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Prologue

Le vent hurlait. Il sifflait rageusement, entraînant avec lui des tourbillons de poudreuse qui dansaient dans l’air glacé. Bravant le blizzard, une voyageuse égarée se fraya un chemin au cœur des sapins, dont les basses branches, mains noires et griffues percluses de givre, cherchaient à la happer. La tourmente lui fouettait le visage. Le froid de la nuit lui mordait la peau. Qu’importe. Elle continuait, droit devant, à la lumière fébrile d’une lanterne, arme rudimentaire contre l’obscurité déchaînée. Ainsi gagna-t-elle le sommet du mont, là où les conifères balayés par les bourrasques n’osaient pas aller. Là où des silhouettes étranges, fichées dans la roche crue, formaient une sorte de cercle.

— Les lignes… balbutia-t-elle, les lèvres bleuies. Les lignes se croisent…

Elle s’avança jusqu’au milieu de cet alignement mégalithique. Malgré les protestations des éléments, elle s’y agenouilla, et, à l’aide d’un couteau, grava quelque chose dans la pierre. Puis de ses doigts engourdis, elle fouilla dans son sac à dos pour en sortir un objet argenté. Une petite cloche, qui en dépit des ténèbres nocturnes, accrocha un faible éclat métallique.

— Puisses-tu… me retrouver, souffla-t-elle, la mâchoire grelottante.

Au terme d’une profonde inspiration, elle leva le carillon, et le fit tinter. Son timbre, presque inaudible, se mua bientôt en une onde, puis en une lueur pâle. Tout à coup, cette lumière engloutit les environs. Lorsqu’elle se dissipa, la voyageuse avait disparu.

Chapitre 1 - A la recherche de demain

Ilas fit feu. La balle traversa la végétation mais manqua le sanglier, que les ténèbres de la jungle engloutirent une fois encore.

En temps normal, son adresse et sa précision auraient eu raison de l’animal. Hélas, après cinq semaines d’un voyage éprouvant, l’épuisement et le manque de vivres l’accablaient. Comme les autres. Sur le coup, il accusa l’obscurité d’être à l’origine de son nouvel échec, habité par la détestable impression que la lune, qui perçait péniblement au travers de la canopée, le jugeait avec autorité.

— Par Arhnam ! jura-t-il en se retenant de jeter son fusil au sol.

Furieux, écœuré, il s’assit sur une souche et tâcha de recouvrer son calme. Les regrets l’assaillirent. Il s’efforça de les refouler, en vain : les mâchoires crispées, il se maudit d’avoir accepté cette mission.

Capitaine Ilas de Rayel,

À l’occasion de la journée nationale d’hommage aux Morts pour l’Empire pendant la première guerre Asgartho-lucomorienne et des combats de Yarden,

Son Absolu le Scion Aaron Cornélius Whitmore vous prie de bien vouloir assister à la réception ce jour à 19h, au palais impérial de Glas-Sofia.

Veuillez ne pas quitter les lieux avant 21h.

 

Ilas, droit dans son uniforme d’apparat, son sabre battant sa hanche, décrivit d’un œil austère la myriade de convives rassemblés sous les grands lustres de la salle de réception. Dignitaires, hauts-gradés et même les plus éminents des érudits issus de la prestigieuse Académie des Sciences engloutissaient petits fours, sirotaient vins pétillants et hypocras, le tout enveloppé d’une atmosphère aussi pompeuse que solennelle. Les talonnettes valsaient sur les tapis écarlates brodés d’or. Les rires contenus s’entremêlaient aux discussions, aux messes-basses aussi, et Ilas, presque calfeutré entre deux hautes colonnes de marbre cannelées, s’interrogea quant au sens de sa présence.

— Mais qu’est-ce que je fous ici… soupira-t-il au terme d’une énième relecture de son carton d’invitation.

Peu accoutumé aux mondanités, il s’esquiva lorsque le hasard jeta à sa proximité un officier de l’armée impériale, dont le monocle rutilait autant que les médailles ostensiblement épinglées sur sa vareuse. Archibald de Viéville, colonel et son supérieur hiérarchique direct, passa sans le remarquer. Il fallait dire qu’Ilas présentait un talent certain pour la dissimulation, et qu’une imposante cycadale, nouvelle fantaisie de tous les riches Asgarthiens, lui permit de se camoufler sans trop avoir à s’écraser. Non qu’il n’aurait pas apprécié tenir une brève conversation avec de Viéville, ces dernières se révélant le plus souvent enrichissantes, mais plutôt que le sexagénaire avait déjà épongé la moitié d’une bouteille de champagne, porte ouverte à moult débats politiques qu’Ilas, ce soir, préférait éviter.

Adossé à l’énorme pot, il rajusta son col, lustra ses quelques distinctions, puis passa une main dans ses cheveux courts, plus blonds que les blés, afin de leur redonner un peu d’allure.

— Veuillez ne pas quitter les lieux avant vingt-et-une heure, songea-t-il en se rappelant la dernière phrase de l’invitation.

Déjà qu’il trouvait étrange d’avoir été ainsi convié à un tel gala, cette mention, ou plutôt cette condition, le laissait plus que perplexe. Cela ne faisait qu’ajouter à sa confusion, et à sa certitude qu’il n’avait aucune partition à jouer dans ce concert de gloussements mielleux. Si le cœur le poussa à tourner les talons, la raison, elle, lui souffla néanmoins de rester. Cette missive, reçue le matin même et qu’il pliait à nouveau comme s’il avait pu s’agir du plus beau des mouchoirs, offrait de quoi alimenter quelques intrigues.

Une invitation d’Aaron Cornélius Whitmore, Scion d’Asgartha. L’un des membres du Triumvirat, à la tête de l’Empire tout entier. Une invitation émanant de cet homme, en personne. À bien y réfléchir, Ilas douta que le reste des convives autour de lui ait été gratifié du même honneur. Pas même cet ecclésiaste, au fond, entouré de prêtresses d’Arhnam dont les robes cléricales ajoutaient une touche d’immaculé au milieu de cette débauche de rouge et d’or. Raide dans son complet veston cramoisi mais affable, un large sourire fendant son visage en deux sous son épaisse moustache soigneusement recourbée à ses extrémités, il aimantait à lui seul la moitié de la salle de réception.

— Daniel Marcus von Rosenberg, le reconnut Ilas, songeur.

Bras droit de la Grande Prêtresse Sedna Circé, et porte-parole de la Sainte Église d’Asgartha, le quinquagénaire apparaissait comme l’homme de la soirée. Ilas décrétait qu’il lui fallait par conséquent l’éviter à tout prix, lui et ses manières sentencieuses, quand, soulignant le balcon et les draperies couleur lie de vin, la grande horloge dorée à l’or fin sonna huit fois. Si la plupart des dignitaires ne réagit pas, le capitaine, lui, leva les yeux au grand dôme de verre au travers duquel transparaissait la nuit. Tout autour, gravée entre les dorures, les moulures et les angelots, lui apparut la devise impériale :

Un empire fondé sur les armes se soutient par les armes.

Les nuées orageuses voilèrent tout à coup la lune, et les lettres s’estompèrent. Ilas ignora s’il devait y lire un signe, un présage, ou bien s’il s’en faisait tout simplement pour rien.

— Encore une heure à attendre, supposa-t-il un peu las.

D’un œil méfiant, il s’assura que le monocle du colonel de Viéville ne risquait pas de reparaître avant de quitter son couvert végétal. Quitte à patienter, essayer de prendre malgré tout un peu de bon de temps apparaissait comme la seule option envisageable, et il piquait une bouchée au saumon et au sésame sur un plateau d’argent lorsque son regard dévia. Plus loin, entre d’immenses plantes tropicales en pot, s’étendait un comptoir d’acajou lustré, centre névralgique d’un ballet incessant de verres vides et de verres pleins. Deux hommes en complet y faisaient le service, asséchant les bouteilles de pétillant, de brandy, de coulindrum à tour de bras expert. Si la plupart des amateurs de liqueur ne s’attardaient pas et préféraient emporter leur plaisir ailleurs, une femme, glissée dans une élégante robe de soirée noire, y restait accoudée, fort affairée à déguster un cocktail. Surtout, elle aussi regardait l’heure, et ne paraissait pas vraiment passionnée par la soirée.

Ilas, en la découvrant ainsi penchée sur sa consommation, émit la plus instantanée des suppositions. Supposition qui se confirma lorsqu’il aperçut du coin de l’œil un carré de carton, posée devant elle. Une invitation, sans nul doute. En provenance du Scion, peut-être bien.

— Une Alrune, commanda-t-il au garçon, tout en s’installant au côté de la demoiselle.

Pendant qu’on lui servait un ballon de mandragore, agrémentée d’un soupçon de distillat de cardamome, il coula un regard intrigué en direction de la jeune femme dont le dos nu, que caressait la lumière tamisée, éveilla en lui un instinct primal. L’espace d’un instant, elle ne lui prêta pas même une once d’attention, ses yeux de jade rivés sur sa propre coupe quasi terminée, qu’elle s’amusa à faire tournoyer entre deux doigts. Elle l’acheva alors d’une traite et au terme d’un frisson, peut-être induit par le regard un peu trop indiscret d’Ilas, elle prit une longue inspiration.

— On s’ennuie ? lui demanda-t-elle sans pour autant lui accorder un regard en biais.

— Je vous retourne la question.

Elle se fendit d’un sourire à la fois affligé et chagriné.

— On ne peut pas s’ennuyer tant qu’il y a à boire…

D’un signe du menton, elle commanda une autre boisson qu’on s’empressa de lui apporter. Pendant ce temps, Ilas se plut à la croquer des yeux. Une silhouette fine, des cheveux auburn à peine aux épaules, un teint halé, celui d’une femme accoutumée à l’extérieur et aucunement aux salons malgré ses attributs du moment. À bien la regarder, elle ne lui paraissait pas très à l’aise, petit poisson perdu au milieu d’un vivier à requins. Un peu comme lui, en somme.

Sa nouvelle coupe servie et la précédente emportée, elle y déposa rapidement les lèvres et en but une gorgée. Ilas, lui, avala un peu de son Alrune, incapable de déterminer si on avait forcé la dose sur le distillat de cardamome, ou bien si le parfum délicat de sa compagne y était pour quelque chose.

— Vingt-et-une heures, c’est bien ça ? risqua-t-il alors en désignant le carré de papier, négligemment abandonné devant elle.

Elle le gratifia d’une œillade scrutatrice, juste avant de se fendre d’un rictus amusé.

— Vous aussi vous avez reçu ce papier, et vous vous demandez ce que vous fichez ici ?

— C’est un peu ça, oui.

— Je me disais bien que vous n’aviez pas grand-chose à voir avec tous ces dignitaires, lâcha-t-elle. Malgré votre bel uniforme aux couleurs de l’Empire, je veux dire.

— Non en effet, acquiesça Ilas. Je n’en suis pas un. Tout comme vous ne m’avez pas l’air d’en être une, ni même une érudite de l’Académie des Sciences. Et encore moins une prêtresse de notre Mère Arhnam.

Elle joua les offensées.

— Peut-on savoir ce qui vous fait dire ça ? minauda-t-elle, une main sur le cœur.

— Quoi donc ?

— Que je ne suis pas une prêtresse d’Arhnam.

Ilas ne sut s’il devait se prêter au jeu ou non. Il choisit finalement d’en rester assez éloigné.

— Vous n’auriez pas quitté cet homme, Daniel von Rosenberg, d’une seule semelle si vous en aviez été une, lui répondit-il alors en lui désignant l’ecclésiaste. Et puis, une prêtresse qui s’enfile les Monts Amud à la chaîne ?

— On a un expert en cocktails on dirait.

— Et vous, vous êtes experte en quoi ?

Elle le dévisagea, mais Ilas ne se laissa pas impressionner. Bien qu’il se maudit d’avoir répliqué aussi vite, et quelque chose d’aussi potentiellement tendancieux, il retrouva son aplomb.

— Peut-être que nous pourrions deviner la raison de notre invitation, si vous me révéliez qui vous êtes, précisa-t-il.

Ilas, curieux de voir ce qu’elle accepterait de lui répondre, attendit patiemment. Mais rien ne vint. Au lieu de cela, la jeune femme croisa les mains devant elle et jeta un nouveau coup d’œil à l’horloge, à tel point qu’Ilas en vint à se demander s’il ne l’importunait pas, au bout du compte.

— Malgré les cocktails, il est évident que vous vous ennuyez à mourir. Alors pourquoi rester ici ? insista-t-il, en s’efforçant de faire preuve de tact.

— Il est rare que l’on invite quelqu’un comme moi au palais de Glas-Sofia, éluda-t-elle entre deux gorgées.

— Alors quoi, vous restez par curiosité ?

— Pas vous ? Oh, j’oubliais que vous êtes un soldat, lui fit-elle remarquer, sarcastique, en accordant à ses quelques médailles un intérêt aussi fugace que synthétique. Obéir, c’est votre truc. Ou bien peut-être que vous avez peur qu’on vous réprimande, si vous mettez les voiles.

Ilas ne prit pas la peine de répondre. Elle visait assez juste, au bout du compte, et cela l’amusa au point qu’un rictus étira ses lèvres. Sa compagne s’en aperçut. Elle sourit elle aussi, et finit par lui tendre une main amicale.

— Azaïga Folsund, se présenta-t-elle. Mais Aïsa, c’est plus court.

— Ilas de Rayel. C’est un plaisir.

Il lui serra la main, en prenant garde à ne pas la lui écraser. Une mauvaise habitude qu’il avait prise. Curieusement, ce fut elle qui lui broya les phalanges, ce qui le surprit autant que cela le ravit.

— Alors… capitaine Ilas de Rayel, rebondit-elle tout en envoyant une chiquenaude dans l’une de ses épaulettes frangées. Une idée de pourquoi Son Absolu le Scion nous a invités, ou plutôt convoqués, ici ?

— On se posait exactement la même question.

Au-delà de l’angle du comptoir, où une chope de bière et un ballon de vin rouge semblaient se tutoyer, on leur adressa un signe discret.

— À vous aussi on vous a demandé de ne pas partir avant vingt-et-une heures ? insista l’homme, accoudé.

Il semblait plus nerveux que de raison dans son costume bon marché, même si à son menton volontaire que dissimulait une barbichette châtaine, il éprouvait une certaine fierté à se retrouver en ces lieux pour une telle occasion. Enveloppée d’une robe de soie mauve au col montant, la brune discrète installée à sa gauche les salua à son tour d’une légère inclinaison du chef.

— On dirait que nous sommes quatre à avoir été invités maintenant, conjectura Ilas.

On approuva face à tant d’évidence.

— Les petits fours sont excellents, surtout ceux au foie de struthio mais… Je ne sais pas pour vous, j’ai l’impression que contrairement à tout le monde là, autour, on n’a pas été invités pour ça, avança l’homme avec une mine basse. Laissez-moi deviner, vous n’êtes pas du gratin d’Asgartha vous non plus ?

— Jeff, tu recommences, le coupa sa partenaire avec flegme, en repiquant une baguette de bois noir dans son chignon de jais.

Ilas croisa son regard. Un regard d’améthyste, au creux d’yeux en amande, joyaux d’un visage d’albâtre. Une Yomie, vision peu courante au cœur d’Asgartha que les représentants de ce peuple pacifique évitaient comme la peste. Peut-être à raison, tant les immenses boulevards de la capitale impériale, tendus de tuffeau, de fer forgé et d’ardoise, survolés par les zeppelins et sillonnés par le Grand Tramway Aérien, symbolisaient l’antipode de leur propre civilisation.

— Désolé, s’excusa son compagnon en rehaussant sa moue pincée d’un froncement de sourcils embarrassé. J’ai tendance à me montrer un peu indiscret parfois. Moi c’est Jefferson Giland II. Mais appelez-moi Jeff, parce que Jefferson c’était le nom de mon regretté paternel. Et ma partenaire, ici, c’est…

— Thaïs Kojiki, reprit l’intéressée, les mains croisées sur le comptoir.

Elle s’inclina à son tour avec respect, saluant Ilas et Azaïga comme le voulait la tradition Yomie.

— Une idée de pourquoi on nous a invités ? les pressa Ilas.

 Umu, vous êtes soldat, observa Thaïs d’un air entendu. En ce qui nous concerne, Jeff est pilote et télégraphiste. Quant à moi, je suis ce que vous appelleriez une rebouteuse. Peut-être devrions-nous y voir un heureux hasard, cela étant… je suis persuadée que nos compétences sont la raison pour laquelle nous nous trouvons ici.

— Et vous, vous êtes ? interpella Jeff en s’intéressant à Azaïga.

Soudain confrontée au regard insistant de ses trois camarades de comptoir, la jeune femme n’eut d’autre choix que de compléter :

— Je vends mes services au plus offrant.

— Une mercenaire, alors ? comprit Ilas, sincèrement surpris.

Voilà qui ajoutait du grain à moudre, même s’il aurait volontiers demandé ce que le Scion Aaron Whitmore pouvait bien vouloir d’une chasseuse de têtes.

— Un soldat, un télégraphiste, une médecin Yomie et une mercenaire, conclut Jeff, à la fois songeur et impressionné. Vous pensez qu’on va avoir besoin de nous ?

L’horloge sonna de nouveau en coupant court à leurs embryons d’hypothèses. Le dernier tintement, le neuvième, achevait de résonner dans l’immense salle de réception quand les convives, un à un, quittèrent les lieux pour s’engouffrer dans l’un des corridors adjacents. Aux émanations qui d’un coup alourdirent l’atmosphère, il apparut évident qu’un dîner s’apprêtait à être servi, quelque part dans l’un des salons contigus.

— On ferait peut-être bien d’y aller aussi ? supposa Jeff en descendant de son tabouret.

— J’aurais plutôt tendance à penser qu’il vaut mieux ne pas bouger d’ici, le contredit Ilas. C’est écrit dans l’invitation. Ne quittez pas les lieux.

Bientôt la salle se vida, les discussions s’éteignirent, les domestiques s’éclipsèrent et ne resta plus que les quatre mandés, accoudés au bar, ainsi qu’un cinquième. Planté au milieu de la grande rosace de marbre rose, dernier survivant d’une foule obséquieuse, le robuste quinquagénaire au costume cramoisi leur adressa un large sourire en les découvrant là. Il rajusta d’une main sa cravate vermeille puis, ses souliers vernis claquant sur le sol lustré, approcha d’un pas décidé.

— Eh bien, s’enthousiasma-t-il au terme d’un rire franc et clair. Moi qui pensais être le seul à avoir reçu cette étrange invitation, je n’aurais guère cru que nous serions cinq !

Précédé d’un parfum musqué mêlé à l’odeur du cigare, il tendit à chacun une main puissante mais amicale.

— Peut-être me connaissez-vous déjà, je ne puis toutefois m’empêcher de me présenter dans les formes. Daniel Marcus von Rosenberg, ecclésiaste de rang un, prélat au service de Sa Grâce la Grande Prêtresse Sedna Circé.

Sa voix, grave, un peu rauque mais chaleureuse, résonna un moment. Il salua Thaïs et Jeff, puis Ilas, dont les prunelles bleu acier ne se détachaient pas de l’écusson d’or piqué sur son veston. Un écusson gravé de la rune d’Arhnam.

— C’est un honneur que de vous rencontrer, Monseigneur von Rosenberg, s’inclina Thaïs, visiblement émue.

— Oh pas de cela entre nous, je vous en prie, réagit aussitôt l’intéressé. Daniel suffira amplement.

— Bien, dans ce cas Daniel, vous savez peut-être pourquoi on est là ? l’interrogea alors Azaïga, sans détour, peu impressionnée par l’aura de l’ecclésiaste. Il apparaît évident que cette invitation n’était pas qu’une politesse.

L’ecclésiaste, les doigts compressés dans l’étau de la jeune femme, lui adressa un sourire renouvelé. Ce sourire, Ilas douta pourtant de sa sincérité quand les yeux clairs de l’homme d’Église se fixèrent dans ceux d’Azaïga, et soutinrent son regard incisif.

— Quelle poigne ! s’esclaffa-t-il néanmoins.

— La vôtre, en revanche, est un peu molle, lui fit-elle remarquer à mi-chemin sur le ton de l’humour. Et vous ne m’avez pas répondu.

Elle lui lâcha enfin la main. Daniel, à l’évidence loin de se sentir concerné par l’offense, se redressa dans son complet en se massant un instant.

— En effet. Pour en revenir à votre question, qui soit dit en passant m’apparaît tout à fait légitime, eh bien… j’ai peur de ne pas avoir de réponse à vous apporter. Seule Arhnam le sait pour le moment. Alors je ne saurai que trop vous recommander de vous rappeler le dix-huitième verset du Chant du Monde, ma chère : patience, patience, mon enfant, car…

— Tu sauras tout en temps et en heure, conclut Ilas.

L’ecclésiaste parut satisfait. Il acquiesça, puis s’écarta d’un pas pour consulter sa montre à gousset. Azaïga glissa alors un coup d’œil à Ilas, qui le capta. Elle ne prononça pas un mot, même s’il put lire sur ses lèvres la perplexité qu’elle aurait apprécié lui avouer.

— Un soldat, un télégraphiste, une médecin Yomie, une mercenaire… et maintenant un ecclésiaste, aurait-elle pu dire.

— Drôle d’équipe, on croirait le début d’une mauvaise blague, aurait-il convenu au moment où un domestique vêtu de blanc faisait irruption.

— Mesdemoiselles et messieurs, veuillez me suivre je vous prie.

— Enfin, soupira Jeff.

Azaïga, la plus intriguée des cinq, fut la première à lui emboîter le pas, rapidement suivie par les autres. Ilas, lui, s’empressa de finir son verre avant d’en faire de même. Conduits par le majordome, ils s’enfoncèrent dans les entrailles du palais de Glas-Sofia. Couloirs lambrissés et escaliers feutrés se succédèrent, jusqu’à ce qu’ils surent être des appartements privés. Le bleuet impérial sculpté, dont s’enorgueillissait la porte devant laquelle on les laissa, semblait avoir été figé là par quelque prodige. Le domestique frappa à trois reprises, puis ouvrit.

— Entrez, leur intima-t-il.

Tandis que le majordome refermait sur leur passage et s’éclipsait, s’offrit à eux une vaste pièce noyée sous les tapisseries incarnates, qu’égayaient à peine quelques dorures éparses. De nombreux portraits, lourdement encadrés, habillaient ces ornements princiers. En somme, les figures de toutes les personnes importantes que connaissait et qu’avait connues le Triumvirat. Ilas en identifia quelques-unes, en marchant sur le sol dallé de marbre blanc, admirant dans le même temps les impressionnantes fresques peintes au plafond. Héros antiques et angelots se rassemblaient autour d’une lumière rassurante. La lumière de la Mère-Créatrice, Arhnam, qui veillait sur tous. Plus loin à gauche, un feu crépitait dans l’âtre d’une cheminée, gueule béante d’une créature infernale. Sa douce chaleur emplissait les lieux et profitait à trois divans de cuir carmin, disposés en U autour d’une table basse en acajou.

— Il n’y a personne, fit remarquer Jeff d’un air à la fois surpris et inquiet.

— Qui que ce soit, il ou elle va sans doute arriver, lui répondit Thaïs. Un peu de patience.

Pendant que Daniel s’approchait du feu pour s’y réchauffer les mains, et qu’Azaïga se plantait entre une bibliothèque en bois de rose et un divan de cuir rouge, Ilas s’approcha du fond de la pièce. Un vitrail monumental, travaillé à l’effigie de la façade principale de Glas-Sofia, laissait filtrer la lumière extérieure. Ainsi, les rayons de la lune pénétraient dans le salon en se chargeant de nuances colorées, inondant gracieusement un bureau en arc de cercle, ciré et lustré.

