur de la salle 120, je ralentis pour récupérer de ma course avant de me présenter.

Salle 121.

122.

124.

La vue troublée par l'effort, les chiffres tanguaient devant mes yeux. Il fallait que je me calme. J'inspirai profondément, délassai ma nuque, puis fixai à nouveau les deux portes en face de moi : 122... 124... Où était cette fichue salle 123 ? Mes nerfs menaçaient de lâcher. À tout hasard, je toquai timidement à chacune des deux portes. Aucune réponse. L'angoisse me saisit. J'étais seul, perdu au fin fond de ces stupides oubliettes...

— Tu croyais vraiment faire le poids contre moi ?

Je me figeai, le souffle court. Le timbre de cette voix m'avait hérissé, reconnaissable entre mille. Dans l'ombre de l'un des cachots, une silhouette indistincte déambulait. À ses pieds, contre le mur, les mains enchaînées au-dessus de la tête, le corps affaissé d'un prisonnier.

Papa...

Mon sang ne fit qu'un tour.

— Seul un sorcier peut vaincre un autre sorcier, poursuivit la voix glaçante de Théorell.

— Alors, ce plaisir... reviendra... à mon... fils...

Il laissa échapper un rire moqueur, mais Théorell le fit taire d'un violent coup de poing en plein visage.

— Papa !

Face à cette scène fantomatique que je ne m'expliquais pas, quelque chose se produisit en moi. Un désir de vengeance dévorant m'ébranla. En venant ici, j'avais la chance de pouvoir devenir un sorcier. Santhoryne allait me donner les moyens d'affronter le meurtrier de ma mère à armes égales. Je ne devais pas passer à côté d’une telle opportunité. Mais pour cela, il fallait que je trouve cette maudite salle de cours au plus v....

123.

Je clignai des yeux, effaré. Une nouvelle porte venait d'apparaître, juste entre la 122 et la 124, tandis que dans la geôle, il n'y avait plus personne. À quoi rimait cette mise en scène sordide ?

Encore secoué, je finis par placer mon oreille contre le bois pour savoir si le cours avait déjà commencé. J’entendis alors une voix inhumaine, qui fit naître en moi une peur sans nom. Une voix sifflante au timbre glacial, désincarnée. Tétanisé, j'hésitais encore à m'enfuir lorsque la porte s’ouvrit à toute volée, si brutalement que je bondis en arrière. Je trébuchai et m’affalai, empli d'effroi à la vue de l'être qui se dressait dans mon champ de vision.

Sa silhouette grande et filiforme se découpait dans le léger contre-jour de la salle de classe. Des pointes hérissaient son crâne chauve et il portait une tunique sombre qui lui descendait jusqu'aux chevilles, serrée à la taille par une large ceinture. Il fit un pas en avant et je restai par terre, incapable d'esquisser le moindre geste. Sa peau grisâtre et sèche lui donnait un teint poussiéreux. Ses tempes creuses, ses pommettes saillantes et sa bouche à peine dessinée m’évoquaient le portrait d'une momie décharnée tandis que ses oreilles pointues, plaquées de chaque côté de sa tête, trahissaient sa nature peu commune. Profondément enfoncés dans leurs orbites, ses yeux à la pupille noire figée dans un iris cristallin me transpercèrent. Jamais un regard ne m'avait autant effrayé, pas même celui du Démiurge. Le silence s'étira tandis que nous nous observions. J'étais au bord de l'évanouissement.

Soudain, il se rapprocha encore et se pencha vers moi. Un éclat lumineux aviva son regard nivéen. Ses lèvres s'entrouvrirent et une grimace indescriptible crispa ses traits. Son haleine nauséabonde m’atteignit et me donna aussitôt envie de vomir. Lorsqu'il tendit une main arachnéenne vers moi, je levai en vain le bras pour m'en protéger : ses doigts froids se refermèrent autour de ma gorge. Je crus mourir quand il me souleva de terre comme si je ne pesais rien pour me plaquer contre la pierre. Son faciès de mort était si proche du mien que nos souffles se mêlèrent. J'affrontai malgré moi ces iris blancs à l'éclat insoutenable et l'épouvante me poignarda au plus profond de mes entrailles. Je me mis à gémir, au bord de l'apoplexie :

— Pitié… lâchai-je dans une faible supplique. Ne me faites pas de mal…

Je peinai à articuler ces quelques mots et tentai, sans grand espoir, d’écarter le bras qui me maintenait avec tant de force, mais celui-ci ne bougea pas d’un pouce. L'être émit alors un claquement sec des mâchoires, puis me reposa avec une extrême lenteur. Je tremblais comme une feuille lorsqu'il prit la parole, à mon grand étonnement :

— Lùthen Daoïne, maudit ver de terre… Vous êtes en retard, murmura-t-il de sa voix d’outre-tombe.