L’attention du capitaine, toutefois, fut retenue par un tableau accroché au-dessus d’un petit secrétaire de bois bleu, mobilier singulier au milieu de ce décor rouge et blanc. L’œuvre représentait avec un parfait réalisme un trentenaire au visage avenant et aux cheveux argentés en dépit de son âge. Ses yeux d’un bleu céruléen intensifiaient son regard et inspiraient autant de respect que de confiance. Il reconnut aussitôt Aaron Whitmore.

— Mes amis, je vous remercie d’avoir répondu à mon invitation, les interpella subitement une voix dans leur dos.

Le Scion venait d’apparaître sur le seuil de la porte. Ses mains gantées de blanc posées sur le pommeau d’ivoire de sa canne, il affichait un air serein et semblait apprécier la surprise de ses hôtes. En le découvrant, Ilas ne put s’empêcher de le détailler, de le trouver clinquant dans sa redingote noire et or, passée par-dessus un veston rutilant taillé sur mesure. Aaron Whitmore était à l’image de l’armée impériale qu’il commandait : puissant et élégant. Aussi le capitaine en eut-il immédiatement une très forte impression.

— Votre Absolu, s’inclinèrent ensemble les cinq mandés.

Le Scion leur rendit leurs salutations d’un signe de tête. Tout en se dirigeant vers une commode dont il extirpa des verres ainsi qu’une bouteille, il reprit la parole :

— Je suis ravi de voir que vous avez tous les cinq répondu favorablement à mon invitation. J’ose espérer que vous avez pu profiter du buffet, ainsi que du bar ?

— Ha ça oui, confirma Azaïga à voix si basse que seul Ilas, à sa droite, put l’entendre.

Les autres opinèrent en silence. Alors le Scion, visiblement satisfait, remplit six coupes de ce qui s’annonçait être un excellent hydromel.

— Comme vous vous en doutez, cette invitation sous couvert de l’hommage aux Morts pour notre Empire n’est pas désintéressée. Bien au contraire. Je crains d’avoir beaucoup à vous dire alors, je vous en prie, prenez place. Vous n’en serez que plus à l’aise.

Jeff n’en attendit pas plus. Profitant de la permission du Scion, il s’installa dans l’un des grands canapés tandis que les autres optaient pour des fauteuils plus isolés. Seule Thaïs s’assit à côté de lui, les mains sur les genoux.

— Comme vous le savez, poursuivit l’homme aux cheveux d’argent, nous vivons une époque dangereuse. Si nous avons dû faire preuve de discrétion pour nous rencontrer, c’est précisément pour cette raison.

— J’imagine que ce que vous allez nous dire ne doit en aucun cas quitter cette pièce ? crut deviner Azaïga, de but en blanc.

— En effet. Oserai-je même suggérer que la conversation que nous nous apprêtons à avoir… n’existe pas. J’imagine que nous nous comprenons.

Il attendit que ses invités acquiescent avant de continuer :

— Bien. Je tâcherai d’être direct et concis. Si je vous ai fait venir ici ce soir, c’est parce que nous, le Triumvirat, avons besoin de vos compétences.

Il se tourna vers Azaïga et lui tendit une coupe d’hydromel, qu’elle saisit en le remerciant d’un hochement de tête :

— Mademoiselle Folsund, bien qu’il ne soit pas dans nos habitudes de recourir au mercenariat, vos talents pour retrouver la trace de personnes volatilisées sont sans équivalent, tout comme votre taux de succès.

— Comment vous pouvez le savoir ?

— Le Triumvirat a ses sources, lui garantit le Scion d’un air entendu.

Il fixa ensuite successivement Jeff et Thaïs avant de leur offrir aussi le précieux breuvage.

— Monsieur Giland, mademoiselle Kojiki, parce que les derniers télégraphes mis au point par l’Académie des Sciences ainsi que la médecine de terrain n’ont aucun secret pour vous, notre nation a également besoin de vos services. Soyez-en assurés.

Les yeux du Scion se posèrent sur Daniel, qui déclina poliment le verre qu’on lui proposait.

— Monseigneur von Rosenberg, votre abnégation et votre loyauté ont déjà rendu maints services au Triumvirat, considéra-t-il. Quant à votre grande érudition, elle fait de vous le seul ecclésiaste à avoir un pied dans notre prestigieuse Académie des Sciences.

Ilas se raidit lorsqu’Aaron Whitmore lui fit face. Il prit machinalement la coupe d’hydromel, mais ne but pas.

— Et vous, capitaine de Rayel, vous êtes un modèle parmi nos soldats, acheva le Scion avec une certaine fierté. Loyal, fidèle et dévoué. Comme tout le monde le sait, vous êtes désormais parmi les meilleurs dans votre domaine. Le Triumvirat sait qu’il peut compter sur vous, en toute circonstance.

— Et ces circonstances, aujourd’hui… risqua Daniel. Quelles sont-elles ?

Aaron Whitmore prit une profonde inspiration, le visage soudain assombri par ce qu’Ilas crut être de l’anxiété. D’un pas lent, il alla prendre place dans l’un des divans inoccupés et avala une gorgée de sa boisson favorite.

— La Lucomorie, laissa-t-il tomber.

— La Lucomorie ? répétèrent en chœur Ilas et Thaïs, incapables de voir où on comptait en venir.

— Oui, l’ennemi. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il nous est supérieur en nombre d’hommes, en ressources, en technique également. Voilà pourquoi je ne pense rien vous apprendre en vous disant que l’Empire travaille en permanence à anticiper un éventuel conflit direct, qui hélas pourrait éclater à tout moment.

Ils hochèrent la tête.

— La situation n’a jamais été aussi tendue. Hélas, et alors que la Lucomorie pourrait très bien passer à l’offensive demain, ou dans une heure, notre Empire chancèle au bord de la pénurie. Par peur de représailles, nos voisins de Holzwald et d’Ark’Algabar ont rompu nos anciennes alliances, et notre territoire seul ne suffit plus à approvisionner nos usines. En dépit de l’image véhiculée par le Bureau des Affaires Intérieures, notre industrie de guerre tient à peine debout. Voilà pourquoi nous avons envisagé l’inenvisageable.

— L’inenvisageable ? tiqua Ilas. Ce qui veut dire ?

— Prospecter là où la terre n’appartient à personne.

— Ou plutôt… là où personne n’est jamais allé, comprit Azaïga, mi troublée, mi horrifiée.

Anticipant une possible levée de boucliers, le Scion bondit de son fauteuil et s’approcha d’une carte du monde brodée dans la tapisserie du mur. Du bout de sa canne, il désigna un petit point au nord-est.

— Voici Asgartha, expliqua-t-il. La plus grande cité au nord de notre monde civilisé qu’est la Reida.

Puis, il montra une vaste zone aux contours irréguliers tout autour.

— Et voici notre Empire. Aussi grand qu’il puisse paraître, notre sous-sol n’est plus suffisamment riche, notamment en minerai d’Æther, pour nous permettre de poursuivre nos recherches et le développement de notre arsenal. Un problème qu’il est désormais indispensable, et même vital, de résoudre avant que la guerre n’éclate car l’ennemi est, hélas, bien plus avancé que nous. Ses terres s’étendent loin au sud. Il ne connaît pas le manque, contrairement à nous.

— Donc vous comptez prospecter dans le Nevestin, en déduisit Ilas, de marbre bien que cette possibilité le laissait pantois.

— Impossible, trancha aussitôt Azaïga avec sévérité. Personne n’a jamais franchi la chaîne de Veggar, ou en tout cas personne n’en est jamais revenu vivant.

— La très forte concentration en Æther au-delà des sommets brouille les champs magnétiques et empêche les aéronefs de les survoler, renchérit Jeff, plus soucieux encore que les autres. Quant à y aller à pied… je préfère ne pas l’imaginer.

— Mes chers amis, je vous en prie, intervint alors Daniel. Un peu de calme.

Aaron Whitmore pivota vers lui. D’un regard impavide, il l’invita à s’exprimer, ce que l’ecclésiaste fit en commençant par secouer la tête sous le coup de la lassitude.

— Si je comprends bien, il s’agit du seul et unique moyen dont dispose l’Empire pour contrer la menace de la Lucomorie, convint-il.

— Et vous comptez nous demander d’y aller ? s’étrangla Thaïs. De prospecter là-bas pour le Triumvirat ?

— Pas pour prospecter, répondit le Scion sans hésitation. Mais pour retrouver et ramener quelqu’un.

Une vague de stupeur tétanisa le petit groupe. Aaron Whitmore désigna la longue chaîne montagneuse qui séparait la Reida des terres inconnues du Nevestin.

— Il y a de cela quelques semaines, nous avons choisi une volontaire parmi ceux qui s’étaient présentés pour une expédition dans le Nevestin. Cette femme, c’était le professeur Amélia Lake.

— Un membre éminent de l’Académie des Sciences, et une brillante chercheuse, appuya Daniel dans un hochement de tête. Ainsi donc, c’est elle qui mène cette mission…

— Autrement dit, maugréa Thaïs les dents serrées, vous avez envoyé une savante à la mort.

Aaron Whitmore la réprimanda d’un air sévère, mais la Yomie l’ignora et il préféra poursuivre :

— L’opération s’est déroulée dans le plus grand secret et a rencontré un premier succès lorsque le professeur Lake et son équipe sont parvenus à traverser la chaîne de Veggar, après trois semaines de marche. Dans son dernier rapport télégraphique, elle disait être arrivée dans une zone étrange au sud-ouest des montagnes. Mais peu après, nous avons perdu le contact. Cela fait maintenant un mois que nous n’avons malheureusement pas eu la moindre nouvelle. Nous avons donc été obligés de la déclarer disparue… Néanmoins, nous ne saurions renoncer aux découvertes qu’elle a faites dans le Nevestin. Il nous les faut, quel qu’en soit le prix.

Le calvaire avait commencé à cet instant. Contraints, et quelque peu forcés, tous avaient accepté la mission visant à retrouver le professeur Lake, monnayant une récompense presque indécente, sans savoir dans quel pétrin ils allaient s’engager. Jeff et Thaïs, au terme d’un long voyage aérien à bord du Zéphyr, leur aéronef personnel, avaient alors mené la troupe au pied des montagnes de la chaîne de Veggar. Durant plus de quatre semaines à travers monts et vallées, dans le froid et le brouillard, l’expédition avait cheminé pour finalement atteindre cette jungle inextricable et poisseuse, à court de vivres. Ilas repensait à tout cela chaque jour. Et il enrageait. Il désespérait de trouver la moindre piste et, au bout du compte, il se demandait si leur mission de sauvetage n’était pas simplement vouée à l’échec.

Tout en se laissant engloutir par sa fureur, il s’assit sur une vieille souche, son fusil posé en travers des genoux, son sabre pendant à sa ceinture. Il inspira profondément. Autour de lui régnaient les ténèbres et la moiteur, que mouchetaient une poignée de lucioles, silencieuses demoiselles d’ombre au milieu des arbres à haute futaie dont les racines s’enfonçaient dans une fange brunâtre, spongieuse, imbibée d’eau. De loin, au creux de l’obscurité, on aurait cru voir d’horribles et effrayantes créatures immobiles.

Ilas se détendit comme il le put et ferma les yeux. Après une minute, il eut la désagréable impression d’être observé. Il rouvrit les paupières en bougonnant et aperçut alors Azaïga, à quelques mètres de lui, qui s’efforçait de le rejoindre.

— Toujours rien, laissa-t-il tomber en anticipant sa question lorsqu’elle arriva près de lui.

— Daniel veut nous parler, se contenta-t-elle de répondre.

Voyant qu’il ne désirait visiblement pas bouger, elle ajouta :

— À tous.

Il se leva en poussant un soupir, sachant que des remontrances l’attendraient s’il tardait trop.

— Très bien. Allons-y.

Tant bien que mal, ils rentrèrent au campement, qui se résumait à cinq toiles de tente plantées autour d’un feu crépitant. Daniel, Jeff et Thaïs étaient là, assis sur un gros rondin près du feu. Le télégraphiste parut affligé lorsqu’il vit qu’Ilas rentrait bredouille. Daniel, lui, garda un sourire forcé au coin des lèvres. Un sourire qui semblait dire « ce soir, nous vivrons encore sur nos maigres réserves ». D’un signe de tête, l’ecclésiaste le convia, ainsi qu’Azaïga, à venir s’asseoir. La clarté dansante des flammes nimbait les visages d’une aura orangée, barrait les bouches d’un trait noir et donnait aux regards une expression vide, à peine soulignés par les poignées d’escarbilles.

— Mes amis, commença Daniel. Je pense parler au nom de tous en disant que ce n’est pas en restant immobiles ici que les choses vont s’améliorer.

Il observa Thaïs avec insistance, jusqu’à ce qu’elle finisse par ajouter :

— Cela fait deux jours que nous tournons en rond, rappela-t-elle avec gravité. Les phénomènes æthérés brouillent nos boussoles et nous empêchent toujours de communiquer avec l’Empire, mais si nous nous montrons plus méthodiques, je suis certaine que nous arriverons à avancer.

— Je ne puis qu’être d’accord, confirma Daniel. Nous devons aller de l’avant.

— Et comment ? s’emporta aussitôt Azaïga après avoir balancé une brindille dans les flammes. Nos réserves de vivres sont à sec, la chasse est mauvaise, et nous n’avons encore aucun indice de la présence de Lake ici. Tout ce qu’on a, c’est une foutue direction. Le Scion croyait quoi, qu’on ferait des miracles juste avec ça ?

Ilas garda le silence, mais n’en pensa pas moins. Le sud-ouest. Voilà tout ce qu’ils savaient au sujet de la direction qu’avait empruntée Amélia Lake, et la seule piste qu’ils s’efforçaient autant que possible de suivre. Une bien maigre indication, chacun en était conscient.

— Si ça se trouve… Lake est même déjà morte quelque part, supposa Jeff, le regard bas, en se triturant les doigts. Et puis…

Il releva d’un coup la tête.

— Il y a un truc que je ne comprends pas. Pourquoi nous ? Pourquoi ne pas avoir envoyé, je ne sais pas, un détachement impérial ?

— Voyons Jefferson, intervint Daniel en tentant de rétablir la confiance au sein du groupe. Le moindre mouvement militaire ne passerait sûrement pas inaperçu aux yeux de l’ennemi, alors que notre mission doit rester secrète. Non, une équipe réduite comme la nôtre constitue définitivement la meilleure option pour le Triumvirat et je trouve que, malgré nos difficultés, nous nous en sortons bien.

— Quoi, vous êtes sérieux quand vous dites ça ? tiqua Azaïga dans un ricanement nerveux. Vous trouvez vraiment qu’on s’en sort bien ?

— Oui, je le crois. Et je ne dis pas cela seulement pour nous encourager.

La tension au sein du groupe s’accentuait. Ilas le déplorait, mais ne trouvait rien à dire ou à faire pour l’enrayer. Depuis qu’ils s’étaient égarés dans cette jungle, tous ou presque avaient rejeté la faute sur Aaron Whitmore. De fait, chaque fois que Daniel tentait de le défendre, naissait un débat houleux. Aussi, par sagesse mais surtout par crainte, préférait-il rester à l’écart.

— Et vous, Ilas ? l’interrogea soudain l’ecclésiaste sans prêter plus d’attention à Azaïga. Qu’en pensez-vous, mon cher ?

Le capitaine hésita. Il accepta malgré tout de répondre en cherchant avec soin les mots qui ne mettraient pas le feu aux poudres.

— Est-ce qu’on a seulement le choix ? Il faut qu’on continue. Amélia Lake et son équipe doivent être retrouvées.

Azaïga le dévisagea d’un air effaré tandis que Thaïs et Daniel, eux, acquiesçaient d’un hochement de tête. Jeff, de son côté, estima préférable de garder une position neutre. Il se contenta de soupirer, feignant de s’intéresser tantôt à une touffe d’herbe à ses pieds, tantôt aux singes hurleurs qui passaient régulièrement dans les frondaisons au-dessus de leurs têtes.

— C’est de la folie, grogna Azaïga en secouant la tête, dépitée.

— Ouais. De la folie, répéta Jeff, l’air lointain.

La jeune femme lui jeta un regard navré tandis que Daniel se levait, imité par Thaïs.

— Bien, conclut-il en se frottant les mains. Nous dormirons encore ici ce soir, puis nous partirons à l’aube.

— Vous avez au moins une idée d’où se trouve le sud-ouest ? voulut savoir Ilas.

Daniel esquissa un sourire embarrassé tout en se grattant le menton :

— Étant donné que nos instruments de mesure ne fonctionnent guère en ces lieux, il faudra se fier à notre seul instinct.

Dans une sorte de réflexe, ou bien fut-ce pour vérifier, il s’empara de sa boussole. L’aiguille s’affola sans jamais s’arrêter, et l’ecclésiaste finit par la remettre dans sa poche. D’un signe de la main, il désigna un étroit sentier qui s’enfonçait dans l’obscurité.

— Je crois que le sud-ouest est par-là, supposa-t-il. Nous devrions prendre cette direction. Avec de la chance, nous y trouverons quelque chose.

Azaïga ricana en jetant une nouvelle brindille dans le feu.

— Je crois… avec de la chance, répéta-t-elle, ironique. J’adore avancer à l’aveuglette.

Chapitre 2- Sous les frondaisons

Comme à son habitude, Ilas s’était levé tôt. Si tôt que les autres dormaient encore dans leurs tentes. Les premiers rayons de soleil, filtrés par le dense feuillage de la canopée, frappaient le campement d’une lueur verdâtre avec laquelle tranchaient les charbons encore rougeoyants, vestiges d’un feu de camp entretenu toute la nuit. Il s’assit juste à côté, s’affaira à sa toilette et prit un soin particulier à raser ce début de barbe qui l’irritait tant. Puis, après s’être sommairement débarbouillé, il s’habilla avant de ceindre son sabre.

— Ah, Ilas ! s’exclama une voix dans son dos, et ne manqua pas de le faire sursauter. Vous êtes bien matinal.

L’officier se retourna, découvrant Daniel qui quittait sa tente. Après avoir ravalé sa surprise, il fit mine de rien en se raclant la gorge.

— Vous devriez avoir l’habitude depuis tout ce temps, sourit le capitaine.

— Vous avez raison, admit l’ecclésiaste, amusé malgré lui.

Il avait déjà revêtu son éternel uniforme expéditionnaire, que rehaussait une cravate écarlate dont il ne semblait pas près de se départir. Ilas devait le reconnaître, même en de telles circonstances et dans un tel endroit, Daniel prenait toujours particulièrement soin de sa personne au point qu’une question lui brûla les lèvres : le faisait-il pour lui-même, ou bien pour les autres ? Peut-être un peu les deux à la fois.

— Eh bien, nous voilà de nouveau sur le départ, soupira l’érudit en se grattant la tête.

— On dirait que ça ne vous plaît pas, lui fit remarquer Ilas.

Daniel, tout en inspectant son paquetage, émit un sifflement de gorge.

— En un sens, je sais qu’il le faut. Le professeur Lake est notre seule priorité, et chaque pas vers le sud-ouest nous rapproche immanquablement d’elle. D’un autre côté, nous nous éloignons aussi de notre patrie et, je le crains, d’Arhnam elle-même.

Ilas garda le silence tandis qu’il analysait l’expression de son compagnon. Il crut comprendre qu’ils espéraient tous les deux la même chose : que cette mission prenne fin au plus vite tout en répondant à la demande de l’Empire. Avec méfiance, Daniel scruta les environs afin de s’assurer que personne ne les écoutait, puis lui glissa :

— Vous ne trouvez pas cela étrange ?

— Quoi donc ?

Avant qu’il ait pu comprendre ce qui se passait, l’ecclésiaste approcha pour l’entraîner un peu à l’écart des tentes, où de l’agitation se faisait déjà sentir.

— Nos amis sont tous plus ou moins enclins à approuver nos décisions, quelles qu’elles soient, lui glissa alors Daniel. Même Jefferson finit toujours par se ranger à l’avis de la majorité. Ce n’est hélas pas le cas d’Azaïga. Selon vous, que redoute-t-elle tant ?

Ilas haussa les sourcils.

— Vous me posez vraiment la question ? Ça saute pourtant aux yeux. Elle n’a pas envie de risquer sa vie pour rien. Si le Scion avait été moins évasif quand nous avons signé ce contrat avec le Triumvirat, je suis assez sûr qu’elle aurait renoncé.

— Si je comprends bien, vous doutez de son courage.

— Non, au contraire, se défendit Ilas. Elle n’en manque pas. Mais comme nous, elle a été abusée.

— C’est le sentiment que vous éprouvez ? Vous croyez que Son Absolu s’est joué de nous ?

— Je crois surtout qu’il n’a pas joué avec toutes ses cartes sur la table.

Ilas prit une longue inspiration. L’air de la jungle gagnait déjà en humidité. Bientôt, l’atmosphère se ferait aussi poisseuse et étouffante que la veille. Ainsi que l’avant-veille. Et tous les jours qui avaient précédé, sous ces frondaisons inextricables. Un peu gêné d’avoir été ainsi pris à part, il souffla :

— Vous devriez vous montrer un peu plus compréhensif à l’égard d’Aïsa, ou même de tous ceux qui émettraient des doutes au sujet de cette mission. Il y a… une colère sous-jacente qu’il vaut mieux ne pas ignorer.

— Vous la ressentez vous aussi cette colère, Ilas ?

Ilas hésita à répondre. Son silence, toutefois, en révéla assez à Daniel pour que celui-ci lui serre l’épaule, en toute amitié :

— Si cela peut vous rassurer, je suis dans le même cas que vous. Hélas, et même si je déplore la façon dont Son Absolu le Scion s’y est pris, eh bien… je sais faire la différence entre le fond et la forme. Le fond est notre priorité. Mais je pense que vous l’avez tous compris, tant je n’ai de cesse de le répéter.

— Donc vous, ça vous convient ?

— Parce que je n’ai pas le choix que de faire avec. Vous devriez ne pas l’oublier, mon ami. Aucun de nous ne doit l’oublier.

Sans rien ajouter de plus, Daniel se tourna vers le reste du groupe : tout le monde était levé et, comme les autres, Azaïga se préparait au voyage. Elle affichait un air rebuté en bouclant son propre sac d’un geste sec. Par expérience, Ilas savait qu’il valait mieux ne pas chercher à l’ennuyer lorsqu’elle se trouvait dans cet état. Comparable à une bombe à retardement, elle contenait sa colère et sa frustration, prête à les déchaîner sur quiconque aurait la mauvaise idée de venir l’importuner. Tandis que Daniel s’écartait pour aider Thaïs et Jeff à refermer les derniers paquetages, Ilas prit une profonde inspiration avant de marcher à grands pas vers Azaïga, bien décidé à ignorer son irascibilité pour éventuellement lui prêter main-forte.

— Bon, qu’est-ce que tu veux ? grogna-t-elle sèchement lorsqu’il dépassa une frontière invisible qu’elle seule semblait voir.

— Je voulais juste voir si tout allait bien, et si tu avais besoin d’aide même si j’ai la très nette impression…

Elle força d’un coup sur les sangles, dont les boucles se verrouillèrent enfin.

— Qu’en fait, tu n’as absolument pas besoin de moi, acheva Ilas au moment où elle levait les yeux en sa direction.

Elle ne prononça pas un mot, et balança le tout par-dessus son épaule.

— Quelque chose te tracasse, affirma alors Ilas.

Azaïga garda le silence, bras croisés.

— Quoi ? Tu nous en veux encore d’avoir été d’accord avec Daniel ? crut-il comprendre.

La jeune femme prit un air frustré, comme celui qu’aurait affiché une petite fille à qui on aurait retiré sa poupée.

— Je me fous de Daniel. Mais j’ai juste l’impression que...

— L’impression que quoi ?

— Que nous mettons nos vies en jeu pour une mission perdue d’avance ! D’ailleurs, c’est sans doute pour ça que Daniel ne me fait pas confiance. Ce taré d’ecclésiaste a la foi, mais moi non. Enfin peu importe… Je ne l’aime pas, et je crois bien que c’est réciproque de toute façon. Quant à toi, je ne sais même pas ce qui te motive. La gloire ? L’aventure ?

— Ni l’un ni l’autre. Je suis seulement un soldat qui a reçu l’ordre de ramener le professeur Lake, et c’est ce que je compte faire. Rien de plus.

— Oh, c’est vrai. J’avais presque oublié que contrairement à moi, tu étais aux ordres du Triumvirat et que ta loyauté leur était acquise. Est-ce que tu as seulement un brin de jugeote ? Est-ce que tu sais penser par toi-même, et réaliser qu’on ferait mieux de rebrousser chemin ?

Ilas passa outre ses propos, même si son ton sarcastique le heurtait. Il la fixa droit dans les yeux :

— Écoute Aïsa, le voyage n’est facile pour aucun d’entre nous. Mais nous n’avons pas le choix. Nous devons aller de l’avant. Alors si on veut s’en sortir et retrouver Lake qu’elle soit morte ou vive, il va falloir se serrer les coudes et mettre de côté nos divergences, d’accord ?

— En gros, tu veux juste éviter qu’on s’engueule, Daniel et moi.

— C’est une façon comme une autre de rester soudés. Il n’y a que tous ensemble qu’on arrivera à quelque chose.

La jeune femme garda les yeux baissés, les mâchoires crispées. Ce discours ne lui plaisait pas mais elle savait qu’Ilas avait raison.

— Très bien, je ferai un effort, daigna-t-elle enfin accepter. Mais tu ne m’empêcheras pas d’envoyer Daniel paître s’il le cherche.

Ilas se redressa légèrement, soulagé d’avoir atteint son objectif.

— Je ne t’en demande pas plus, promit-il.

Elle acquiesça de mauvais gré tandis qu’il lui adressait un sourire encourageant, avant de la laisser à ses pensées. Quelques mètres plus loin, Jeff chargeait son fusil tandis que Thaïs rassemblait les cinq sacs à dos bien chargés. Soufflant sous l’effort, elle les laissa tomber près du gros rondin qui avait jusque-là fait office de banc. Ilas, de son côté, consulta sa montre à gousset. Une manie toute Asgarthienne, qui lui rappela qu’elle ne fonctionnait plus depuis qu’ils avaient traversé les montagnes. Daniel avait parlé de perturbations magnétiques liées à l’Æther, très abondant dans la région, ce qui expliquait pourquoi leurs instruments avaient tous plus ou moins rendu l’âme. Aussi, au lieu de grommeler davantage, il se joignit aux autres pour les derniers préparatifs au départ.

Les toiles de tente repliées et rangées, tout comme les affaires personnelles des uns et des autres, seuls les charbons de bois et les cendres, au centre d’un petit cercle de pierres, prouvaient que l’expédition était passée par là. Enfin, chacun prit son sac à dos respectif.

— Bien ! lança Daniel avec bonne humeur. Nous allons pouvoir y aller.

Ilas et Jeff en tête, l’équipe reprit sa progression hasardeuse dans une ambiance très mitigée. Armés de machettes affûtées, les deux hommes tailladaient les hautes herbes et basses branches qui obstruaient le passage, infatigables aventuriers jetés en terrain hostile. Derrière eux, Daniel murmurait des phrases incompréhensibles, la tête basse. Azaïga lui décocha un regard critique en devinant son manège : des prières, censées sanctifier les lieux. Une futilité soi-disant nécessaire, mais à quelles fins ? Qu’est-ce que cela devait leur apporter ? Aux yeux de la jeune femme, c’était surtout ridicule et stupide.

Du dos de sa main, Ilas essuya la sueur qui dégoulinait sur son front.

— Quelle chaleur…

— Et ces bestioles, pesta Jeff. Je n’en peux plus !

Les minuscules mouchettes iridescentes qui bourdonnaient autour d’eux ne faisaient effectivement qu’accentuer leur irritation. Elles semblaient attirées par l’expédition, à tel point que Thaïs en vint à supposer qu’ils se nourrissaient de leur propre sueur. La Yomie fouilla dans sa besace, en extirpa deux ou trois herbes séchées réduites en poudre, qu’elle mélangea dans un flacon avec un peu d’alcool. Chacun s’en recouvrit le visage et les bras. L’effet fut immédiat : les diptères, repoussés, s’égaillèrent et disparurent sans demander leur reste.

— Vraiment bien ton truc, reconnut Azaïga.

Ilas, lui, s’inclina.

— Merci.

 Doumashité, lui répondit Thaïs avec un sourire.

Alors que les arbres se révélaient de plus en plus hauts, que leurs branches, véritables chemins aériens recouverts de broméliacées biscornues et d’orchidées colorées, s’accroissaient, le sol spongieux céda la place à un bayou impraticable. Seuls de petits îlots de terre noirâtre, où poussaient des touffes de joncs aux feuilles tranchantes, faisaient office de terre ferme, entre lesquels l’eau leur parvenait aux cuisses.

— Heureusement qu’on a mis nos bottes, maugréa Azaïga.

Daniel examina une plaque de mousse dont les filaments verdâtres partaient à l’assaut d’un vieux tronc.

— Le sud-ouest est par-là, estima-t-il.

Jeff et Thaïs prirent aussitôt cette direction et ouvrirent la voie, rapidement suivis par Azaïga. Ilas et l’ecclésiaste, eux, fermèrent la marche. En passant à proximité d’une grosse branche morte, ils effarouchèrent sans le vouloir une libellule aux ailes irisées. L’odonate, furieux, vint leur tournoyer autour de la tête et Daniel ne trouva d’autre moyen de s’en débarrasser que de l’attraper au vol pour l’enfermer dans un bocal.

— Magnifique spécimen, n’est-ce pas ?

Il approcha le contenant du visage d’Ilas, qui dans une sorte de réflexe compulsif esquissa un mouvement de recul. L’insecte aux couleurs vives s’agitait et heurtait les parois de verre en produisant un bruit sec.

— Celui-là ressemble à un gomphe, mais observez ses pièces buccales, l’incita l’érudit en s’exécutant lui-même d’un air fasciné. Elles semblent davantage taillées pour broyer des tiges ligneuses…

Puis, sans se préoccuper d’Ilas, il rangea le bocal dans son sac, d’où il tira ensuite son carnet à reliure rouge. Il y nota ses observations et l’officier tenta d’y jeter un rapide coup d’œil, curieux de savoir ce qu’il écrivait. Mais Daniel referma violemment son calepin aussitôt qu’il s’en rendit compte.

— Ce monde n’est pas le nôtre, souligna-t-il à voix basse. N’êtes-vous pas d’accord, Ilas ?

— Disons que ce n’est pas ici que je prendrais femme et enfants.

— Comme vous dites, acquiesça l’érudit.

Ilas, en feignant une relative indifférence, désigna alors le carnet du menton.

— Vous notez quoi là-dedans ? voulut-il savoir sans détour. Est-ce qu’on a fait des découvertes intéressantes jusque-là ?

Daniel serra son bien, le regard fuyant mais le sourire toujours aux lèvres :

— Oh… pas grand-chose, j’en ai peur. Certains insectes plus gros que la moyenne, quelques végétaux inconnus, des arbres très anciens… En somme, rien de vraiment important. Sans compter que, même si je ne peux m’en empêcher, ce n’est pas là l’objectif principal de notre mission, n’est-ce pas ?

— Non, en effet. J’imagine que ce serait empiéter sur le terrain du professeur Lake.

Daniel ne releva pas. Il inspira profondément en contemplant les cieux à peine perceptibles au-delà des cimes touffues qui se disputaient la place.

— Il arrive parfois que notre Mère Arhnam crée de drôles de choses, affirma-t-il. Des énigmes de la nature que je suis toujours enclin à percer et à étudier.

— J’en suis ravi pour vous. Espérons juste qu’elle ne nous réserve pas de mauvaises surprises, rétorqua Ilas en éjectant d’une pichenette une sorte de gros scarabée bleuté qui s’était posé sur son épaule.

Ils continuèrent à avancer en silence jusqu’à ce que Daniel se décide à reprendre la parole :

— Ne crains rien, mon enfant, car de tout ce que tu vois sur le chemin, nulle chose n’a été, n’est, ou ne sera vaine.

— Cinquante-septième verset du Chant du Monde, oui, acquiesça Ilas. Notre Mère, quelle que soit l’épreuve qu’elle nous impose, ne le fait pas sans raison.

Daniel parut rassuré par cette réponse, et il s’apprêtait à dire quelque chose quand il s’interrompit. Une force s’exerçait au niveau de leurs jambes et leur donnait l’impression que le fond vaseux se dérobait sous leurs pieds, à chacun de leurs pas. Devant eux, Jeff s’était lui aussi arrêté. Azaïga et Thaïs en firent autant.

— Il y a un courant, comprit la mercenaire. On se rapproche sûrement d’une rivière !

Un bruit continu, semblable à un grondement de tonnerre, retentissait dans le lointain.

— Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta Thaïs en remontant prudemment à la hauteur de Jeff, en tête de file.

— J’en sais rien, maugréa le télégraphiste. Mais on n’va pas pouvoir continuer par là. Ça devient trop profond et donc trop dangereux !

Avisant l’un des îlots de terre, l’expédition se résigna à quitter sa direction initiale. Ils dévièrent alors vers le sud et reprirent prudemment leur route. À mesure qu’ils avançaient, le grondement s’accentua et l’origine de ce vacarme ne tarda pas à se dévoiler à eux : la rivière, où se rejoignaient tous les ruisseaux et canaux qui parcouraient la jungle, se jetait dans le vide. Cette impressionnante cataracte dominait un plateau où se poursuivait la forêt, deux cents mètres plus bas, océan d’émeraude et de brume jusqu’à l’horizon. La petite troupe étudia les abords de la falaise mais il fallut se rendre rapidement à l’évidence : il était impossible de descendre jusqu’au second plateau. Pressentant la nouvelle divergence qui menaçait de diviser davantage le groupe, Daniel proposa de traverser la rivière, peu profonde à cet endroit.

— Traverser ? répéta Azaïga en croisant les bras, sceptique. Et comment vous comptez vous y prendre avec un courant pareil ?

— Nous avons tout ce dont nous avons besoin à proximité. Ici, les arbres sont grands. Ils sont aussi assez minces pour être abattus, et suffisamment robustes…

— Pour servir de pont, acheva Ilas en saisissant l’idée de Daniel. Mais comment…

Le capitaine ne termina pas sa phrase. L’ecclésiaste venait de désigner trois rochers qui pointaient hors de l’eau. Thaïs émit un petit rire :

— Vous espérez l’aligner avec ces trois rochers, devina-t-elle.

— Ou c’est de la folie, ou c’est du génie, commenta Jeff.

— Mais ça peut fonctionner, confirma Ilas.

Aussitôt, tous se mirent à l’œuvre. Tandis que Jeff et Ilas attaquaient le pied d’un arbre dont la longueur avait été soigneusement calculée à coups de machette, Daniel, Azaïga et Thaïs attachaient des cordes autour du tronc de façon à pouvoir diriger sa chute. En quelques mouvements acharnés, le bois fut sérieusement entamé. Ilas redoubla d’ardeur, secondé par Jeff, puis dans un craquement sinistre, l’arbre finit par céder. Il bascula et s’abattit dans la direction prévue. Si le pousser à l’eau fut un jeu d’enfant, arriver à le coincer dans l’alignement des trois rochers exigea en revanche une force et une habileté accrues. Néanmoins, grâce aux efforts de chacun, le pont de fortune fut enfin mis en place. Jeff ne put retenir un cri d’allégresse, comme s’ils venaient de remporter une victoire décisive.

— Putrailles, ça, c’était rondement mené !

Épuisés mais satisfaits, les cinq compagnons entamèrent leur traversée de la rivière. Le tronc se révéla solide, bien qu’une légère instabilité menaçait de leur faire perdre l’équilibre. Ilas choisit de passer en dernier. Pas à pas, il progressa prudemment sur l’écorce humide, les yeux fixés sur l’autre rive, qu’il atteignit avec soulagement. Mais le capitaine avait à peine mis le pied sur la berge que l’arbre craqua, sectionné par la force du courant, et fut brusquement emporté. En une fraction de seconde, Azaïga lui attrapa la main et le tira en avant, lui épargnant le sort du pont improvisé lorsqu’il disparut dans la chute d’eau. Le capitaine, le cœur battant, remercia la jeune femme du bout des lèvres.

— C’était moins une, blondinet, lui fit-elle remarquer avec un sourire nerveux.

— C’est peu de le dire.

L’espace d’une seconde, ils se dévisagèrent en silence, et Ilas aurait juré qu’elle allait ajouter quelque chose. Elle n’en fit néanmoins rien et s’écarta de lui tandis que Jeff lui flanquait une tape sur l’épaule.

— Ça va, t’as rien ?

— Non, t’inquiète pas pour moi.

Les poings sur les hanches, le télégraphiste pesta en scrutant la rivière.

— Bon. Bah, pas de retour possible, grinça-t-il, les mâchoires crispées.

 Jozu… Au moins, nous sommes passés, répliqua Thaïs d’un air impénétrable.

Azaïga ne dit rien, même si à son visage fermé Ilas sut qu’il n’y avait pas de quoi se réjouir. Cette rivière ne leur permettrait pas de rebrousser chemin facilement, si cela se révélait nécessaire. À bien des égards, et même s’il ne l’aurait avoué à personne, il se sentit un peu plus pris au piège dans cette forêt. La mine basse, il emboîta le pas à Azaïga parmi les fourrées denses, et l’équipe se remit ainsi en marche en direction du sud-ouest.

Chapitre 3 - Proies et prédateur

Le soir venu, l’expédition établit le campement près du tronc d’un énorme kapokier. Les cinq toiles de tentes furent plantées en cercle autour du feu sur lequel grillaient deux volailles, étranges gallinacés à plumes noires que Jeff et Thaïs étaient parvenus à chasser un peu plus tôt. Tout en avalant cette viande aussi sèche que rigide autour de leur dernière bouteille de Suc d’Euphorbe, une bière Hubarienne, les cinq compagnons discutèrent à propos du lendemain. Ilas fut ravi de constater que la faible quantité d’alcool contenue dans la savoureuse boisson suffisait à adoucir Azaïga. La jeune femme traitait Daniel avec un peu plus de respect et discutait avec lui sans sa méfiance habituelle. Jeff, de son côté, tentait de mettre en marche le télégraphe épargné par l’humidité ambiante. À sa grande surprise, il y parvint, même s’il n’obtint qu’un concert de grésillements.

— Le plus puissant modèle de l’Empire qu’ils disaient… avec des batteries quasi éternelles, une portée de plusieurs centaines de lieues et sans aucun fil. Putrailles, j’aimerais bien savoir qui a mis au point cette babiole !

— Tu vas arriver à le faire fonctionner ? s’enquit Ilas.

— Pour ça, il faudrait que l’Æther arrête de brouiller les signaux.

— Si vous y parvenez, prévenez-moi, exigea Daniel. J’ai pour ordre d’envoyer un message à Asgartha dès que possible. Nous devons les tenir informés de notre situation et je crains que depuis notre dernier message il y a six jours, Glas-Sofia ne commence à s’inquiéter.

— Ouais bah quand ce machin aura décidé de marcher convenablement, acquiesça le télégraphiste en manipulant les boutons de l’émetteur, sans grand succès.

Il s’arrêta soudain, le regard perdu dans le vide, avant d’avaler sa dernière gorgée de bière.

— Ah, délicieuse Suc d’Euphorbe… sans toi, je crois que je ne tiendrais pas.

Thaïs leva les yeux au ciel pour exprimer sa lassitude. Ilas, lui, ne put réprimer un sourire nerveux. Jeff ne semblait pas avoir conscience que les réserves de bière venaient de se tarir et que leur expédition était loin, très loin, de toucher à son terme.

Ce dîner aussi rapide que frugal englouti, Daniel puis Azaïga s’isolèrent dans leur tente respective. Jeff ne tarda pas à en faire de même, pour continuer à triturer le télégraphe à la lueur d’une lanterne à naphte. Sa silhouette déformée, projetée sur la toile, offrit à Ilas un spectacle d’ombres et de lumière plutôt amusant.

— Putrailles de putrailles, tu vas marcher oui ?

Le capitaine se désintéressa assez vite des déboires de Jeff. Le premier quart lui était réservé cette nuit, et il ne se déroberait pas malgré la fatigue. Une main sur la nuque, il se fit craquer les cervicales, puis leva les yeux. Au-dessus de lui, haut dans le ciel, la lune brillait d’un éclat blafard, ornant d’une pâle lueur le contour des arbres. Très vite, des formes sombres et silencieuses passèrent furtivement entre les troncs en poussant de petits cris stridents, à peine audibles. Pendant un instant, Ilas entreprit de les compter, sans trop savoir pourquoi. Une légère angoisse lui étreignait le cœur, une sensation glaçante qui lui procurait en même temps un plaisir pervers. Pour un peu il aurait été tenté d’inviter ces créatures, quoi qu’elles puissent être, à s’approcher de lui.

— Des chauves-souris, expliqua Thaïs devant son air interrogateur.

Ilas baissa la tête, surpris. Il n’avait pas même prêté attention à la Yomie, qui elle aussi était restée près du feu, juste en face de lui.

— Chez moi, reprit-elle alors, on les appelle omori. Cela dit, celles-là sont bien plus grosses que la normale.

— Et… c’est mauvais signe ?

Elle pouffa, amusée.

— Non. C’est inoffensif, une chauve-souris.

Songeur, il se demanda si le professeur Lake avait elle aussi observé les mêmes créatures, s’ils marchaient vraiment sur ses traces. Surtout, il s’interrogea quant à l’endroit où elle pouvait se trouver, à cet instant. Sentant que ces questions risquaient de le tourmenter, Ilas chercha un moyen de s’en détourner.

Assise en face de lui, en tailleur, Thaïs ne lui prêtait plus qu’une attention distraite au moment où elle sortait de son sac quelques flacons, des plantes sans doute ramassées sur le chemin, ainsi qu’un pilon et un mortier. En silence, Ilas la regarda broyer consciencieusement ses échantillons jusqu’à en tirer une sorte de pâte au parfum camphré. Après quoi, elle y versa une substance sirupeuse et ambrée, puis dilua le tout dans une grande outre.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il n’avait pu ravaler sa question, enfant curieux face à un professeur expérimenté. Thaïs, tout en versant un peu de sa préparation dans une timbale en fer blanc, l’invita à approcher. Ilas s’exécuta, intrigué. Alors la jeune femme lui tendit la boisson.

— C’est un tonique. Pour lutter contre la fatigue.

Agréablement surpris, Ilas accepta sans se faire prier. Bien que le mélange lui laissa un arrière-goût terreux en bouche, il apprécia l’intention et loua en secret les miracles de la pharmacopée Yomie.

— Merci, encore.

 Doumashité, encore, s’inclina-t-elle dans un petit rire.

Ilas partagea sa bonne humeur. Il se sentait déjà requinqué, prêt à passer la nuit entière sans dormir s’il le fallait.

— On risque d’avoir besoin de ce tonique demain, avança-t-il en rendant son gobelet à Thaïs.

— Ainsi qu’après-demain, et après-après-demain, convint-elle. Kan’kana

Elle rassembla ses affaires pour les ranger tandis qu’il approuvait, avec amertume. Il y eut d’autres sifflements, comme si les chauves-souris savaient qu’on les écoutait et en profitaient pour se faire entendre. À leur symphonie insolite, vinrent s’ajouter quelques chants d’oiseaux nocturnes, puis le silence s’imposa à nouveau. Un silence si soudain qu’il en devint inquiétant. Ilas échangea un regard soucieux avec Thaïs. Il n’y avait plus un bruit. Même les insectes avaient cessé leurs stridulations. Ilas, perplexe, se leva. Thaïs ne tarda pas à l’imiter.

— C’est bizarre, on est d’accord ? risqua-t-il à la Yomie, qui opina du chef.

— Nous ferions peut-être bien de réveiller les autres, suggéra-t-elle.

Ils n’eurent cependant pas le loisir d’en décider. Un grondement rauque et puissant retentit quelque part entre les arbres. Un mugissement qui leur glaça le sang.

— Putain, qu’est-ce que c’était ? paniqua Ilas à voix basse.

— Je… je n’en sais rien, avoua Thaïs, les yeux écarquillés comme lui.

Hébétée, elle fouillait les environs du regard quand des craquements sonores résonnèrent dans la nuit. Le capitaine dégaina son sabre, la bouche sèche. On devinait des troncs tomber, abattus par une force exceptionnelle. Ils s’écrasaient en faisant trembler le sol, déracinés les uns après les autres. Jeff, alarmé, fut le premier à émerger de sa tente :

— Putrailles ! Quelqu’un pourrait me dire ce que c’est que ce barouf ? vociféra-t-il d’une voix pâteuse.

Thaïs l’incita à se taire. Daniel et Azaïga surgirent au même moment, catastrophés, et rejoignirent Ilas qui n’avait pas bougé d’un pouce, armé de sa lame.

— Bon sang ! s’exclama l’ecclésiaste en tournant sur lui-même. Quel était ce cri atroce ?

— Pas la moindre idée, répondit Ilas les dents serrées. Mais quelque chose me dit qu’on ferait mieux d’éteindre le feu.

Azaïga ne perdit pas une seconde. Elle y jeta quelques poignées de terre et les flammes moururent aussitôt, étouffées. Une bouffée de fumée et d’escarbilles s’éleva dans les airs tandis que les terrifiants craquements se rapprochaient.

— Vite ! Prenez le strict nécessaire et fichons le camp d’ici ! ordonna Daniel en s’activant.

Une vague de panique submergea la troupe. Dans l’affolement le plus complet, les cinq compagnons s’appliquèrent à rassembler tout ce qu’ils pouvaient.

— N’oubliez pas les fusils et les pistolets ! rappela Jeff.

Ilas venait de fermer son paquetage lorsqu’il se figea, l’oreille aux aguets. Les bruits avaient cessé. Pourtant, il fut certain d’entendre quelque chose. Un souffle, ou bien était-ce un râle, qui vrombissait. Il se redressa, passa son sac dans son dos, et observa les environs assombris. Il ne voyait rien. Rien à l’exception du ballet des ombres, des ténèbres gluantes qui se coulaient entre les arbres, et d’une fine pluie qui, brusquement, s’abattit sur le campement. Une bruine imprégnée d’un parfum de charogne, de putréfaction.

— Ilas… l’apostropha Azaïga sans élever la voix.

Il pivota vers elle. La jeune femme, les yeux écarquillés de terreur, lui faisait signe d’approcher alors que les autres membres de l’équipe, derrière elle, reculaient à pas lents. Armes au poing, ils fixaient les hauteurs dans le dos du capitaine quand un léger ronflement lui provoqua un frisson. Transpirant d’angoisse, il fit très lentement volte-face.

D’énormes pattes visqueuses. Une tête aux proportions monstrueuses. Puis ce furent deux grands yeux jaunes en forme de soucoupe qui lui apparurent dans le noir de la forêt. La chose, colossal amphibien, se mouvait à quatre pattes, telle une salamandre dont la peau luisante et grasse suintait d’une huile épaisse, et dégageait une écœurante odeur de chair brûlée, si puissante qu’elle en masquait la puanteur habituelle de la jungle.

Ilas n’avait jamais vu pareille monstruosité, pareille abomination. L’espace d’un instant, il resta pétrifié face à la bête, qui s’ébroua en meuglant sourdement, agitant la crête membraneuse le long de son échine. Son souffle humide et nauséabond, à l’origine de la bruine sur le camp, se fit d’un coup plus profond, et elle ouvrit soudain une gueule démesurée, garnie de dents minuscules mais acérées. L’officier recula prudemment. Son cœur battait à tout rompre. Il savait que la confrontation était inévitable. Jeff fut le premier à attraper son fusil et à tenir l’ennemi en joue. Quand Ilas se mit à courir et que le monstre lui-même s’ébranla, il fit feu. Le projectile, invisible dans la nuit, atteignit sa cible à la mâchoire. Hélas, la créature ne s’affaissa pas mais beugla de colère, sa peau glabre à peine entamée par la balle. Par chance, la détonation seule suffit à la surprendre, et offrit à l’expédition quelques précieuses secondes pour attraper ses affaires avant de s’enfuir.

— Putrailles de saloperie ! jura Jeff en passant devant le capitaine.

La chose s’était déjà lancée à leurs trousses. On l’entendait déraciner les arbres tout au long de sa course, broyer les troncs sur lesquels elle passait, détruisant tout sur son passage. Le sol tremblait à chacun de ses pas et sa respiration rauque se mêlait à ses mugissements enragés. Ilas risqua un coup d’œil par-dessus son épaule. Il la vit pulvériser chaque obstacle sur sa route, et eut ainsi la certitude que toutes les balles du monde n’auraient sans doute pas suffi à l’intimider. Jeff, Thaïs et Azaïga en faisaient l’expérience. Estimant avoir une avance suffisante, ils s’arrêtaient régulièrement pour ouvrir le feu sur leur poursuivant, en vain. La bête, touchée ou non, n’avait cure de leurs tentatives et paraissait toujours plus furieuse. Quant à Ilas et Daniel, ils ne pouvaient en aucun cas se permettre de ralentir. L’ennemi se trouvait à moins de vingt mètres d’eux, sans compter qu’ils devaient prendre garde à ne pas trébucher sur l’une des nombreuses racines qui émergeaient du sol. Le chemin était traître et Ilas ne manqua pas de constater que la jungle se densifiait à mesure qu’ils couraient vers ses profondeurs. Cependant, l’étau végétal entravait également la progression du monstre, qui peinait de plus en plus à les suivre.

— On est en train de le semer ! lança Azaïga avec une once de soulagement. Il faut continuer tout droit !

Un nouveau beuglement de fureur retentit derrière la troupe en fuite. La créature ne supportait pas de voir ses proies lui échapper. Ilas pouvait presque l’entendre s’acharner de plus belle sur les arbres.

— Putrailles ! cracha tout à coup Jeff en s’arrêtant si brusquement qu’Ilas faillit le percuter par derrière.

Essoufflé, le capitaine étudia le gigantesque précipice qui déchirait le sol juste devant eux. Dans le noir, à peine révélé par la clarté de la lune, on ne distinguait qu’un vaste vide plus noir que la nuit. Cette profonde blessure dans la terre leur barrait sans doute le chemin sur plusieurs lieues de longueur. Quant à sa profondeur vertigineuse, à demi encombrée de branches et de racines, elle ne promettait rien d’autre qu’une mort certaine en cas de chute.

— Merde ! jura Ilas, paniqué.

Alors qu’il réfléchissait à toute vitesse, un concert de craquements leur parvint depuis la jungle derrière eux. Les arbres continuaient à tomber, brisés ou arrachés par la furie lancée à leur poursuite. Elle ne tarderait pas à retrouver leur trace.

— Qu’est-ce qu’on fait ? se crispa Azaïga, les mains tremblantes sur son pistolet.

Ilas fouilla dans son sac et en sortit un fusil à harpon. L’expression que partagèrent ses compagnons en le voyant brandir l’arme en disait long sur ce qu’ils pensaient, mais personne ne protesta, tous conscients qu’aucune alternative ne s’offrait à eux.

— Attends, tu vas improviser une tyrolienne ? crut comprendre Jeff, de loin le plus terrifié du lot.

Il ne prit pas même la peine de lui répondre, et visa l’autre côté du gouffre. Azaïga, peu enchantée par la perspective de s’écraser au fond, lui attrapa le bras avant qu’il ait pu tirer.

— Tu es sûr que ça va marcher ? s’inquiéta-t-elle.

— Espérons-le. De toute façon, on n’a pas vraiment le choix !

Sans attendre l’approbation du groupe, Ilas pressa la détente. Le harpon s’envola pour se ficher dans un tronc noueux, sur l’autre bord du précipice, tandis que la corde à laquelle il était relié se déroulait à une vitesse folle. Il l’attacha ensuite à une vieille souche qu’il jugea assez solide. Puis, montrant l’exemple, il saisit son fusil par ses deux extrémités et le fit passer au-dessus du lien parfaitement tendu.

— Arhnam, fais que ça tienne… la pria-t-il intérieurement.

Les mâchoires serrées, il se laissa glisser au-dessus du ravin. Le bois et l’acier frottèrent contre la corde. De plus en plus vite. Au terme d’une poignée de secondes, Ilas se réceptionna sans mal, encore frissonnant d’une angoisse légitime. Daniel et Thaïs s’empressèrent de l’imiter. Ilas les suivit des yeux alors qu’ils descendaient à vive allure, s’aidant soit d’un fusil, soit d’une branche, en direction de la terre ferme. Jeff ne tarda pas à les rejoindre. Oubliant toute règle de galanterie, il passa avant Azaïga et dévala à son tour la corde salvatrice. Il atterrit lourdement et faillit perdre l’équilibre au moment où le monstre, de l’autre côté, réapparaissait, ombre monumentale que révélait la clarté lunaire.

D’un coup puissant, il fracassa un arbre qui le gênait et l’envoya valdinguer jusqu’au bord du précipice. Puis très vite, ses énormes yeux jaunes repérèrent Azaïga alors que cette dernière s’apprêtait elle aussi à emprunter la tyrolienne. Aussitôt, la chose poussa un cri affreux et se précipita vers elle. Ses pattes trapues ne brassèrent cependant que du vent : la jeune femme s’était élancée, déjà rendue à mi-chemin entre les deux côtés du précipice.

Ilas et Jeff hélèrent alors la bête pour tenter de détourner son attention pendant que Daniel attrapait son fusil et faisait feu. Toujours sans résultat. Les balles pénétraient sa peau luisante sans même la faire saigner. Chaque blessure infligée exacerbait sa colère au lieu de l’affaiblir ou de la pousser à fuir.

— Allez Aïsa ! Accroche-toi ! l’encouragea Ilas.

La jeune femme avait déjà franchi la moitié de la distance restante quand, tout à coup, le cœur du capitaine manqua un battement. Tétanisé, il assista à l’impensable lorsque la créature, dotée d’une intelligence propre, sectionna la corde.

— Aïsa ! hurla-t-il, fou d’angoisse.

Mais la jeune mercenaire n’avait pas dit son dernier mot. Dans un réflexe, elle abandonna son fusil et rattrapa de justesse le lien rompu. Sous le regard horrifié de ses compagnons, elle acheva de traverser le ravin ainsi, suspendue au bout de sa corde tranchée, à une vitesse telle qu’Ilas craignit de la voir lâcher prise sous la violence de l’impact à venir. Azaïga ferma les yeux en voyant la falaise se rapprocher. Elle ne put éviter le choc et s’écrasa si brutalement contre la paroi rocheuse qu’elle en eut le souffle coupé. Son corps vint se frotter à un buisson, dont les longues épines lui entaillèrent la peau. La corde glissa entre ses mains, lui déchirant les paumes. Malgré cette douleur cuisante, la jeune femme tint bon, ses forces décuplées par la terreur que lui inspirait le gouffre, véritable gueule béante prête à l’avaler. Encore tremblante, elle leva la tête et aperçut Ilas au bord du ravin, un genou à terre.

— Tiens bon ! lui cria-t-il.

— Aïsa ! On va te sortir de là ! renchérit Thaïs sur le même ton.

Daniel puis Jeff se précipitèrent à leurs côtés et, bientôt, tout le groupe s’employa à la remonter tandis que sur l’autre bord, la bête mugissait, dressée sur ses deux pattes postérieures, griffant inutilement l’air devant elle en signe de rage. Pendant ce temps, tirée d’affaire, Azaïga se rétablit dans un hoquet crispé.

— Merde, gémit-elle.

Ilas, tant soulagé qu’inquiet, approcha pour la serrer dans ses bras avant de la scruter de la tête aux pieds. Quelques contusions, une douleur à l’épaule et à la hanche, et la paume de ses mains légèrement brûlée malgré ses mitaines de cuir. Rien de très inquiétant, si ce n’était peut-être les estafilades que le buisson épineux lui avait laissées. Elle allait plutôt bien compte tenu de ce qui venait de se passer, et il en fut rassuré.

— J’ai eu chaud… souffla-t-elle, encore haletante.

— Oui, très chaud, acquiesça le capitaine. Heureusement, tu as de sacrés réflexes.

Elle lui rendit son sourire au moment où Thaïs désignait l’autre côté du précipice :

— Regardez ! Il s’en va !

La monstrueuse bête s’en retournait d’où elle avait jailli. Quand elle eut disparu sous les frondaisons obscures, Ilas ne put s’empêcher d’avoir une pensée pour Amélia Lake. Il se demanda si le professeur avait survécu à la traversée de cette dangereuse forêt. Avait-elle atteint un endroit plus sûr ? Y avait-il quelque chose en dehors de cette satanée jungle ? Possible. Improbable. Il n’en savait rien. Néanmoins, la première de ses préoccupations restait la manière dont eux-mêmes allaient pouvoir s’en sortir.

— On ne devrait pas traîner ici plus longtemps, recommanda Daniel en se remettant péniblement de sa course effrénée.

— Nan, vous croyez ? ironisa Jeff en plissant les yeux, comme si cela allait lui permettre de transpercer la nuit du regard et voir où la créature avait pu s’éclipser.

— Ce truc flaire sûrement notre odeur à des lieues à la ronde, renchérit Ilas. Donc oui, je suis aussi d’avis de partir vite et loin.

Tandis que Thaïs appliquait un baume cicatrisant de sa confection sur les paumes blessées d’Azaïga, les hommes firent l’inventaire des biens qu’ils avaient pu emporter dans leur précipitation. En tout, ils disposaient de cinq lanternes à huile, d’une corde, d’une machette, de quatre fusils et autant de pistolets, sans oublier quelques boîtes de munitions et un peu de matériel divers. Jeff retrouva le télégraphe, intact, et Ilas mit la main sur trois bâtons de dynamite.

— On n’ira pas bien loin avec ça, souligna le télégraphiste en secouant la tête d’un air navré.

— Peu importe. On avisera, décida Ilas avec une sérénité toute relative. On n’a rien perdu de très important. Du moins je l’espère.

— Et qu’est-ce que tu fais de nos tentes alors ? s’offusqua Azaïga.

— Oui, ça c’est gênant. On ne va pas avoir le choix que de nous en passer.

— Génial, pesta la jeune femme, démoralisée. Avec tous ces insectes qui nous collent à la peau, ça va être vraiment génial.

Jeff, lui aussi découragé, s’adossa à un tronc d’arbre, les bras ballants. Une énorme araignée aux yeux proéminents s’y était hélas camouflée, et ne supporta pas le contact avec la veste du télégraphiste. Effarouchée, elle détala d’un seul coup, portée par ses longues pattes grises grâce auxquelles elle gravit l’avant-bras de son agresseur qui bondit, la chassa d’un revers dégoûté de la main, et trembla de tout son long.

— Putrailles ! Que quelqu’un fasse que cette foutue jungle ait une fin !

— Notre Mère ne nous abandonnera pas, promit alors Daniel qui bien que dépité comme les autres, semblait tenir à leur redonner espoir. Elle cherche seulement à éprouver notre foi.

Confronté à la circonspection ou à l’indifférence plus ou moins générale, il invita alors tout le monde à faire cercle autour de lui :

— Prions ensemble un instant, si vous le voulez bien.

Thaïs fut la première à le rejoindre, suivie par Ilas puis par Jeff. Azaïga grimaça. Malgré l’invitation du capitaine, elle préféra rester à l’écart, les yeux levés aux frondaisons invisibles dans le noir. Le groupe se tint les mains et ferma les paupières, laissant la parole à Daniel dans cet instant de communion.

— Arhnam, Mère de toute chose. Entends nos paroles. Entends tes brebis.

— Que ta volonté soit faite, enchaîna Ilas. Puisses-tu veiller sur nous en ces terres étrangères, loin de ton regard. Ton esprit réside dans nos cœurs d’humbles fidèles.

Ce fut ensuite au tour de Thaïs et de Jeff de poursuivre :

— Protège-nous des affres de ce monde. Nous te conjurons de guider nos pas dans la fange.

— Et que tous ceux qui s’opposent à notre mission s’écartent de notre chemin de lumière.

Daniel rouvrit les yeux et acheva la prière :

— Nous implorons ta bienveillance, Mère des Bienheureux. Nous, qui t’aimons depuis les bas-fonds.

La supplique finie, l’expédition rassembla les affaires qui lui restaient puis se remit en route dans la nuit noire, à la lumière des lanternes. La bête à la peau huileuse pouvant reparaître à tout moment, il leur fallait mettre le plus de distance possible entre le ravin et eux. Dans cette optique, ils progressèrent vite ou, du moins, autant que le leur permit le terrain à la fois accidenté, et encombré de basses branches impossibles à trancher. Daniel entonna alors un requiem censé les protéger et apaiser les craintes de chacun, tandis qu’Ilas gagnait la hauteur d’Azaïga pour marcher à ses côtés.

— Toujours pas, hein ? lui glissa-t-il à mi-voix.

Elle fronça les sourcils, interpellée.

— Toujours pas quoi ?

— Tu ne te joins toujours pas à nous pour la prière, précisa Ilas.

— Dis-donc, tu observes bien, blondinet, rétorqua-t-elle, sarcastique. Ne me dis pas que tu veux encore me faire la morale à ce sujet.

— Ce n’est pas le cas, je t’assure. J’essaie juste… je ne sais pas, de te montrer que ça te ferait peut-être du bien.

— Tu crois que ça me ferait du bien de prier une déesse indifférente ? Écoute, le jour où Arhnam se montrera bienveillante, qu’elle fera vraiment attention aux êtres fragiles et insignifiants que nous sommes, fais-moi signe. Peut-être que là, je me joindrais à votre petit groupe.

Daniel, qui avait capté ce bref échange, se tourna vers elle, l’air réprobateur :

— Ce n’est pas la première fois que je vous entends blasphémer, ma chère. Auriez-vous quelque chose de personnel à confesser à propos de vos propres croyances ?

— Et vous Daniel ? rétorqua aussitôt la jeune femme. Je me demande bien ce qu’Arhnam a pu vous apporter pour vous motiver à croire en elle ? Laissez-moi deviner, vous avez un jour cru voir son visage au fond d’une tasse de thé ?

— Elle m’apporte du courage, lui répondit l’ecclésiaste en passant outre l’offense. Elle est ma force, tout comme elle pourrait être la vôtre si vous lui accordiez le peu d’amour qu’elle demande en échange.

Azaïga pouffa, mais prit le parti de ne pas répondre. Daniel, visiblement irrité et en même temps dérouté par cette réaction, préféra accélérer le pas pour rejoindre Jeff, jusque-là en tête avec Thaïs. De fait, Ilas se retrouva seul au côté d’Azaïga, en fin de cortège. Bien qu’il ne cautionnait pas la virulence dont elle pouvait faire preuve lorsqu’il s’agissait de la Mère Créatrice, il tâcha de faire montre d’empathie.

— Aïsa, tu… commença-t-il.

— Tiens-le-toi pour dit, blondinet, le coupa-t-elle avant qu’il ait pu aller plus loin. Toi et tous les autres, vous priez dans le vide. Si Arhnam en avait vraiment quelque chose à faire de nous, elle nous serait déjà venue en aide, et ça vaut aussi pour le professeur Lake.

Sur ces mots, elle se mura dans le silence qu’entrecoupaient seulement les coups de machette, à l’avant de la marche. Ilas, s’il aurait trouvé un grand nombre de choses à répondre, respecta sa volonté de ne plus rebondir sur le sujet. Tandis qu’elle avançait tant bien que mal à côté de lui, écartant de temps en temps une liane ou une branche récalcitrante, il lui accordait néanmoins des œillades à la fois inquiètes et scrutatrices. Il ne comprenait pas cette animosité à l’égard d’Arhnam. Était-ce parce que la déesse n’accordait pas facilement sa grâce ? Ou bien ce ressentiment faisait-il suite à une déception d’ordre spirituel ? La jeune femme s’était-elle détournée d’elle ? Avait-elle seulement déjà eu la foi ? Ilas, conscient qu’Azaïga ne lui fournirait peut-être jamais de réponse, tâcha de penser à autre chose.

Son sabre en main, surveillant de près leurs arrières, il repoussa une grosse phalène qui, attirée par sa lanterne, lui tournait autour de la tête. Sur son passage, la lumière dissipait les ombres qui s’accrochaient aux arbres, mais y dessinait des visages fantomatiques et terrifiants. Ces faciès noueux les dévisageaient, les observaient marcher dans la boue, sans les quitter de leur regard torve. Si le capitaine préféra penser qu’ils n’étaient que le fruit de leur imagination, Daniel se signa nerveusement devant l’un d’eux, bredouillant une nouvelle prière.

Tandis qu’ils avançaient, les arbres se firent bientôt plus denses. Cela, ajouté à la moiteur de l’air nocturne et à l’effort, rendit leur progression pénible, mais personne ne flanchait. Sans doute pour tuer le temps, et oublier un moment leur épuisement, Jeff et Daniel, à l’avant, discutaient avec enthousiasme. Il tendit l’oreille pour tenter de capter des bribes de leur conversation. Sans surprise, ils parlaient de la monstrueuse salamandre. Si Jeff se montrait plutôt effrayé à sa simple évocation, l’ecclésiaste, lui, lui parut au contraire intéressé.

— Avez-vous noté vous aussi cette ressemblance frappante avec ces animaux mi-reptiles, mi-amphibiens que l’on trouve sur les terres Yomies ? Thaïs, je vous en prie, éclairez-moi, je crains de ne plus me rappeler de leur nom…

 Anshou, répondit-elle, laconique.

— Oui, voilà. Les Anshou, acquiesça Daniel. Eh bien si l’huile qui suinte de la peau de cette gigantesque créature présente le même degré d’inflammabilité… Disons que cela mérite d’être considéré avec le plus grand intérêt. Dès que nous pourrons communiquer avec Asgartha, je recommanderai la capture d’un spécimen afin de mener une étude approfondie.

— Vous voudriez en faire quoi ? Une arme ? crut deviner la Yomie, peu séduite par cette perspective. Des bombes incendiaires ?

— Si on avait su qu’elle était si inflammable cette bestiole, on aurait peut-être pu lui mettre le feu au derche, commenta Jeff, accablé.

Daniel ne répondit pas, mais Ilas tiqua à cet échange. L’imminence de la guerre lui déplaisait et ne faisait que lui confirmer l’absolue nécessité de leur mission. Il fallait vraiment retrouver le professeur Lake avant qu’il ne soit trop tard. C’était une priorité, une question de vie ou de mort. Dans un regain d’énergie, il remonta à la hauteur d’Azaïga, qui l’avait quelque peu distancé.

— On dirait que tu te traînes, lui fit-elle remarquer avec un rictus sarcastique.

— Faut bien que quelqu’un soit le dernier, se défendit-il de la même façon. Mais si tu veux, je te cède la place.

— Sans façon. Ce sont toujours les derniers de la file qui se font bouffer les premiers, crois-en mon expérience.

— Merci de me rassurer.

Elle pouffa tout en enjambant une grosse souche envahie de champignons luminescents.

— Tu penses qu’Amélia Lake a pu trouver des choses intéressantes dans cette jungle ? l’interrogea alors Ilas. Elle regorge peut-être de minerais. Enfin, je n’en sais rien… Il y a sans doute des choses dans cette région qui pourraient aider l’Empire.

— C’est à Daniel que tu devrais poser cette question, pas à moi, lui répondit-elle, la mine close. Mais si tu veux mon avis, de ce que j’ai entendu dire, Amélia Lake n’est pas une novice en la matière. C’est une femme d’expérience très bien équipée, et elle est accompagnée des plus grands spécialistes de l’Académie des Sciences alors… oui, j’imagine quelle a été en mesure de faire des découvertes d’intérêt majeur pour l’Empire.

Ilas acquiesça sans vraiment savoir pourquoi. La fatigue commençait sérieusement à se faire sentir, et il ne put s’empêcher de soupirer.

— Dire que l’avenir d’Asgartha repose uniquement sur elle.

— Oui, enfin, là tout de suite, il repose surtout sur nous, nuança sa partenaire.

L’air lointain, elle se massa le bras que meurtrissait une longue estafilade. En dépit des onguents cicatrisants et désinfectants de Thaïs, cette marque consécutive à sa chute de la tyrolienne resterait douloureuse un moment.

— Eh, ça va ? s’enquit Ilas malgré tout.

— Oui, lui assura-t-elle. Thaïs m’a dit que ce n’était pas profond, et qu’il n’y avait pas besoin de recoudre. Ça devrait guérir assez vite.

— J’espère que c’est vrai.

Elle haussa les épaules.

— Moi, tout ce que j’espère, c’est que Lake n’a pas découvert comment fonctionne l’estomac de cette grosse salamandre.

Chapitre 4 - Traversée sylvestre

Le murmure d’un cours d’eau tout proche perça la symphonie sylvestre. Daniel, la main en visière, le regard accroché par les reflets du soleil sur l’eau tumultueuse, scruta les environs avec une attention particulière.

— Une rivière, estima-t-il après un court examen des environs.

— Encore ? réagit aussitôt Azaïga. Ne me dites pas qu’il va nous falloir la traverser…

— Si on veut continuer vers le sud-ouest, j’ai peur que ça ne soit pas une option, intervint Ilas.

Personne ne le contredit, trop fatigués, sans doute, pour cela. Deux jours après avoir échappé à l’abominable salamandre, l’expédition avait tant bien que mal poursuivi sa progression à travers la jungle, profitant d’une courte halte par-ci par-là, rincée par les pluies diluviennes et les assauts incessants des moustiques. Les efforts avaient néanmoins fini par payer et Ilas se plaisait à croire que la créature avait perdu leur piste, ou bien s’était lassée. La forêt s’étendait à présent sur de hautes collines, au creux desquelles serpentaient quelques rivières, dont celle que Daniel venait de découvrir. Le terrain s’y révéla traître, entre la pente trop raide et le sentier aussi boueux qu’escarpé. Aussi durent-ils prendre garde à ne pas glisser tout en approchant de ses abords.

En contrebas, d’étranges castors à queue fourchue bâtissaient un solide barrage, véritable pont qu’avisa Ilas lorsqu’il fut question de traverser les rapides. Tandis que Daniel prenait quelques notes sur les rongeurs nouvellement découverts, les autres suivirent le capitaine et gagnèrent la rive opposée. Leur passage ayant provoqué une certaine agitation parmi les castors, Daniel se dépêcha de rejoindre le reste du groupe, puis le voyage continua dans une moiteur écrasante désormais habituelle.

— Putrailles, gémit tout à coup Jeff en se tenant le ventre. Ce que j’ai faim…

Thaïs leva les yeux au ciel avec lassitude :

— Tu ne penses qu’à manger, Jeff. Et puis on a déjà...

— Ce que je voudrais, c’est un énorme, un gigantesque sandwich au poulet comme ils en font à Hubar, la coupa-t-il en ignorant son exaspération. Avec le fromage et la sauce qui dégoulinent, tu vois ? Ouais... je tuerais pour en boulotter un !

Le télégraphiste se tourna vers Azaïga, qui marchait à côté de lui. Elle n’apprécia pas le regard insistant qu’il dardait sur elle, ce pourquoi elle se tint immédiatement sur ses gardes :

— Me regarde pas comme ça, grogna-t-elle en fronçant les sourcils.

— Si tu pouvais choisir de manger un truc, là tout de suite... commença-t-il en faisant fi de sa méfiance. Absolument tout ce que tu veux. Tu voudrais quoi ?

La chasseuse de primes eut une moue interrogative. Aucun d’eux ne parvenait à se sustenter convenablement. La chasse restait mauvaise, tout comme le goût des animaux qui peuplaient cette forêt. Aussi, tiraillée par la faim, se surprit-elle à se prêter au jeu.

— Immédiatement, comme ça, je crois que je vendrais ma mère pour des pâtes au basilic Lucomorien. Ça vaut tous les sandwichs au poulet du monde.

Jeff émit un hoquet, choqué.

— Des pâtes ? T’es sérieuse ?

— Absolument, répliqua Azaïga en se fendant d’un sourire narquois, heureuse de la réaction qu’elle venait de susciter chez son compagnon de mésaventure.

Elle pivota vers Thaïs qui, jusque-là, avait gardé le silence. Mais la jeune mercenaire la suspecta en réalité de préparer sa réponse.

— Et toi, Thaïs ?

 Mimasen… répondit-elle avec gourmandise tout en se grattant le menton. Un rougail… Oui, un bon rougail, avec du beurre de cacahuète. Et une grosse plâtrée de riz.

— Ah ! J’étais sûr que toi aussi, t’avais encore faim ! l’apostropha Jeff.

— Je n’ai pas dit ça, se défendit-elle d’un air exaspéré.

Azaïga, prise au jeu, héla Ilas et Daniel en tête du groupe. Les deux hommes, face à une haie de bambous, se demandaient s’il était possible de continuer à suivre la rivière à présent qu’ils l’avaient franchie.

— Et vous les gars ?

Le capitaine se retourna et l’interrogea du regard.

— Si vous pouviez manger ce que vous voulez, là tout de suite, vous choisiriez quoi ?

D’abord surpris, Ilas fut rapidement amusé par la question.

— Une putain d’entrecôte bien affinée avec une montagne de frites, lui répondit-il en salivant à cette simple pensée.

Juste à côté, Daniel ne put retenir un rire sincère tout en réajustant son sac à dos sur ses épaules.

— Mon cher Ilas, il semble que vous et moi ayons plus en commun que je ne le pensais. Je serais presque prêt à me damner pour une belle pièce de viande assortie d’un excellent vin rouge du sud Asgarthien.

— À ce point, hein ? sourit Ilas, qui avait toujours plutôt imaginé Daniel du genre végétarien.

Juste derrière eux, Jeff lâcha un soupir bruyant.

— Vivement qu’on rentre à Asgartha, pas vrai ?

Tous partageaient son impatience, mais n’ignoraient pas que leur retour n’était toujours pas à l’ordre du jour. Cependant, grâce au télégraphiste, le groupe poursuivit son expédition dans une ambiance bon enfant, jusqu’à une zone où la forêt se densifia. Les arbres n’y étaient pas très élevés et leurs troncs bien plus fins qu’auparavant, toutefois ils semblaient s’être dangereusement multipliés. Parmi eux, un figuier parasite étranglait un arbre à pain, dont les énormes fruits verts gisaient sur le sol. Thaïs se précipita pour en ramasser un, ignorant ceux qui pourrissaient et attiraient une foule d’insectes aux formes insolites.

— Tu comptes faire quoi avec ce truc ? l’interrogea Jeff, intrigué.

— Ce truc, comme tu dis, est très nourrissant. Ça nous sera utile, affirma-t-elle. Il me reste peut-être quelques piments pour l’accommoder…

Il se fendit d’une moue sceptique, scrutant de loin la vie bourdonnante qui grouillait au pied de l’arbre et s’ajoutait à de curieux champignons, pour certains doués de légers mouvements. À bien y regarder, ils réagissaient à leur passage, soulevant leur chapeau pour révéler une paire de minuscules yeux noirs. Jeff, effarouché et un peu rebuté, ne s’attarda pas à côté. Tandis qu’ils reprenaient leur route, Azaïga en profita pour remonter au niveau d’Ilas, qu’elle aborda, un sourire légèrement moqueur aux lèvres :

— Donc… une énorme entrecôte avec une montagne de frites ? Moi qui te croyais du genre à faire attention à ta ligne…

Surpris, le capitaine se fendit d’une moue amusée.

— On dirait que tu es déçue ? l’interrogea-t-il.

— Non, répondit-elle, les mains croisées dans le dos et l’air ailleurs. J’aurais pu choisir la même chose, en fait.

— Dans ce cas, je connais un petit restaurant, dans le quartier nord d’Asgartha, qui pourrait te plaire. Ils grillent leurs entrecôtes comme nulle part ailleurs. Je te suggère d’y aller, un de ces quatre.

Azaïga opina malgré une difficulté évidente à masquer sa gêne.

— En fait, je ne connais pas beaucoup le nord d’Asgartha, avoua-t-elle, presque à mi-mot. Je ne m’y suis presque jamais aventurée.

— Alors quoi, tu as peur de t’y perdre ?

Azaïga afficha une moue faussement renfrognée, puis lui frappa l’épaule en toute amitié.

— Pas du tout ! se défendit-elle sans le regarder directement. C’est juste que j’aurais besoin d’un guide si je ne veux pas me retrouver dans l’un de ces horribles rades à l’hygiène douteuse.

— Bon eh bien, dans ce cas, je serai obligé de t’y accompagner, lui répondit-il en lui accordant un clin d’œil complice.

Elle ne répondit pas. L’espace d’un instant, on n’entendit que le bruit de leurs pas, ainsi que le chant de quelques étranges oiseaux perchés parmi les cimes. Cependant, Ilas sut qu’elle ne refusait pas sa proposition. Il fut même convaincu qu’elle l’avait attendue.

— Tu dis que tu connais mal le quartier nord, reprit-il. Je suppose que…

— Je suis du quartier sud, oui, acquiesça-t-elle. Enfin… J’y suis née. Ma famille est originaire de Havrebois. Mais toi, avec tes cheveux blonds, je parie que tu es un Asgarthien pure souche.

Cette remarque le fit s’esclaffer. Même s’il la trouvait quelque peu saugrenue, il devait admettre qu’il s’agissait bel et bien d’un trait morphologique propre à de nombreux impériaux.

— Pure souche, je ne sais pas ! rit-il. Mais, pour autant que je sache, ma famille est installée à Asgartha depuis des générations, en effet.

— Alors… c’est peut-être pour ça.

— De quoi ?

— Cette expédition, au milieu de nulle part, précisa Azaïga en désignant les environs d’un geste de la main. Whitmore a expliqué pourquoi il nous a tous choisis, mais pour toi... il est resté assez évasif. Non pas que je doute de ce dont tu es capable, bien au contraire, mais je n’arrête pas de me demander, de me dire qu’il aurait pu opter pour n’importe quel autre soldat. Pourtant, il t’a choisi toi.

Ilas ne répondit pas aussitôt.

— J’imagine… que c’est à cause de mon père, finit-il néanmoins par lâcher dans un haussement d’épaules.

— Ton père ?

Ces quelques mots eurent sur Ilas un effet qu’il honnissait. Repenser à son géniteur, à Faren de Rayel, ne faisait que lui rappeler une éducation froide, brutale parfois. Un manque de considération. Et surtout l’absence. Celle de sa mère, dont le visage s’estompait un peu plus dans ses souvenirs, chaque fois qu’il tentait de la revoir. Il se contenta donc d’un hochement de tête, un sourire forcé au coin des lèvres.

— Il était commandant dans l’armée impériale. C’était un homme droit, très estimé… alors je pense que ça a joué en ma faveur. Mon nom, de Rayel, sonne pour beaucoup comme un gage de loyauté.

Devinant son malaise, la jeune femme regretta aussitôt d’avoir posé sa question, si bien qu’elle préféra ne rien ajouter, de peur de soulever un autre sujet sensible.

— Tu sais, je n’ai rien d’exceptionnel, avoua-t-il un ton plus bas, le regard rivé sur le lointain indiscernable au-delà des troncs. Quoiqu’en disent certains à mon propos, je ne suis qu’un soldat comme un autre.

— C’est ce que tu penses ?

Incapable de comprendre ce qu’elle voulait signifier, Ilas ralentit le pas pour la dévisager.

— Eh bien si ça peut te rassurer, renchérit-elle en le gratifiant d’un clin d’œil complice, moi je te trouve exceptionnel.

Après quoi elle l’attrapa par le bras, et l’incita à avancer. Ilas, lui, ne sut quoi dire. Bien qu’il apprécia cette forme de gentillesse, de bienveillance même, il n’aurait pas avoué être complètement convaincu, même s’il se laissa porter. Côte à côte, ils s’efforcèrent de poursuivre leur route.

Après plus d’une heure de marche exténuante, l’expédition atteignit un coin reculé de la forêt où les arbres, dotés de longues épines, empêchaient toute escapade hors du sentier. Le seul chemin praticable se résumait à une allée étroite, flanquée d’arbustes dont le feuillage avait cédé la place à d’épaisses toiles d’araignées. Les nappes blanchâtres et collantes s’étendaient entre les branches et reliaient les jeunes arbres entre eux, telles de sinistres guirlandes.

L’équipe ralentit, inquiète devant ce macabre paysage. Au-dessus de leurs têtes, un cadavre desséché pendait à un long fil de soie blanche. Sans doute un animal de la forêt qui avait eu le malheur de s’aventurer par là, songea Ilas. Ce n’était plus qu’un sac de peau et d’os, vidé de toute substance liquide. Azaïga parut dégoûtée. Elle regarda ce pantin désarticulé tournoyer lentement sur lui-même, au gré d’une brise inopportune.

— Bien. Évitons de toucher les toiles, conseilla alors Daniel qui s’engageait déjà sur le chemin. Elles me semblent... inhabituelles.

Jeff, en voyant l’ecclésiaste s’éloigner à travers le réseau de toiles, eut un moment de profonde appréhension.

— On devrait peut-être chercher un autre chemin, non ? s’affola-t-il.

— J’ai peur qu’il n’y en ait pas d’autre, Jeff, le rabroua Thaïs avant d’emboîter le pas à Daniel.

À contrecœur, le télégraphiste la suivit en grognant, non sans jeter régulièrement des coups d’œil nerveux au-dessus de lui. Ilas, lui, s’attarda auprès d’Azaïga, qui ne semblait pas décidée à bouger.

— Un problème ? s’inquiéta-t-il.

La jeune femme semblait soudain prise d’un vertige.

— Rien, ça va... J’ai juste un peu mal à la tête, le rassura-t-elle en balayant l’air de la main. C’est sûrement la fatigue combinée à une petite hypoglycémie, alors ne t’en fais pas pour moi, blondinet, tout va bien.

Peu convaincu, Ilas s’autorisa néanmoins un sourire qu’il espéra réconfortant. Il la prit par la main pour l’inciter à suivre le mouvement :

— Un peu de courage. Je pense que Daniel ordonnera bientôt une halte.

Ils s’aventurèrent à leur tour sur le chemin que ceignaient les toiles, et rattrapèrent le reste du groupe, qui avait commencé à les distancer.

— Par Arhnam toute puissante ! s’exclama tout à coup Daniel, en tête de la procession.

L’effroi qui perçait dans sa voix donna un frisson à Ilas. Une masse grise, sèche et informe, encombrait les filets de soie, à quelques pas devant eux. De loin, Ilas crut voir un tas de cendres. Mais en se rapprochant, il constata qu’il n’en était rien. Il s’agissait d’un animal, apparenté aux équidés, qui mesurait plus de quatre coudées au garrot. Quoique de son vivant, sa taille avait dû être plus impressionnante encore. Lui aussi semblait avoir été vidé de ses substances.

— C’est immonde, grimaça Jeff après avoir découvert le cadavre momifié. On est vraiment obligés de passer par ici ?

— Quoi, tu préfères te frayer un chemin au milieu des épineux ? le railla Azaïga en essayant de ne pas se montrer trop cinglante.

— Tu me poses sérieusement la question ? grogna le télégraphiste en suivant d’un regard méfiant les quelques araignées biscornues détaler sur le sol de mousse.

L’une d’entre elles escalada la jambe de Thaïs, qui la repoussa d’une chiquenaude bien placée. La bestiole préféra alors se réfugier dans l’une des toiles, tendue entre deux buissons. Mais à peine fit-elle trembler les fils sous ses pattes qu’un arachnide bien plus grand se jeta sur elle, et l’emmaillota comme si elle n’avait été qu’un vulgaire moucheron. Cet acte de cannibalisme sembla exciter les araignées au sol, dont certaines se lancèrent à l’assaut de Daniel.

— Arrière ! brama ce dernier en tentant de repousser la vague rampante qui grimpait le long de son pantalon.

Il riposta, aidé par Jeff, en écrasant quelques dizaines de rampants rejetés sur le sol. Aussitôt, le cadavre desséché de l’équidé parut remuer, ce qui stupéfia Azaïga.

— Il n’est quand même pas vivant ? balbutia-t-elle, horrifiée.

Comme pris de convulsions, les restes de l’animal s’agitèrent. Des craquements résonnèrent, sinistre mélodie, tandis que la peau sèche et tendue se déchirait en plusieurs endroits. Libérée de cette enveloppe racornie, de cet abominable cocon, une multitude de petits arachnides jaunâtres s’échappa du cadavre, et s’empressa d’attaquer l’expédition à l’instant même où, de la voûte de soie blanche au-dessus d’eux, dégringolait toute une flopée d’araignées rouges, aussi grosses qu’un poing d’homme.

— Personne n’a un lance-flamme, j’imagine ? geignit Jeff.

Sans demander son reste, ni même attendre de réponse, le télégraphiste prit ses jambes à son cou. Il avait avisé une galerie un peu plus loin, formée par des arbres tordus en arc de cercle et tapissés de soie. Sans perdre une seconde, Azaïga et Thaïs se précipitèrent à sa suite.

— Allez ! Venez ! lança la chasseuse de primes à l’adresse d’Ilas et de Daniel.

Conscients que toute idée de combat apparaissait ici totalement futile, les deux hommes ne tardèrent pas à obtempérer, poursuivis par une marée d’arachnides furieux. Hélas, les solides toiles dressées sur leur chemin les ralentissaient, au point que le flot continu de bestioles finit par les rattraper. Ilas s’imagina déjà empaqueté dans de la soie, mordu par ces arthropodes affamés, ses organes liquéfiés puis goulûment aspirés. Quand une énorme araignée à l’abdomen velu tomba devant lui, suspendue à son filin, il répliqua d’une gifle et l’expédia dans le décor alors que, plus loin devant, ivre de frayeur, Jeff tailladait la soie qui lui barrait le passage, ahanant sous l’effort.

— Qu’est-ce que c’était ? paniqua soudain Thaïs.

Un craquement sourd, puis un second, se mêlèrent à la débandade. Daniel se figea en apercevant le sol qui commençait à se fissurer. Il se rendit compte trop tard du danger, de la gigantesque mais fragile plaque de toile solide sur laquelle ils venaient tous de s’engager, laquelle recouvrait une excavation. L’ecclésiaste n’eut pas le temps de prévenir ses compagnons. Le plancher se déroba sous leurs pieds, et ils disparurent dans les entrailles de la terre.

Ilas, le cœur soulevé, s’écrasa comme les autres quelques mètres plus bas, accompagné d’une avalanche de débris de bois vermoulu et de soie solidifiée. Par chance, un tapis de mousse avait amorti leur chute. Rassemblant ses esprits aussi vite qu’il le put, il se releva péniblement et, par réflexe, dégaina son sabre. L’endroit était plongé dans la pénombre. Une forte odeur de pourriture imprégnait l’air et de la poussière saturait l’atmosphère. Si de vieilles toiles grises enlaçaient les parois de terre, les araignées semblaient avoir néanmoins déserté les lieux. Rassuré, il rangea son arme, puis aida Azaïga à se relever.

— Rien de cassé ? l’interrogea-t-il, soucieux, tandis que Daniel prêtait main forte à Thaïs et Jeff.

— Grâce à Arhnam, non, tout va bien, le rassura l’ecclésiaste, qui n’avait pas remarqué que la question s’adressait surtout à la jeune femme, plus affaiblie que les autres.

Azaïga toussota un instant et fit signe au capitaine qu’elle n’était plus à quelques bleus près.

— Putrailles ! jura Jeff, furieux, en dardant son fusil ici et là. J’ai horreur des araignées ! On va tous crever, c’est moi qui vous le dis !

Thaïs s’approcha de lui en boitant. Elle peinait à se remettre de cette dégringolade imprévue.

 Shizu na Jeff, ce n’est…

— Comment veux-tu que je me calme ? C’est la deuxième fois qu’on passe à un cheveu de finir en casse-dalle ! la coupa-t-il en pointant un doigt accusateur vers les hauteurs.

Ilas, loin de rebondir sur le sujet, fronça les sourcils. En quête d’une sortie, il repérait un unique tunnel quand un léger craquement détourna leur attention : le plafond de la grotte venait de s’effriter à un endroit, crachant une petite araignée à l’abdomen enflé.

— On dirait bien qu’elles ne vont pas nous lâcher, regretta-t-il.

Azaïga élimina la menace en l’écrasant sous sa botte.

— Je crois qu’on ferait mieux de ne pas traîner, déclara-t-elle. Si ces saletés débarquent à nouveau, j’aimerais autant qu’on soit loin d’ici.

— Moi aussi, confirma Jeff.

— Dans ce cas, partons, décida Daniel.

L’ecclésiaste ouvrit la voie en s’engageant dans la seule galerie praticable. Thaïs éclairant le boyau sur ses talons, il extirpa de sous sa veste son carnet rouge dans lequel il consigna quelque chose. Ilas et Azaïga leur emboîtèrent le pas sans tarder et Jeff ferma la marche.

— Eh, Ilas, Aïsa, les interpella-t-il alors, dans un chuchotement crispé.

Tous les deux se retournèrent, interrogateurs, pour faire face à un Jeff à l’évidence gêné.

— Je peux vous poser une question ?

— Si c’est pour savoir s’il nous reste un paquet de biscuits, ça fait bien longtemps qu’on n’en a plus un seul, crut deviner la jeune femme avant que le télégraphiste ne la détrompe d’une grimace plus embarrassée encore.

— Non, ça je le sais. Je voulais juste savoir…

Il risqua un coup d’œil par-dessus leur épaule, et s’assura que la tête de file s’était assez éloignée pour qu’elle ne puisse pas l’entendre.

— Vous pensez quoi de Daniel ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ? réagit Ilas avant qu’Azaïga ait pu le faire.

— Je ne sais pas… il me fout un peu les foies.

Le capitaine arqua un sourcil dans le noir.

— Il te fait peur ? Pourquoi ça ?

— On dirait qu’il est tout le temps en train de nous analyser ou de nous juger. C’est en tout cas l’impression que j’ai eue, quand j’ai essayé d’avoir une conversation avec lui, ou quand j’ai voulu regarder dans son carnet. Vous l’avez remarqué, vous aussi ? Son petit carnet rouge ? Je suis prêt à parier qu’il prend des notes sur nous.

— Eh bien... je suis ravie d’apprendre que je ne suis pas la seule à me méfier de lui, souligna Azaïga d’un air satisfait.

— Heureux de te l’entendre dire, renchérit aussitôt Jeff.

Ilas, confus, grommela dans sa barbe naissante. Il éprouvait quelques difficultés à comprendre ce que l’on reprochait à l’ecclésiaste.

— Attendez, vous vous méfiez de lui parce qu’il prend des notes ?

— Non, pas parce qu’il prend des notes, lui certifia Jeff, un peu irrité que l’officier ne lui accorde pas davantage de crédit. Parce qu’il refuse de nous les montrer. Enfin je n’sais pas, tu l’as bien vu toi aussi, non ? Je sais que tu as essayé de les lire, et qu’il s’y est opposé.

Le capitaine soupira, agacé par ces élucubrations douteuses bien qu’il se remémorait très bien le jour où il avait effectivement cherché à savoir ce que Daniel écrivait. L’ecclésiaste, malgré son sourire affiché, avait violemment refermé son carnet sous prétexte que ses notes ne présentaient pas grand intérêt.

— Arrêtez de délirer, Daniel est un homme bien, le défendit-il pourtant. Vous n’avez aucune raison de vous méfier de lui comme vous le faites. C’est peut-être juste une sorte de journal intime. Vous aimeriez, vous, que quelqu’un lise le vôtre ?

Azaïga haussa les épaules en réponse à ses reproches et Jeff en profita pour insister :

— On dirait que tu oublies que Daniel est le bras-droit de Sedna Circé, la Grande Prêtresse de l’Église d’Asgartha, et membre du Triumvirat.

— Qu’est-ce que ça peut bien faire ?

— Il a de l’influence, compléta le télégraphiste, l’air sévère. Et qu’est-ce qu’on raconte au sujet des gens avec beaucoup d’influence ? On raconte qu’ils en veulent toujours plus. On ne le connait pas, Daniel. Peut-être qu’il cherche à gravir les échelons, peut-être qu’il note des choses compromettantes sur nous pour espérer, à la fin, s’attribuer tout le mérite.

Ilas ne sut s’il devait rire ou non à une telle assertion.

— Tu deviens paranoïaque, mon pauvre vieux.

— Non, se défendit Jeff. Je trouve juste ça suspect.

— Moi je le redis, il faut se méfier de lui, conclut Azaïga. Il nous cache quelque chose.

Ilas garda le silence et reporta son attention sur Daniel, qui avançait toujours en tête du groupe, quelques mètres devant eux. Même si ses compagnons distillaient le doute en lui, il ne pouvait se résoudre à leur prêter foi. Il trouva difficile de croire que ce dévot à l’âme noble puisse se montrer assez fourbe pour masquer ses véritables intentions. Il avait sûrement ses propres secrets, mais qui n’en avait pas ? Vouloir les préserver ne présentait rien de répréhensible. Néanmoins, il devait admettre que l’attitude de Daniel quand il était question de son carnet avait de quoi l’intriguer.

— Gardons-le à l’œil, conseilla Jeff en tapotant le canon cuivré de son fusil.

— On se calme, ordonna posément Ilas. Laissez-moi lui parler, je tâcherai d’éclaircir la situation.

— Et s’il s’obstine à ne rien vouloir nous montrer ? questionna Azaïga.

— Eh bien j’admettrai qu’il nous cache peut-être quelque chose.

— Quoi, c’est tout ? fit Jeff, déçu.

— C’est déjà un bon début, ironisa Azaïga, un brin narquoise.

— Et nous ferons le nécessaire pour découvrir ce que c’est, promit Ilas en guise de conclusion.

Jeff et Azaïga se concertèrent du regard, puis acquiescèrent en signe d’approbation. La proposition parut leur convenir assez pour que le sujet puisse être clos, du moins pour le moment. Au même instant, Daniel signala la présence de mousse glissante sur les parois du tunnel, les enjoignant de fait à progresser avec prudence. Très vite, la galerie s’évasa avant de s’étrécir brusquement, tout en montant en pente raide.

— Il y a de la lumière ! s’écria tout à coup l’ecclésiaste.

Les derniers mètres furent les plus rudes. Agrippés aux aspérités rocheuses, les muscles tétanisés par l’effort, ils émergèrent enfin du ventre de la terre. À l’extérieur, le soleil brillait haut dans le ciel. Sa caresse les réchauffa, au point qu’ils en oublièrent un instant ce qu’ils venaient de traverser, et chacun savoura cette liberté retrouvée.

 Tao, sourit Thaïs. Enfin...

Ébloui, Ilas comprit rapidement qu’ils venaient de déboucher au sommet d’un amoncellement rocheux, massé au pied d’une falaise. Cet éboulis de pierre presque nue, vestige d’un probable glissement de terrain, surplombait la forêt et y offrait une vue imprenable. Le capitaine respira à pleins poumons, puis s’accroupit pour scruter les environs. Océan d’arbres gigantesques et de brume, la jungle s’étendait à perte de vue, sans doute jusqu’à bien au-delà de l’horizon. Pendant que les autres s’asseyaient au milieu des rochers et profitaient d’une pause méritée, Jeff se passa un mouchoir en tissu sur le visage, cherchant peut-être à éponger quelques perles de sueur.

— Au programme de la suite : de la verdure, encore de la verdure, avec un soupçon de verdure sur le dessus, et… ah, son coulis de verdure ! déplora-t-il, accablé.

Ilas poussa lui aussi un soupir anéanti. L’idée de devoir abandonner cette position ensoleillée pour replonger au cœur des ténèbres tropicales ne l’enchantait guère. Alors qu’il observait un bosquet d’arbres, l’air absent, un éclat lumineux l’aveugla. Par réflexe, il se protégea d’une main, les yeux plissés.

— Qu’est-ce que…

Il se redressa, et chercha à nouveau cet éclat de lumière. Cela semblait provenir de la forêt, un peu avant l’horizon, comme si le soleil se reflétait sur un objet métallique.

— Hé ! héla-t-il les autres. Venez voir ça !

Le reste du groupe approcha et essaya d’apercevoir ce qu’il leur indiquait. À leur tour, ils purent observer ce chatoiement insolite.

— Qu’est-ce que c’est à votre avis ? questionna Azaïga, intriguée.

— Il n’y a qu’une seule façon de le savoir, répondit Daniel, une lueur intéressée dans le regard.

— Quoi que ce soit, cette chose n’a sûrement pas sa place ici, estima Thaïs.

L’ecclésiaste ne broncha pas et Azaïga proposa finalement d’aller y jeter un œil. Ilas n’avait cependant pas attendu qu’elle le suggère. Tiraillé par la curiosité, il dévalait déjà le monticule de pierres en sautant de rocher en rocher.

— Hé ! Attends-nous ! s’écria Jeff, surpris.

Sans perdre une seconde, les autres s’élancèrent derrière lui, jusqu’à une lisière qu’obstruaient de longues lianes noueuses qu’Ilas s’acharnait à trancher à l’aide de son sabre. Ainsi s’enfonçait-il lentement dans cette jungle inextricable, s’efforçant d’ouvrir le passage pour ses compagnons. Ses efforts firent sourire Azaïga.

— Il a l’air drôlement motivé, observa-t-elle. Je ne l’avais encore jamais vu dans cet état.

— Il espère peut-être nous avoir mis sur une piste intéressante, imagina la Yomie. Mais pour ma part, je ne vendrai pas la peau du kuma avant de l’avoir tué...

Fidèle à ses habitudes, Daniel prenait des notes dans son carnet à reliure de cuir rouge, sous le regard méfiant de Jeff. Il écrivait vite et jetait de brefs coups d’œil autour de lui, jusqu’à remarquer qu’on l’épiait.

— Ah ! Jefferson ! l’interpella-t-il en refermant son calepin. Ne trouvez-vous pas tout cela excitant ?

— Pas vraiment, non, râla l’intéressé en haussant les épaules. Qu’est-ce que vous croyez qu’on va trouver là-bas ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, mon cher.

L’ecclésiaste sourit, dévoilant une rangée de dent si blanches et alignées que cela en avait quelque chose d’insultant. Même après des semaines à errer dans cette jungle hostile, Daniel n’avait rien perdu de sa superbe. Sa moustache était toujours aussi soigneusement taillée, ses cheveux bien coiffés et il émanait encore de lui cette odeur évanescente de bon cigare et de musc. L’ecclésiaste posa une main amicale sur l’épaule du télégraphiste :

— Allons, nous devrions nous hâter avant de les perdre de vue, conseilla-t-il en désignant le reste du groupe qui s’éloignait.

— Hé, quelqu’un pourrait venir me filer un coup de main ? s’impatienta tout à coup Ilas, toujours en tête.

— Je m’y colle ! se dévoua aussitôt Jeff, trop heureux de se soustraire à l’influence mielleuse de Daniel.

Il se faufila entre Thaïs et Azaïga et rejoignit le capitaine. Machette en main, il se mit à taillader les branchages qui leur barraient la route, animé d’une vigueur nouvelle. Ni lui, ni ses compagnons, ne remarquèrent la façon dont Daniel les observait. Sans baisser les yeux vers son carnet, il prenait encore des notes.

Chapitre 5 - Espoirs

Ilas, le cœur battant après cette cavalcade forestière, les bras tiraillés par l’effort, manqua de tomber à genoux.

— Vous… vous voyez ce que je vois ? bégaya-t-il aux autres, qui gagnaient tout juste sa hauteur.

On lui fit comprendre que oui, qu’il ne fabulait pas, que ce qu’il discernait entre les troncs n’était pas le fruit de son imagination. Là, perdu au creux d’une petite clairière, un gros alambic cuivré reflétait le soleil.

— Putrailles de putrailles, jura Jeff, la mâchoire décrochée.

D’un seul regard, ils embrassèrent les environs immédiats, découvrant ce qui ne pouvait être que les débris d’un ancien campement à présent éparpillé aux quatre vents. Une table grossière, fabriquée avec les moyens du bord, trônait au centre de la place. Garée entre deux souches, une charrette, sans doute destinée à transporter des caisses de vivres et d’équipement, prenait l’humidité. L’animal qui avait dû s’acharner à la tirer jusque-là, probablement un équetie, cheval de trait Asgarthien, s’était volatilisé.

Plus loin, sur la gauche, des toiles de chanvre avaient été tendues entre les arbres pour former un abri. De nombreuses affaires traînaient un peu partout, telles que des outils, des vêtements, et même, à la surprise générale, divers appareils scientifiques. Ainsi, une myriade d’échantillons, de fioles et d’éprouvettes brisées jonchaient le sol.

— Qu’Arhnam nous préserve, tout a l’air d’avoir été sauvagement détruit, constata Daniel avec une mélange d’amertume et de stupeur tandis qu’il s’aventurait parmi ces vestiges.

— Oui, l’appuya Azaïga, méfiante, en le précédant de quelques pas. On dirait que ça a été abandonné dans la précipitation.

— Aïsa, tu crois que quelque chose les a fait fuir ? crut comprendre Thaïs, peu rassurée à cette idée.

La mercenaire ne répondit que par un haussement d’épaules équivoque, pendant qu’Ilas tournait lentement sur lui-même, hébété.

— Vous pensez que ce serait l’un des camps de base du professeur Lake ? balbutia-t-il.

Personne ne répondit, peut-être parce que la réponse s’imposait d’elle-même. Daniel se dirigea à grands pas, quasi fébrile, vers un tronc duquel on avait arraché la mousse. Plusieurs feuilles de papier y avaient été clouées. Il en décolla une et l’examina, les sourcils froncés. Il s’agissait d’un compte-rendu, comprenant également quelques croquis complexes et indéchiffrables que lui seul parut comprendre.

— Des observations, constata-t-il, un sourire mi peiné, mi exalté sur le visage. De la botanique, de la zoologie, de la géologie…

Ilas ne l’entendit que d’une oreille distraite. Toute son attention restait accaparée par ce qui l’entourait, par chaque détail, chaque signe qui lui aurait permis de comprendre ce qui s’était passé. Presque toutes les chaises et tables de fortune avaient été renversées, certaines brisées. Marquant plusieurs arbres alentours, dont une partie avait été couché par une force inimaginable, des impacts de balles prouvaient que l’on avait tenté de se défendre.

— Par Arhnam, bégaya-t-il, d’autant plus inquiet que son regard accrocha tout à coup des traces suspectes, laissées au sol.

Près de la végétation écrasée, du bois éclaté et des branches rompues, de profonds et larges sillons creusaient la terre meuble. Des coups de griffes, monumentales, aussi affutées que des lames. Il ne lui en fallut pas plus pour deviner que quelque chose avait effectivement attaqué l’équipe du professeur Lake, en la forçant à s’enfuir.

— Hé ! Par ici ! héla tout à coup Thaïs, les mains en porte-voix pour mieux se faire entendre.

Comme les autres, elle s’était éloignée afin d’explorer la zone. Ilas la rejoignit sans attendre, ses compagnons derrière lui.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ? s’enquit Jeff, anxieux.

— Je vous préviens ce n’est… pas joli à voir.

La Yomie, malgré un certain malaise, désigna d’un signe du menton une masse sanglante, recroquevillée entre deux tentes écrasées, enfouie sous un essaim de mouches. Un cadavre. L’odeur de putréfaction qui s’en dégageait leur souleva le cœur, à tel point qu’Ilas lui-même ne put réprimer un renvoi de bile.

— Vous pensez que… ce serait… bégaya-t-il, troublé.

Pendant que Jeff préférait rester à l’écart, se contentant de jeter un œil craintif par-dessus l’épaule de Thaïs, Daniel plaqua la manche de sa veste contre son nez et prit le risque d’approcher. Les yeux écarquillés, les mains tremblantes, il attendit avec une certaine angoisse le verdit d’Azaïga qui, indifférente aux effluves pestilentiels, s’était accroupie près du mort. En évitant soigneusement de le toucher, elle fit de grands gestes pour chasser le nuage d’insectes nécrophages. S’il s’agissait du professeur Lake, il leur fallait le savoir. La jeune femme, au terme d’un très court examen, expira par le nez.

— Non, conclut-elle. Ça ne peut pas être Lake. C’est un homme.

Si un léger frisson de soulagement traversa le groupe, Daniel, lui, vacilla au point qu’il dut s’appuyer à un tronc moussu pour ne pas s’écrouler.

— Eh, tout va bien ? s’inquiéta Thaïs.

Il lui assura que oui, avec un sourire sincère.

— Ne vous en faites pas pour moi. La fatigue, mêlée à l’émotion… je crois que j’ai grand besoin de repos.

Même si elle opina, la Yomie l’attrapa par le bras pour l’emmener à l’écart.

— Venez. Je vais vous donner un peu de tonique, ça vous aidera à vous sentir mieux.

Au regard écœuré qu’elle lança au cadavre tout en entraînant Daniel plus loin, Ilas sut que ce spectacle macabre n’était vraiment pas à son goût.

— Quelle petite nature, commenta Azaïga à voix basse, tout en les regardant disparaître de l’autre côté du camp.

— De qui tu parles là, de Thaïs ? s’énerva aussitôt Jeff.

La mercenaire, toujours penchée sur le mort, soupira bruyamment.

— Non, de Daniel, le détrompa-t-elle, tout aussi agacée. Tu parles d’un homme de terrain…

— Et si on en revenait plutôt à ce macchabée ? les incita Ilas, le nez enfoncé dans son coude, incapable d’ignorer totalement l’acidité de sa partenaire envers l’ecclésiaste.

Azaïga leur désigna les viscères répandus au sol, ainsi que le bras droit sectionné à hauteur d’épaule. Ou plutôt arraché, songea Ilas. Quant à son visage, il semblait avoir été labouré pour des lames. Du bout de sa botte, le capitaine bougea le corps pour mieux voir l’étendue des blessures. Azaïga étudia ainsi de plus près les lacérations dans son ventre. Elles grouillaient d’asticots minuscules, répugnants fossoyeurs blanchâtres qui commençaient à s’égailler en tous sens.

— On dirait un coup de griffes, estima-t-elle.

— C’est ce que tu penses ? s’enquit Jeff, intéressé mais un peu inquiet malgré tout.

— Pourquoi ? Tu en doutes ?

— Non, mais… vous imaginez la force qu’il faudrait ? Et la taille des griffes en question ?

— La bête qui nous a attaqués pourrait avoir fait ça, intervint Ilas. À mon avis, il n’y a pas besoin d’aller chercher plus loin.

— C’est bien possible, confirma sobrement Azaïga.

Tandis que le silence retombait, chacun prit humblement conscience de leur chance. Une chance de ne pas avoir subi le même sort que ce pauvre homme, et d’être encore en vie. Tout comme Amélia Lake, peut-être. Aucun autre cadavre ne jonchait les ruines de ce campement, et à moins d’imaginer que la savante ait pu finir dans le gosier de l’immonde amphibien géant, elle avait sans aucun doute pris la fuite. Ce que semblaient confirmer une myriade d’empreintes de pas, partout dans la boue. Toutes convergeaient en un seul endroit, vers un embryon de sentier qui s’échappait de la clairière pour s’enfoncer de nouveau dans la jungle impénétrable.

Tout en déambulant parmi les vestiges de cette base improvisée, Ilas finit par tomber sur ce qui restait d’un feu. Il s’y accroupit. Le bois, rassemblé au milieu d’un cercle de pierres, était à peine entamé. On avait dû se dépêcher d’éteindre le foyer peu de temps après l’avoir allumé. Le capitaine plissa les yeux lorsqu’il repéra ce qui ressemblait à un bout de papier. Le coin d’une feuille dépassait de la couche d’humus frais. Délicatement, il la tira vers lui pour l’en délivrer.

À cause de l’humidité, l’encre noire s’était répandue pour former de grosses tâches irrégulières qui viraient parfois au mauve ou au gris. De fait, les phrases finement écrites s’étaient changées en gribouillis illisibles. En cherchant un peu plus, Ilas découvrit une dizaine de pages supplémentaires, toutes dissimulées dans le sol. Elles étaient certainement tombées par terre dans la pagaille, ou avaient été emportées par le vent un peu plus tard pour être ensuite recouvertes par la litière de la forêt. Ainsi, il ne put en sortir qu’une poignée, même si la plupart risquaient d’être inexploitables. À moins de les faire sécher ? Cela permettrait peut-être de les rendre un peu plus lisibles. Il s’employa aussitôt à trouver un endroit où les accrocher. Il ne restait plus qu’à attendre que le soleil fasse évaporer l’eau.

Peu après, Thaïs, Daniel et Jeff le rejoignirent, intéressés par sa trouvaille.

— Eh bien ? Qu’avez-vous découvert ? le questionna aussitôt l’ecclésiaste avec un vif intérêt.

Il semblait requinqué, du mois assez pour tenir debout sans aide.

— On dirait des notes, observa Thaïs. Un bon nombre, en fait, mais je doute qu’on arrive à les lire toutes. L’humidité ne leur a pas fait de cadeau.

Daniel s’approcha pour étudier de plus près les pages arrachées à leur linceul de terre. L’une d’elles attira son attention. Avec d’infinies précautions, et les doigts tremblants, l’ecclésiaste décrocha la feuille de son séchoir pour l’observer à contre-jour.

— Vous voyez un truc intéressant ? voulut savoir Ilas.

— Certes oui. Vous voyez cette signature, là, en bas ? C’est celle du professeur Lake, confirma-t-il avec un soulagement bien visible. Il s’agit donc bel et bien de ses notes.

 O san suru, souffla Thaïs de la même manière. Je commençais à désespérer.

— Comme nous tous, ma chère, sourit Daniel. Comme nous tous…

Ilas lâcha lui aussi un profond soupir, remerciant Arhnam d’avoir su les guider sur le bon chemin. Après des semaines d’un voyage éprouvant, tant physiquement que mentalement, ils venaient enfin de tomber sur leur premier véritable indice : le professeur Lake était bel et bien passé par là. Restait à savoir si elle se trouvait toujours dans les parages et surtout, si elle était encore en vie. Une hypothèse de moins en moins probable à mesure que le temps défilait, Ilas en était bien conscient. Alors que chacun se réjouissait du tournant décisif que venait de prendre l’expédition, un choc sourd l’interpella. Il fit volte-face, juste à temps pour voir Azaïga s’effondrer près de l’alambic cuivré, auquel elle avait tenté de se rattraper.

— Aïsa !

Il se rua vers elle et mit un genou à terre pour l’examiner. Du sang coulait de ses deux narines et de ses yeux, à travers ses paupières closes. Son visage avait pâli, rendu exsangue par une brutale hypothermie que son pouls anormalement rapide ne semblait pas vouloir arranger. Les autres accoururent derrière le capitaine, soucieux.

— Par Arhnam ! paniqua Daniel en se signant. Mais que lui arrive-t-il ?

— J’en sais rien ! Elle est tombée d’un coup ! s’écria Ilas, qui ne parvenait pas à cacher son inquiétude.

— Emmenons-la à l’abri, ordonna Thaïs en désignant l’une des toiles tendues entre les arbres. Daniel, Jeff, apportez une table !

Les deux hommes s’exécutèrent sans perdre une seconde pendant qu’Ilas soulevait la chasseuse de primes pour la porter sous la toile de chanvre, où Thaïs entreprit de l’ausculter. Elle examina ses yeux, dont le sang ne cessait de s’écouler en minces filets vermeils, puis sa bouche.

— Il faut la mettre sur le côté pour éviter qu’elle ne s’étouffe avec son sang, affirma-t-elle en faisant rouler le corps d’Azaïga sur la gauche.

Face à son teint cadavérique et ses lèvres violacées, Ilas sentit la panique l’envahir. Son état semblait empirer à chaque minute.

— Il me faut des couvertures ! exigea encore Thaïs. Elle est glacée. On va essayer de la réchauffer mais je crains malheureusement que ça ne suffise pas.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle a ? balbutia Ilas, impuissant.

La Yomie leva vers lui un regard navré avant de livrer son diagnostic :

— C’est un empoisonnement.

Le silence tomba comme un couperet. Atterré, Ilas fixa tour à tour chaque membre du groupe, se demandant qui avait osé attenter à la vie de son amie et surtout, pourquoi. Il s’attarda un peu plus longtemps sur Daniel, cible de la méfiance d’Azaïga depuis déjà un moment. L’ecclésiaste contemplait la jeune femme mourante d’un air désolé. Sans trop savoir pourquoi, Ilas se surprit à le soupçonner, à trouver son attitude étrange. Avait-il quelque chose à voir avec tout cela ?

— Un empoisonnement ? bredouilla Jeff. Mais qui aurait pu...

— Allons, c’est absurde ! enchaîna Daniel avec un froncement de sourcils réprobateur. Vous ne croyez quand même pas que l’un de nous puisse en être responsable ?

— Ah non ? gronda Ilas. Alors quoi ? Elle aurait avalé une pilule d’arsenic de son plein gré ?

Il ne manquait que peu de choses pour que la situation dégénère. Ilas, troublé par ses émotions, se sentait à deux doigts d’en venir aux mains, ce que Thaïs pressentit. Aussi s’employa-t-elle à ramener le calme tout en recouvrant le corps de la mercenaire d’une couverture ramenée par Jeff :

 Egashi mas, gardez votre sang-froid, intervint-elle calmement. Azaïga s’est probablement empoisonnée toute seule, par accident. Personne n’en est responsable.

Les trois hommes échangèrent des regards suspicieux. Ilas afficha sans le vouloir un air exaspéré, les bras croisés :

— Qu’est-ce que tu veux dire exactement ?

Thaïs se redressa et le fixa droit dans les yeux.

— Tous ces symptômes correspondent à un empoisonnement à ce que l’on appelle, chez les miens, l’ourari. Cette substance est produite par le strychnin, un arbuste épineux. Il suffit de s’y piquer pour s’empoisonner.

Daniel, d’abord interloqué, s’empressa d’appuyer les dires de Thaïs :

— J’ai entendu parler de cette plante. Je crois savoir qu’il s’agit d’un poison à évolution lente, même si plusieurs signes rendent son action repérable avant qu’il ne soit trop tard. Ilas, n’avez-vous rien remarqué de suspect chez Azaïga récemment ?

Le capitaine tâcha de retrouver son flegme pour se souvenir. D’un coup, l’évidence le saisit : les maux de tête, les vertiges. Cela n’avait rien eu de normal. Pourtant, il avait cru ce qu’Azaïga avait prétendu pour dissimuler son mal. En dépit du sentiment de culpabilité qui l’envahissait, il raconta ce qu’il savait aux autres.

— Il n’y a donc plus de doutes à présent, soupira Thaïs.

— J’aurais dû comprendre, se maudit Ilas. Mais enfin… comment ça a pu lui arriver ?

— Difficile d’en être certain, jugea Daniel. Je ne connais pas de forêt plus hostile que celle-ci. Elle s’est probablement écorchée sur un buisson en marchant, ou bien quand nous avons dû fuir.

La fuite. C’était pourtant si évident. En un éclair, Ilas revit le monstre amphibien sectionner la corde de la tyrolienne, puis Azaïga chuter et heurter la falaise, là où poussaient des buissons d’épineux. Il se rappela les écorchures sur ses bras. Délicatement, les mains tremblantes, il attrapa les poignets d’Azaïga et révéla aux autres les coupures qui meurtrissaient sa chair. Tout autour, les vaisseaux sanguins viraient à un noir violacé des plus inquiétants.

— Putrailles ! lâcha Jeff en détournant le regard.

— Par Arhnam… il semble que nous n’ayons pas besoin de chercher plus loin, jugea Daniel.

— Elle s’est fait ça dans le ravin, quand elle s’est cognée contre un buisson épineux, expliqua Ilas.

Azaïga se mit soudain à gémir de douleur. Pourtant, elle ne semblait pas prête à reprendre connaissance. Ilas réalisa alors que le plus important n’était pas de chercher l’origine de son mal, mais plutôt la façon dont on pouvait l’en guérir. Il s’efforça de ne pas le montrer, mais il se sentait prêt à tout pour cela.

— On doit faire quelque chose. Thaïs…

Il pivota vers elle.

— Comment tu comptes t’y prendre ?

Toute l’attention se riva sur la Yomie, qui pinça les lèvres, la mine sombre.

— Je peux peut-être trouver dans les parages quelques plantes utiles. Daniel, l’apostropha-t-elle d’une voix douce. La botanique ne vous est pas étrangère ?

— Non, bien-sûr que non, certifia l’ecclésiaste en bombant légèrement le torse.

— Très bien. Dans ce cas, joignez-vous à moi. Ilas, Jeff, vous restez ici. Il faut quelqu’un pour veiller sur Aïsa.

Alors que Thaïs passait son sac par-dessus son épaule et que Daniel attrapait un fusil, Ilas attrapa la Yomie par le bras. Elle leva les yeux vers lui, amère.

— Tu es sûre que je ne peux pas aider ? Je peux peut-être…

— Ilas, souffla-t-elle d’une voix douce. À moins que tu aies jusque-là caché tes connaissances en plantes médicinales tropicales, Daniel et moi irons plus vite juste à nous deux.

Elle lui parut, gênée, honteuse aussi. La honte de ne pas avoir su voir, elle non plus. Ilas, comme si son esprit venait de se déconnecter, lâcha sa prise.

— Si on s’en était aperçus plus tôt… regretta-t-il alors.

— Cela n’aurait rien changé, Ilas, je n’ai… je n’ai pas ce qu’il faudrait ici, bredouilla-t-elle, confuse. Avec la chaleur de cette forêt, un antidote contre l’ourari préparé à l’avance se serait très mal conservé et…

— Et ?

— J’ai peur que les trois plantes qui entrent dans sa composition ne soient rares dans un tel environnement.

Il garda le silence, tout aussi inquiet qu’elle.

— Ne t’en fais pas. Nous allons faire tout notre possible, lui garantit Thaïs en lui posant sur l’épaule une main amicale. En attendant, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire que prier notre Mère de se montrer clémente. Tu veux bien faire ça pour elle ?

Tandis qu’elle s’éloignait en lui adressant un regard empli de compassion, le capitaine sentit ses jambes flageoler. Ce sentiment d’impuissance l’anéantissait. Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose au lieu de rester là, les bras croisés, à regarder Azaïga dépérir. À son chevet, il lui prit la main, sans trop savoir pourquoi. Cherchait-il à lui montrer qu’il se tenait à son côté ? Peut-être, mais en avait-elle seulement conscience ? Ou bien s’agissait-il d’une façon de se réconforter, de se raccrocher lui-même à elle ? Il n’aurait pas su le déterminer.

— T’inquiète pas, on va te tirer d’affaire, lui promit-il à voix basse.

Elle avait cessé de saigner mais ses lèvres tournaient à un bleu plus sombre, et de lourds cernes soutenaient ses yeux clos. Il chercha son pouls, à peine perceptible bien que toujours aussi rapide.

— Ô, Arhnam, Mère des bienheureux, entends-moi, la supplia-t-il, en s’inclinant presque sur le corps de sa partenaire. Préserve-la, je t’en conjure.

Après avoir rajusté les couvertures sur son corps, le capitaine se tourna vers Jeff, resté en retrait. Sa seule expression en disait long sur l’état de leur compagne.

— Tu sais, beaucoup de gosses s’empoisonnent comme ça à Havrebois, et même à Yama-Teï ça arrive aussi, tenta de le rassurer le télégraphiste après l’avoir rejoint sous l’abri. C’est plutôt courant. Mais on arrive toujours à leur administrer un sérum à temps. En fin de compte, généralement, c’est idiot à soigner.

— Tout le problème est là, Jeff. Cet antidote, on ne l’a pas. Alors qu’est-ce qu’on peut espérer faire ?

Il haussa les épaules, embarrassé.

— On ne peut faire que ce que Thaïs a dit. Ne te ronge pas les sangs, c’est une spécialiste, elle va les trouver ces trois plantes.

Ilas n’ajouta rien. Troublé, et alors que Jeff finissait par quitter l’abri pour explorer un peu plus les vestiges du camp, il resta là, sous la toile de chanvre, à veiller sur Azaïga. Dans le silence relatif de la jungle, que seuls les oiseaux et les singes osaient perturber, il ne put refouler une vague de regrets. Si seulement il l’avait laissée franchir le ravin la première, rien de tout cela ne serait arrivé.

— Je suis désolé, lui susurra-t-il.

La main de la jeune femme, posée dans la sienne, se refroidissait à mesure qu’il ruminait ses plus sombres pensées. Alors qu’il allumait un feu à proximité, espérant que cela suffirait à la réchauffer, Jeff s’attela à fouiller le camp de fond en comble. Il rassembla quelques outils, trouva une lanterne, et même des caisses de vivres secs avant d’extirper des décombres une mandoline qu’il entreprit d’accorder. Très vite, quelques notes s’ajoutèrent à la mélopée tropicale. Une heure, puis une deuxième s’écoulèrent ou, tout du moins, en eurent-ils l’impression. Le temps s’étiolait sous ces cimes encombrées, au point qu’Ilas en vint à craindre qu’il ne soit arrivé quelque chose au reste de l’expédition.

De deux doigts nerveux, il s’empara de sa montre à gousset et y jeta un œil. Le mécanisme roulait. Les aiguilles trottaient, mais il ne la regarda pas vraiment, au contraire de Jeff qui, installé à côté de lui, abandonna soudain sa mandoline sur le côté.

— Attends, attends… ne me dis pas qu’elle remarche ?

— Quoi ?

— Ta montre ! s’esclaffa le télégraphiste. Ne t’avise pas de me dire le contraire, j’entends le mécanisme d’ici ! Ta putrailles de montre fonctionne !

Sur l’instant, le capitaine trouva son enthousiasme ridicule. Ils avaient, pour l’heure, bien d’autres préoccupations que le bon fonctionnement de sa petite montre en laiton.

— Qu’est-ce que ça peut bien faire qu’elle fonctionne à nouveau…

Ilas n’acheva pas sa phrase. Trop préoccupé par Azaïga, il venait seulement de comprendre. Une joie indescriptible monta en lui, à la limite de l’euphorie. Cela ne pouvait que signifier que l’Æther ne brouillait plus les champs magnétiques et qu’ils pouvaient donc de nouveau communiquer avec Asgartha. Sa ferveur retomba cependant bien vite, chassée par un doute viscéral. D’un geste vif, il rangea sa montre dans la poche de son pantalon.

— Y a un truc qui ne va pas ? s’enquit Jeff, soupçonneux.

— S’il apprend la nouvelle, Daniel voudra immédiatement communiquer avec l’Empire, lui confia Ilas à voix basse. Il s’empressera de leur faire un compte-rendu de la mission et je préfère savoir avant ce qu’il dira au Triumvirat. Je pense que tout est noté dans son carnet, mais pour en avoir le cœur net, je dois trouver le moyen de le lire...

Jeff jubila, victorieux. Ilas, lui, grogna. Il lui était difficile d’avouer qu’il éprouvait effectivement un peu de méfiance envers l’ecclésiaste, méfiance qu’il devait à ses compagnons mais qu’il lèverait à coup sûr dès qu’il aurait pu jeter un œil dans le calepin à la reliure de cuir rouge. Il n’éprouvait aucun doute à ce sujet.

— T’entends ça Aïsa ? se rengorgea le télégraphiste même si la jeune femme ne put lui répondre. Notre bon Ilas commence à se méfier lui aussi.

— C’est de votre faute, à tous les deux, lui reprocha-t-il avec mauvaise humeur.

— Dis plutôt qu’on t’a ouvert les yeux... se défendit Jeff dans un ricanement moqueur.

Ilas, cherchant à se changer les idées et surtout à s’éloigner d’un Jeff sarcastique, quitta l’abri.

— Où est-ce que tu vas ?

— Marcher un peu. J’ai besoin de me dégourdir les jambes, se justifia-t-il, ce qui ne fit qu’exacerber les gloussements du télégraphiste. Préviens-moi si Aïsa… enfin, si jamais il se passe quelque chose.

Tandis que Jeff acquiesçait, le capitaine déambula un moment dans le camp, en tendant l’oreille. Pas un bruit de pas aux alentours. Thaïs et Daniel ne semblaient toujours pas près de revenir. Alors, les mains croisées dans le dos, il finit par approcher du buisson où avaient été suspendues les notes du professeur Lake, déjà à moitié séchées. Ces quelques feuilles tachées de noir gardaient jalousement le secret de leur contenu, regorgeant sans doute de découvertes importantes. Et si des informations nécessaires à leur salut se trouvaient au milieu de ces lignes ? Peut-être y dénicheraient-ils une indication sur la direction empruntée par l’érudite ?

Malgré les myriades de tâches d’encre noire qui parsemaient le papier, certaines notes étaient devenues assez lisibles. Aussi Ilas entama-t-il une lecture silencieuse.

 

23ème jour

 

La déesse soit louée ! Nous avons enfin réussi à franchir le col qui nous retenait depuis plus d’une semaine au milieu des montagnes. La chaîne de Veggar est désormais derrière nous ! La disparition d’Oliver, paix à son âme, n’aura pas été vaine, même si nous regrettons déjà amèrement l’absence de ce grand et solide gaillard. Je tiens à prévenir personnellement sa famille du drame dès notre retour, que j’espère proche. Je suis absolument convaincue qu’elle accueillera son sacrifice avec respect et compréhension.

Nous arrivons en vue de ce qui semble être, depuis le promontoire où nous avons établi notre camp, une forêt tropicale. Nos instruments de localisation et de communication ne fonctionnent toujours pas et cet horrible brouillard d’Æther qui s’abat régulièrement sur nous, n’arrange pas les choses. Heureusement que cela ne m’empêche pas d’étudier l’étonnante flore que nous rencontrons, à défaut de repérer la moindre présence animale.

 

La suite constituait, sur plusieurs pages, un ensemble indescriptible d’auréoles brunâtres. L’encre, aidée par l’humidité, s’était diffusée dans le papier jauni mais Ilas n’eut aucun mal à deviner qu’il s’agissait vraisemblablement de croquis. Il chercha la note suivante et poursuivit sa lecture :

 

42ème jour

Nous sommes tous épuisés et nos vivres diminuent inévitablement sans que je n’entrevoie la fin de cette expédition. Heureusement, grâce à Alfred, notre chasseur le plus expérimenté, je ne redoute pas la pénurie de nourriture, d’autant que nous avons encore de quoi tenir. Ce qui m’inquiète davantage, ce sont les dissensions qui ont vu le jour au sein de notre équipe.

Il est de plus en plus difficile de calmer les tensions. Nous sommes particulièrement sur les nerfs depuis que nous avons été pourchassés par une chose épouvantable, venue des tréfonds de cette jungle étrange. J’ai d’ailleurs craint qu’aucun de nous n’en réchappe mais notre fuite a été salvatrice et la plupart s’en sont finalement tirés. J’ai pu faire un croquis de ce monstre, tel qu’il nous est apparu cette nuit-là.

 

L’encre ayant là aussi trop imbibé le papier, l’esquisse en question ressemblait davantage à une forme sombre aux contours indistincts. Pourtant, Ilas reconnut cette créature, ce monstrueux amphibien qui les avait eux aussi pris en chasse.

 

Je l’ai baptisé cékolh, du nom de la créature mythologique dont parlent certains récits des terres Tangata-Manu.

 

Malgré le soin attentif apporté à la remise en état des notes, le reste était illisible. Le professeur Lake avait réalisé quelques autres croquis afin d’illustrer son récit mais ces mêmes dessins s’étaient changés en mares noires incompréhensibles.

— Au moins, personne n’a l’air de s’être empoisonné à l’ourari dans leur groupe… relativisait-il quand Daniel et Thaïs revinrent au camp.

La Yomie, les bras chargés d’une plante à fleurs rouge pâle et aux longues feuilles brunes filiformes, précédait l’ecclésiaste, encombré de gros morceaux d’une écorce épaisse et sèche.

— Qu’est-ce que c’est ? questionna Ilas, le cœur battant. Vous avez ce qu’il faut ?

— Œil de vermeil et écorce de saule bleu, annonça Thaïs en se dirigeant directement, les yeux baissés, vers l’abri où comatait Azaïga. Ça ralentira la progression du poison et ça calmera la douleur.

— Attendez, vous n’aviez pas trois plantes à trouver ? Où est la troisième ?

Ilas voulut suivre la jeune femme quand Daniel, après avoir posé le tas d’écorce sur une table, l’entraîna à l’écart :

— Ilas, nous ne l’avons pas trouvée, lui glissa-t-il d’un air grave. Le néostigus ne pousse pas dans un sol aussi humide. Si la déesse le veut, les deux autres dont nous disposons soulageront Azaïga mais ne suffiront pas à la tirer d’affaire.

La réponse de l’ecclésiaste tomba comme un couperet sur l’esprit du capitaine. La mercenaire était condamnée. Sans la dernière plante pour compléter l’antidote, jamais elle ne se remettrait de l’ourari. Abasourdi, il ne fit que bégayer des fragments de phrases inintelligibles tout en jetant un œil égaré par-dessus l’épaule de Daniel. Thaïs s’était déjà affairée. Dans un pot en fer blanc, elle venait de mettre de l’eau à bouillir.

— Je suis navré, continua l’ecclésiaste, épuisé. Il n’y a rien que nous puissions faire d’autre.

— Non, il y a forcément un moyen. Cette forêt regorge de plantes que nous ne connaissons pas, vous l’avez-vous-même dit l’autre jour. L’une d’elles peut sans doute servir de remède…

Daniel balaya son espoir en lui attrapant les épaules, et en plongeant son regard clair dans le sien.

— Et si ces plantes inconnues sont autant de nouveaux poisons ? Non, Ilas, ce n’est pas possible et, malheureusement, je dois vous demander de garder les pieds sur terre. J’aimerais que vous preniez conscience que, quoiqu’il arrive, notre mission reste prioritaire sur tout le reste.

Les mots prononcés par Daniel flottèrent dans l’esprit embrumé du capitaine, comme dénués de sens. Il ne comprenait pas le détachement de l’ecclésiaste à l’égard de la chasseuse de primes, pas plus qu’il ne s’expliquait son propre attachement envers elle. C’était viscéral. Indicible. Il refusait de la laisser mourir.

— Vous l’enterrez déjà, c’est ça ? souffla-t-il, accablé. Alors qu’il existe peut-être une solution ?

— Ne confondez pas l’espoir avec la folie, mon ami. Il est des choses que nous ne pouvons éviter. Arhnam donne et, parfois, elle reprend.

La colère commença à monter en Ilas. Il serra les mâchoires, furieux de voir la situation lui échapper, dépassé par les événements. Son impuissance le rongeait à tel point qu’elle distillait en lui une rage indicible. Il n’allait certainement pas rester ici sans rien faire.

— Très bien. Utilisez vos plantes, ordonna-t-il sèchement. Débrouillez-vous pour la maintenir en vie aussi longtemps que possible.

Sans rien ajouter, il s’éloigna à grandes enjambées et prit son sac à dos, dont il vérifia le contenu. Les autres le regardèrent faire, soucieux et incrédules à la fois.

— Euh... on peut savoir ce que tu comptes faire ? s’inquiéta Jeff.

— Je pars.

Le télégraphiste haussa les sourcils et cligna des yeux à plusieurs reprises.

— Où ça ?

— Je refuse de croire que tout le Nevestin est à l’image de cette forêt ! déclara Ilas avec conviction. Il doit forcément y avoir des habitants, quelque part sur cette terre. Et qui dit habitants, dit médecins.

Daniel eut un rire ironique.

— Le chagrin vous fait perdre l’esprit, mon cher ami. Vous ne pouvez pas vous aventurer seul dans cette jungle sur la simple hypothèse qu’une civilisation pourrait se trouver là, quelque part. C’est du suicide.

Ilas glissa son sac sur ses épaules et toisa l’ecclésiaste de son regard bleu-acier, animé d’un mélange de fureur et d’espoir.

— Vous voyez, c’est la différence entre vous et moi.

— De quoi parlez-vous ?

— Vous, vous l’avez déjà condamnée. Moi, je me battrai pour qu’elle vive. On ne perdra personne dans cette expédition.

Les deux hommes se dévisagèrent froidement. Ilas savait que ce n’était que folie. En réalité, il ne tenait pas particulièrement à s’aventurer seul dans cette jungle mais il comptait sur les autres pour le suivre. Il voulait que son départ les entraîne naturellement. L’ecclésiaste reprit alors la parole d’un ton adouci :

— Allons capitaine, soyez raisonnable. Je comprends votre douleur, mais vous ne devez pas la laisser vous aveugler. Si vous partez seul dans cette forêt, vous n’en reviendrez pas.

Ilas fixa durement Daniel, qui ne cilla pas. Jeff et Thaïs assistèrent à leur échange sans oser intervenir. Tous savaient que l’ecclésiaste visait juste. Le capitaine y compris.

— C’est vrai, convint-il finalement, abattu, en réalisant que personne ne semblait prêt à le suivre. Vous avez raison.

— Pensez à notre mission, renchérit Daniel, visiblement satisfait de son revirement. Elle doit primer avant toute autre chose !

Ilas ne pouvait qu’être d’accord, en dépit de son inquiétude, en dépit du chagrin sourd qui lui pétrissait le cœur. Son regard se perdit un moment vers Azaïga, désespérément inerte sous son abri de toile. Malgré ses espoirs douchés, il persistait à croire que quelque chose restait faisable.

— Je sais, acquiesça-t-il néanmoins.

Chapitre 6 - Un petit carnet rouge

Ilas continua à veiller sur Azaïga en ignorant les heures, les minutes et les secondes. Le crépuscule finit par étendre son manteau rouge, violet et or sur la forêt, animant des ombres rampantes qui se plaisaient parfois à grimper aux arbres. D’invisibles animaux nocturnes s’ajoutèrent bientôt à ce théâtre taciturne en une symphonie de petits cris hésitants et plaintifs, troublant le silence de leurs murmures discrets.

Quand Thaïs vint faire boire à Azaïga une décoction de plantes, le capitaine préféra la laisser seule. Les mains dans le dos, consumé par l’inquiétude, il fit les cent pas au milieu des restes du camp. Son cœur l’avait poussé à réagir. Mais sa raison, elle, lui avait soufflé de bien réfléchir. Sans les autres à ses côtés, il n’irait pas bien loin dans cette forêt. Alors il ne restait pas grand-chose d’autre à faire qu’attendre. Attendre qu’Azaïga se remette, ou plutôt que l’ourari achève son œuvre. Bientôt, elle rendrait son dernier soupir et ils devraient l’abandonner là, dans cette jungle où d’autres avaient déjà perdu la vie avant elle. Son regard s’attarda subitement dans le coin où ils avaient découvert le cadavre. Personne ne s’en était occupé. Il gisait toujours là, comme un festin offert aux mouches sur un plateau de feuilles mortes.

Le capitaine s’y dirigea d’un pas résolu. Il s’agenouilla devant la dépouille et récita une courte prière pour le repos de son âme. Puis il s’arma d’une pelle trouvée parmi les débris du camp, et disparut dans la forêt. Arrivé au pied d’un grand tamarinier à l’odeur verte, il entreprit de creuser un trou. Même si ce travail de fossoyeur le répugnait, il se répétait qu’il agissait pour une noble cause. En offrant une sépulture digne de ce nom à cet inconnu, il comptait s’attirer les bonnes grâces d’Arhnam. Ou bien était-ce simplement pour s’occuper l’esprit et ne plus penser à Azaïga ? Il n’en eut lui-même aucune certitude.

Après plus d’une heure de dur labeur, Ilas jugea le trou assez profond et en ressortit à la force des bras. Il planta sa pelle dans le monticule de terre fraîchement retournée puis essuya son front ruisselant de sueur d’un revers de manche. Enfin il se décida à retourner au camp. Jeff l’observa, intrigué, en train d’envelopper le corps du mort dans un morceau de toile. En refoulant son dégoût, Ilas arracha ce paquet du sol et le posa sur ses épaules.

— Mais qu’est-ce que tu fous ? le questionna le télégraphiste.

— Je fais ce que vous autres n’osez pas faire, expliqua-t-il sèchement.

Dans un grognement, il reprit le chemin vers la tombe qu’il avait creusée, Jeff sur les talons. Un phodile hulula dans l’obscurité tandis qu’il déposait le corps du défunt au fond de la fosse.

— T’es furax, affirma alors Jeff.

Ilas ne prit même pas la peine de le regarder.

— Oui, confirma le télégraphiste en hochant la tête. T’es furax.

— Pas du tout.

— Alors pourquoi tu tires cette tronche ?

Ilas aurait voulu lui répondre que supporter les quatre-vingts kilos d’un homme décomposé sur ses épaules ne prêtait pas à sourire, mais il devina que Jeff ne le croirait pas. Le capitaine savait qu’il peinait à dissimuler ses sentiments, entre son angoisse pour Azaïga et son ressentiment envers Daniel. Car si Thaïs et le télégraphiste semblaient simplement résignés, l’ecclésiaste lui donnait l’impression de ne pas vouloir agir davantage. Ilas trouvait cela suspect. Il tira sa pelle du tas de terre, effarouchant au passage Jeff qui crut la recevoir sur le crâne, avant de rétorquer :

— On dirait que Daniel se fiche éperdument du sort d’Aïsa et qu’il cache quelque chose.

— Je ne suis pas sûr qu’il se foute de son sort. J’ai le sentiment que c’est comme ça qu’il encaisse la situation… avec, je ne sais pas, une sorte d’indifférence qui n’est pas vraie, supposa Jeff.

Ilas le toisa d’un regard torve.

— Je ne le défends pas ! se justifia le télégraphiste. Je dis juste que ça peut se comprendre. Cela étant, qu’il cache quelque chose… là oui, je suis d’accord, approuva-t-il en jetant maints regards méfiants aux alentours.

Ilas demeura silencieux. Des soupçons fous venaient de lui traverser l’esprit. Et si Daniel, en plus de se désintéresser d’Azaïga, cherchait justement à se débarrasser d’elle ? Et si la situation l’arrangeait bien ? Il n’y avait qu’un seul moyen de le vérifier.

— Cette nuit, j’irai lui voler son carnet, décida-t-il sèchement en commençant à reboucher la tombe.

Un lourd silence s’abattit à ces mots, si bien qu’Ilas crut un instant que Jeff était parti. Mais quand il se redressa pour lui faire face, il le trouva bouche bée, clignant des yeux d’un air ahuri.

— Attends, je ne suis pas sûr d’avoir bien saisi... T’as dit quoi ?

— Que j’allais voler le carnet de Daniel, osa répéter Ilas. Et là, on saura enfin ce qu’il nous cache.

Le télégraphiste s’efforça de contenir un rire nerveux.

— T’es sûr que c’est une bonne idée ?

— Pourquoi ? Je croyais que toi aussi tu voulais découvrir ce que manigançait Daniel ? Il te fait si peur que ça ? suspecta Ilas en reprenant son labeur.

Il faillit lui demander s’il s’agissait également de la raison qui l’avait poussé, lui et Thaïs, à se ranger aux côtés de l’ecclésiaste, mais il se ravisa. C’était stupide. Ses compagnons avaient simplement fait preuve de bon sens en empêchant leurs sentiments d’interférer avec la raison. Il n’était nullement question de camp ou d’avis à avoir. À cet instant, seul le bruit de la pelle plongeant dans la terre et de cette dernière tombant sur le linceul de toile troubla le silence.

— Pour tout te dire, oui j’ai un peu les foies, avoua Jeff en se passant une main ennuyée dans les cheveux. Daniel est quand même un ecclésiaste de l’Église, le bras droit de la Grande Prêtresse. Je n’imagine même pas les conséquences s’il se rend compte de…

— Dans ce cas, à nous de faire en sorte qu’il ne se rende compte de rien, le coupa Ilas avec assurance.

Jeff croisa les bras. À l’évidence, il ne semblait pas croire l’officier capable d’une telle chose. Daniel ne quittait jamais son carnet de notes. Il le gardait toujours près de lui, même quand il dormait, et lorsqu’il ne s’en servait pas, il le conservait soigneusement dans la poche intérieure de sa veste. Jamais il ne le laissait à portée des autres. Autant dire que tenter de le lui dérober relevait de l’impossible. Mais Ilas savait se montrer tenace et refusait de laisser Daniel dévoiler quoi que ce soit au Triumvirat avant d’en avoir lui-même pris connaissance. Si en sus il découvrait qu’il laissait volontairement Azaïga trépasser, son sabre ferait son office. Il se le promit.

Une fois sa besogne achevée, il jeta un coup d’œil en direction du camp où la faible lueur d’un feu dansait à travers les arbres. Puis il tassa la terre sombre avec sa pelle et se signa.

— Par Arhnam la toute puissante, que ton âme repose en paix.

Jeff, qui n’avait pas bougé d’un pouce, se rapprocha discrètement :

— Et tu comptes mettre ton plan à exécution quand ? Enfin si on peut appeler ça un plan...

— Le plus tôt sera le mieux, répondit laconiquement Ilas. Dès que tout le monde sera couché.

Durant quelques secondes, le capitaine crut que le télégraphiste allait tout raconter aux autres. Aussi fut-il assez surpris lorsqu’il lui dit :

— Très bien. Si tu as besoin de moi, n’hésite pas à me faire signe.

Ilas sourit. Il n’en avait pas tant attendu de la part de son compagnon.

— T’en fais pas, ça devrait aller. Je me débrouillerai seul.

Après avoir déposé une fleur d’hibiscus sur la tombe de l’inconnu, ils rentrèrent au camp. Daniel semblait avoir oublié leur récent accrochage. Affairé à cuire de la viande fraîchement chassée, il n’hésita pas à accueillir ses compagnons à bras ouverts qu’Ilas dédaigna. Thaïs, non loin de là, s’occupait toujours d’Azaïga. Il s’empressa de la rejoindre et l’observa administrer à la jeune femme une autre infusion de plantes. L’étrange et nauséabonde mixture, d’un vert-de-gris des plus repoussants, n’invitait à aucune dégustation en bonne et due forme. L’odeur de fraîchin de cette horreur lui souleva même l’estomac. Mais si cette infâme tisane était capable d’aider Azaïga, il ne pouvait qu’approuver.

Thaïs eut de grandes peines à la faire déglutir et avaler le contenu du gobelet de fer blanc. Néanmoins, elle y parvint au prix de quelques efforts acharnés. Ce fut seulement lorsqu’elle eut terminé qu’elle s’adressa à Ilas, d’un ton qui trahit sa lassitude :

— Où étiez-vous ? Je vous ai cherchés toute la soirée.

— Jeff et moi sommes allés enterrer le macchabée, lui apprit-il avec un haussement d’épaules. Et je crois que je ne vais pas tarder à aller me coucher.

À la vue des cernes qui soutenaient ses yeux violets, Ilas comprit que Thaïs était épuisée, elle aussi. Elle renifla puis fronça les sourcils, visiblement incommodée.

— Effectivement, tu sens la terre souillée et la mort, lui fit-elle remarquer.

— Merci, toi aussi, rétorqua-t-il en faisant allusion à ses vêtements maculés de glaise.

La Yomie, si elle se montra d’abord interloquée, finit par se fendre d’un sourire discret mais amusé. Elle termina d’administrer sa décoction à Azaïga puis tous deux la laissèrent, un peu à regret, pour rejoindre Daniel et Jeff près du feu. Deux gros volatiles y grillaient, enfilés sur une branche noueuse. Leur graisse fondait en gouttes claires sur les braises rougeoyantes, qui sifflaient à leur contact.

— J’ose espérer que ces oiseaux ne seront pas trop coriaces, maugréa l’ecclésiaste en les retirant du feu.

La chasse avait manifestement été fructueuse. Le capitaine regarda Daniel découper un grand morceau de blanc à l’aide de son couteau, puis le déposer dans une assiette en porcelaine dénichée parmi les vestiges du campement, qu’il lui tendit ensuite. Il y avait bien longtemps qu’aucun d’eux n’avait mangé avec de vrais couverts. Nonchalant, il prit une chaise et s’assit à côté de Jeff, face au banc de bois qu’avaient choisi Daniel et Thaïs.

Chacun commença à se sustenter dans un silence seulement perturbé par les cris des animaux nocturnes. L’agonie d’Azaïga occupait tous les esprits. D’habitude doté d’un appétit féroce, Ilas se sentit amoindri. L’épuisement autant physique que mental était en train de venir à bout de ses dernières forces, sans parler de son affliction à l’égard de la jeune femme. Il se demanda quelle était la raison d’être de cette épreuve que leur imposait Arhnam. À quoi cela rimait-il ? Quelle leçon devaient-ils en tirer ? Il y songea longuement. Un peu trop, peut-être, si bien qu’il n’avait pas fini son assiette quand les autres terminèrent la leur. Tout en mastiquant cette viande filandreuse, il salua d’un signe de tête Jeff et Thaïs lorsqu’ils s’éclipsèrent. Daniel l’imita, bien qu’occupé à raviver le feu à l’aide d’un tisonnier improvisé. Un bouquet d’escarbilles s’envola, emporté par l’air humide de la forêt. Lorsque le télégraphiste et la Yomie se furent suffisamment éloignés, l’ecclésiaste lâcha un profond soupir puis fit craquer ses phalanges.

— Toujours pas fameux, n’est-ce pas ? commenta-t-il à l’attention d’Ilas en désignant l’assiette qu’il ne parvenait pas à terminer.

Le capitaine la posa par terre, ce qui attira aussitôt une poignée d’insectes voraces.

— Je n’ai pas très faim ce soir, se justifia-t-il.

— Je vous comprends. Moi non plus, à dire vrai. Mais il nous faut bien reprendre des forces.

Daniel se releva en ajustant sa veste sur ses larges épaules. Une veste sous laquelle se cachait le petit carnet rouge, songea Ilas.

— Et si nous marchions un peu, vous et moi ? proposa l’ecclésiaste après une brève hésitation. Cela nous changerait les idées, vous ne croyez pas ?

À la lumière du feu, ses traits paraissaient plus marqués qu’à l’ordinaire, ce qui intrigua Ilas. Daniel n’attendit pas sa réponse pour commencer à s’éloigner, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Il contempla la canopée se découper sur le clair-obscur du ciel, et Ilas finit par le rejoindre sans entrain, ni même sans savoir pourquoi. Peut-être y trouverait-il l’opportunité de lui dérober son calepin ? Ensemble, ils déambulèrent parmi les rochers couverts de mousse et les mahoganys, silencieux piliers végétaux autour des ruines du camp.

— Ilas, vous me pardonnerez d’aborder la chose ainsi, de but en blanc, mais je voudrais profiter de ce moment où nous sommes seuls tous les deux pour vous entretenir d’un sujet de la plus haute importance, commença Daniel.

Avant que le capitaine ait pu répondre, l’ecclésiaste plongea une main dans la poche intérieure de son veston. Il en sortit son carnet de notes à la couverture de cuir rouge, qui accapara aussitôt l’attention d’Ilas.

— J’aimerais que vous me donniez votre avis sur ceci...

Il lui tendit le calepin. D’abord incrédule, pris au dépourvu, l’officier n’osa pas s’en emparer. Il dut pourtant s’y résoudre devant l’insistance de l’ecclésiaste, et s’efforça de conserver son flegme.

— J’attends avec une certaine impatience que l’Æther ne brouille plus les communications pour rendre compte à l’Empire de nos progrès dans cette mission, lui révéla gravement Daniel. Mais avant de faire mon rapport, j’apprécierais énormément que vous me disiez ce que vous pensez de mes annotations, ceci afin de m’assurer que je ne me suis pas fourvoyé.

Ilas hocha la tête machinalement, sans quitter le journal des yeux. Il avait mal dissimulé sa surprise et sa curiosité, chose dont Daniel ne s’était heureusement pas aperçu, pas plus qu’il n’avait soupçonné la tentative de vol dont il faisait l’objet. Ou bien était-ce l’inverse ? Peut-être agissait-il ainsi dans le but de le contrecarrer ? Sans plus attendre, mais méfiant, le capitaine ouvrit le carnet et en parcourut fébrilement les pages. À première vue, elles ne contenaient rien de plus que des notes et des esquisses prises sur le vif à propos de leur périple. Dans un certain sens, il crut y redécouvrir ce que le professeur Lake avait pu coucher sur le papier. À ceci près que, régulièrement, quelques lignes avaient été consacrées aux membres du groupe. Très souvent, des commentaires précisaient leur état d’esprit, leurs actes remarquables ou même des paroles qu’ils avaient pu prononcer.

— Si je comprends bien, vous nous espionnez, conclut Ilas sans trop savoir quoi penser.

— Non, je vous observe. C’est différent.

— Vous trouvez ?

— Oui. Sachez par ailleurs que je n’y prends aucun plaisir. Seulement, le Triumvirat l’a exigé et vous savez que nous sommes tenus de lui obéir, mon ami. Il ne faut pas y voir le signe…

— Vous auriez dû nous le dire ! le coupa le capitaine, irrité. Vous vous rendez compte que vos petites prises de notes sournoises ont éveillé la méfiance d’Aïsa et de Jeff ? Même moi j’ai commencé à avoir des doutes à votre sujet !

Daniel parut sincèrement étonné. Ou il ne s’était vraiment rendu compte de rien, ou il feignait de n’avoir rien remarqué. Toujours déconcerté, il se pencha vers Ilas et abaissa la voix :

— Ce n’était aucunement mon intention, je vous l’assure. Il m’était hélas impossible de vous en parler plus tôt. Si je l’avais fait, aucun de vous n’aurait eu un comportement naturel et mes observations auraient été faussées. À présent que cette tâche est accomplie, j’ai la liberté de vous en faire part.

Ilas soupira. Il était fatigué, exténué. Il aurait préféré aller se coucher et laisser Daniel surveiller le camp en attendant son tour. Quand il commença à pleuvoir, tous deux s’assirent à l’abri d’un arbre couvert de lichens, dont les énormes feuilles en forme d’éventail les protégèrent des intempéries. Bientôt, le calme de la nuit fut bouleversé par le vacarme des gouttes de pluie qui s’écrasaient tout autour.

— Pourquoi le Triumvirat vous a demandé de faire ça ? Ils n’ont pas confiance en nous ? demanda finalement le capitaine.

— Ce n’est nullement une question de confiance, Ilas. L’Empire tient à nous garder à l’œil, mais un œil bienveillant. Au travers des rapports que je ferai lorsque notre émetteur télégraphique fonctionnera à nouveau, ils pourront évaluer notre état de santé mentale et nous conseiller en cas de difficulté.

Ilas observa l’ecclésiaste d’un regard inquisiteur. Une goutte d’eau fila entre les feuilles de l’arbre pour venir s’écraser sur l’une des pages du carnet qu’il avait gardé ouvert.

— Et vous ? Qui la surveille, votre santé mentale ? l’interrogea-t-il abruptement.

— Je dois m’évaluer moi-même.

D’un signe de tête, Daniel incita un Ilas peu convaincu à poursuivre sa lecture. Il tourna quelques pages jusqu’à trouver un paragraphe daté de la veille dont les premiers mots l’interpellèrent.

 

Nous devons la tirer d’affaire.

 

Il releva la tête pour croiser le regard abattu de l’ecclésiaste, puis continua avec circonspection.

 

J’ai peine à réaliser que nous ne pourrons sans doute pas la sauver. Et si le capitaine de Rayel avait raison ? S’il existait un espoir fou d’y parvenir ? Ne devrions-nous pas tout mettre en œuvre pour empêcher le pire d’arriver ?

 

Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre un membre de cette expédition. Ensemble, nous bénéficions d’une dynamique remarquable, dont Azaïga est partie intégrante. Sans elle, jamais nous n’aurions pu aller aussi loin. Nous devons la sauver. Coûte que coûte.

 

— Alors vous aussi, en fin de compte, vous tenez à elle, comprit Ilas.

— Bien évidemment ! Comment avez-vous pu en douter ? Je tiens à chacun d’entre vous. Et j’avoue que votre détermination à vouloir la sauver à tout prix m’a permis de renouer avec l’espoir. Quand j’ai relu cette note, j’ai pensé que vous aviez peut-être raison et qu’il était encore possible de la tirer d’affaire. La plante qui nous manque prend ses aises dans un sol drainant. Avec un peu de chance, et avec le temps qui nous est imparti, nous la trouverons plus loin d’autant que la végétation change, à une heure de marche d’ici vers l’ouest.

Sur l’instant, le capitaine ne sut quoi répondre. Il se sentait partagé, incapable d’arrêter son opinion sur Daniel. Entre méfiance et complicité, il nageait en eaux troubles. L’ecclésiaste, lui, eut un sourire triste.

— Vous savez, Azaïga me rappelle un peu ma propre fille. Elles partagent toutes deux les mêmes yeux et le même caractère bien trempé. Parfois, dans les expressions de notre amie, j’ai l’impression de la reconnaître.

— J’ignorais que vous aviez une fille, avoua le capitaine en tâchant de se montrer intéressé. Ne vous inquiétez pas, vous la reverrez dès qu’on en aura fini ici.

Daniel leva les yeux vers la canopée, qui dissimulait en partie le firmament. La pluie avait cessé. Comme à chaque fois dans cette forêt, elle s’était montrée fugace. Éphémère. Il secoua alors lentement la tête. Son sourire avait disparu.

— Si seulement je le pouvais. Mais je l’ai perdue à jamais.

Ilas se sentit immédiatement peiné. S’il en avait eu connaissance avant, il aurait préféré éviter le sujet.

— Je suis désolé.

— Ce n’est rien, le rassura Daniel en balayant l’air de la main. Cela fait longtemps à présent. Je… je n’ai pas pour habitude de parler d’elle, vous savez. Mais vous m’êtes sympathique, Ilas, et même si je n’en laisse rien paraître, sachez que je ne suis qu’un homme comme les autres, avec ses peurs et ses faiblesses. Discuter me fait du bien. Et… parler un peu de ma fille, parfois, me donne l’impression qu’elle est toujours en vie quelque part, et qu’elle m’attend.

— C’est peut-être le cas, avança le capitaine avec bienveillance. Je suis sûr qu’Arhnam a prévu un refuge pour le repos de son âme. Vous la retrouverez un jour.

— Oui, acquiesça Daniel avec un certain enthousiasme. Vous avez raison. C’est ce que je me plais à croire également.

— Si vous voulez, je prierai pour elle ce soir.

L’ecclésiaste le remercia d’un signe de tête empli de reconnaissance.

— Ce serait vraiment aimable de votre part. Merci, Ilas.

Sur ces mots, le capitaine se releva et épousseta rapidement son pantalon. Juste avant de partir, il se tourna vers Daniel et, jugeant qu’il ne servait plus à rien de lui cacher quoi que ce soit, lui annonça :

— Au fait, Jeff a remarqué que l’Æther était moins dense par ici. Il y a de grandes chances pour que le télégraphe fonctionne à nouveau. Vous allez donc enfin pouvoir contacter l’Empire.

Cette nouvelle parut requinquer l’ecclésiaste. Il se leva d’un bond, à croire que la discussion qu’ils venaient d’avoir n’avait jamais eu lieu.

— C’est parfait. Je ferai mon rapport au Triumvirat le plus tôt possible, puis nous partirons à l’aube. Notre mission va prendre un nouveau tournant.

— Vous pourrez également leur faire part des informations que nous tenons du journal de Lake, ajouta Ilas. La plupart de ses notes sont illisibles malheureusement, mais nous savons que son groupe a essuyé des pertes en venant jusqu’ici.

— Ce qui ne sera pas notre cas.

Déjà lancé sur le chemin qui menait au feu de camp, Ilas s’arrêta pour dévisager Daniel, qui lui adressa un sourire en coin :

— Nous allons sauver Azaïga. Je peux vous le garantir.

Chapitre 7 - Concertation

Un fort grésillement emplit soudain la pièce, affolant le chat blanc qui somnolait sur le bureau. Effarouché, l’animal bondit au sol, cracha puis s’engouffra telle une furie dans le couloir, sous le regard irrité du télégraphiste.

— Stupide animal, tu mériterais qu’un thérianthrope vienne te bouffer, pesta-t-il.

L’horloge sonna dix-huit coups et le petit homme au visage ingrat, engoncé dans son uniforme aux couleurs de l’Empire, parut à chacun d’eux plus fatigué encore. À l’affût des messages à décrypter, il s’enfonça dans la chaise de son bureau pour replacer son casque d’écoute sur ses oreilles, notant sans enthousiasme et d’un trait de plume les mots qui lui parvenaient. Après quelques minutes de transcription, il s’arrêta, stupéfait, en découvrant l’auteur du message.

ecc. D. M. von Rosenberg

L’opérateur ne mit pas longtemps à comprendre que cela provenait de l’expédition dans le Nevestin. D’un bond, un peu comme le chat juste avant lui et malgré son embonpoint, il quitta son bureau en toute hâte avant de se jeter dans le couloir. Sa main, crispée sur le petit morceau de papier comme s’il s’agissait du plus précieux des sésames, réprima un tremblement. Il lui fallait sans attendre le porter au Haut-Conseil. À cet instant précis, il était l’homme d’importance, celui sur lequel les regards étonnés, intrigués, envieux de ses collègues se fixaient. Il savourait ce moment, qu’il savait d’avance bien trop court, quand il déboula dans la vaste rotonde à la lisière de la haute administration impériale. L’un des quatre gardes postés aux abords de l’escalier l’arrêta néanmoins d’une paume gantée.

— Holà, du calme le grassouillet. C’est pour quoi ?

— J’ai un message, je dois… je dois l’apporter au Haut-Conseil. Le soldat ricana, vite rejoint par ses collègues.

— Eh bien ! fit-il, moqueur. Heureusement que tous les opérateurs comme toi ne se bornent pas à transmettre leurs messages personnellement. T’imagine un peu le fatras que ça serait ? Allez, du balai. Ton papier pour le Haut-Conseil passera par le service de contrôle, comme tous les autres.

— Vous ne comprenez pas, il s’agit d’un télégramme en provenance de la mission dans le Nevestin ! s’insurgea le messager, poussé par un élan de courage que lui fournissait sa nervosité.

Des pas légers s’arrêtèrent alors derrière lui.

— Le Nevestin ? s’étonna une voix féminine.

Par-dessus son épaule, on lui arracha son papier.

— Mesdames et messieurs les Hauts-Barons, Son Absolu le Scion, Aaron Cornélius Whitmore.

Les membres du Haut-Conseil impérial Asgarthien se levèrent puis, au terme d’une courbette plus ou moins obséquieuse, se rassirent de chaque côté d’une longue table d’acajou lustrée et cirée. Aaron Whitmore, lui, prit place à son extrémité, le dos tourné à une impressionnante rosace de vitrail dont le bleuet central, plus que tous les autres, projetait dans la pièce une lumière irréelle, aux multiples nuances de couleurs. Tour à tour, il dévisagea les Hauts-Barons d’un air impénétrable. Treize hommes et femmes, tous tendus d’un impeccable uniforme de cérémonie dont les boutons et les épaulettes dorées scintillaient sous la clarté du bleuet, tout comme les nombreux galons que chacun arborait avec une fierté non feinte.

— Bien, débuta le Scion sans davantage d’entrée en matière. Comme convenu, ce soir, nous reverrons divers sujets déjà traités hier et nous envisagerons la façon dont négocier avec le Royaume de Kaldar à propos des transports de charbon. Vous le savez donc...

Le Haut-Baron des Affaires Intérieures, Alexander Hohenheim, ne prêta qu’une oreille distraite aux paroles insipides du Scion. Aborder cette réunion de la sorte, par un sujet aussi insignifiant, relevait à coup sûr de la manœuvre d’évitement. Peut-être par crainte, ou par appréhension, Aaron Whitmore semblait éprouver une certaine réticence à lancer les débats autour de ce qui fâchait vraiment et, par conséquent, de ce qui méritait d’être traité. Sans aucune certitude cependant, le Haut-Baron se devait de faire bonne figure, comme chacun de ses homologues. Aussi dissimula-t-il son ennui sous un masque flegmatique, que ses traits sévères, accentués par sa barbe finement taillée, assurèrent sans le moindre mal.

Il étouffa un bâillement tandis qu’en face de lui, la Haute-Baronne Dana Engelhart, en charge de la Justice Asgarthienne, le fixait avec attention. Un instant, les yeux verts d’Alexander croisèrent le regard amusé de sa collègue. Il devina que ce jour-là, elle ne s’intéressait pas plus que lui au discours du Scion.

Leur attention fut néanmoins très vite accaparée par un soldat impérial, qui vint glisser un mot à l’oreille d’Aaron Whitmore, l’interrompant dans son allocution. Pour la première fois, l’expression habituellement impassible du Scion changea du tout au tout. Il se leva aussi brusquement que s’il s’était assis sur une pelote d’épingles, mais avant que quiconque ait pu l’interroger sur sa réaction, l’unique porte de la salle du conseil s’ouvrit sur une femme à la silhouette élancée.

L’ensemble des Hauts-Barons se leva aussitôt pour la saluer, comme ils l’avaient fait quelques instants auparavant à l’égard du Scion. La jeune femme entra dans la pièce d’une démarche gracieuse. Ses longs cheveux d’un blond nacré retombaient en cascade sur ses épaules nues, rehaussant son visage aux traits angéliques. Quant à ses yeux bleu clair, ils furent immédiatement et irrésistiblement attirés par Aaron Whitmore, dont elle chercha manifestement à capter l’intérêt. Tout dans sa personne, y compris sa robe de soie flamboyante brodée de fils d’or, semblait être fait pour attiser les plus vils désirs. Pourtant, il émanait surtout d’elle une impression de force et de puissance de caractère, à tel point qu’Alexander Hohenheim ne put réprimer un frisson dans son uniforme. Comme à chaque fois qu’il l’apercevait.

D’un signe de tête, elle salua les Hauts-Barons, qui se rassirent sans la quitter des yeux. Le Scion, lui, la toisa avec sévérité. Pendant quelques secondes, Alexander crut qu’ils se livraient à un duel silencieux, mais il ne décela pas la moindre trace de combativité entre eux. Aussi se contenta-t-il d’attendre que l’un d’eux prenne la parole.

— Lady Circé, s’inclina finalement le Scion.

— Votre Absolu, l’imita-t-elle d’une voix douce.

Sedna Circé prit place à l’autre extrémité de la longue table de bois précieux, de façon à garder son homologue bien en face d’elle. Elle semblait tenir à ce qu’il ne puisse pas échapper à son emprise hypnotique. Plusieurs Hauts-Barons, visiblement troublés, commencèrent à chuchoter. Les réunions du Haut-Conseil s’étaient en effet accoutumées aux absences de la Grande Prêtresse de l’Église d’Asgartha, pourtant l’une des trois têtes pensantes du Triumvirat. Sedna Circé, elle, ne daignait y participer que lorsque les circonstances, selon ses propres termes, l’exigeaient. Aussi, sa venue en déconcerta plus d’un.

Alexander, assis juste à sa droite, put apprécier son délicat parfum de magnolia en fleurs, mêlé d’une façon aussi subtile que complexe à la fragrance printanière du chèvrefeuille. Un parfum de jeune fille. Presque un parfum d’enfant destiné à susciter chez ses interlocuteurs un sentiment de naïveté et d’innocence. Du moins chez ceux qui se laissaient prendre au piège. À l’autre bout de la pièce, le Scion tambourina du bout des doigts sur les accoudoirs de son fauteuil à haut dossier. Il paraissait agacé par cette femme, qu’il connaissait pourtant si bien, et Sedna Circé, de son côté, semblait prendre un malin plaisir à le voir s’impatienter.

— Je vous en prie, ne me prêtez pas attention, minauda-t-elle d’une voix mielleuse et envoûtante. Poursuivez donc.

Aaron Whitmore n’en attendit pas plus pour briser la léthargie générale :

— Allons, Votre Grâce... vous nous honorez par votre présence mais vous n’êtes certainement pas venue jusqu’ici afin de nous écouter traiter des différents sujets prévus ce soir, n’est-ce pas ?

Sedna Circé afficha un sourire enjôleur. Elle pencha légèrement la tête, appréciant l’exaspération croissante du Scion qui s’efforçait tant bien que mal de se contenir. Après quelques secondes, elle se décida enfin à expliquer :

— Non, en effet. Vous avez raison.

Une profonde inspiration plus tard, et en relevant le menton, elle promena ses beaux yeux bleus sur l’assemblée :

— Vous savez tous et toutes que je me suis fermement opposée au lancement de l’expédition dans le Nevestin.

Les Hauts-Barons acquiescèrent silencieusement.

— Oui, confirma Aaron Whitmore. Si j’ai bonne mémoire, vous aviez même affirmé que cela ne ferait que dilapider notre argent et gaspiller notre énergie, que nous devrions focaliser ailleurs. Vous avez aussi, si je ne m’abuse, fait savoir que notre Mère Arhnam enverrait dans les limbes les infortunés qui auraient le malheur de périr au-delà des frontières de la Reida.

— C’est vrai, reconnut la Grande Prêtresse. Cela étant, je suis prête à admettre que je puisse m’être fourvoyée. Du moins, pour la première partie.

— Vraiment ? s’étonna le Scion. Éclairez-nous, je suis curieux d’entendre vos raisons.

— En vérité, je ne vous aurais guère fait l’honneur de ma présence aujourd’hui si notre Mère Créatrice ne m’avait pas soufflé de vous rejoindre. Louée soit-elle, car grâce à sa divine intervention, j’ai eu la chance d’intercepter un télégraphiste juste avant qu’il ne vous transmette son message. Oserai-je donc affirmer que j’en détiens la primeur ? Peut-être, oui.

— Vous l’avez donc intercepté dans le seul but de nous faire languir ? crut comprendre Aaron Whitmore.

Sans en dire davantage, mais un sourire aussi narquois que séducteur sur le visage, elle glissa sa main droite dans la manche opposée de sa robe de soie et en sortit un petit carré de papier plié en quatre.

— Ceci, dit-elle, est un télégramme de mon cher et dévoué ecclésiaste Daniel Marcus von Rosenberg, membre de cette expédition. Le premier message depuis… quelque temps, n’est-ce pas ?

Une vague de murmures incrédules parcourut l’ensemble du Haut-Conseil. Si le Scion resta impassible, Sedna Circé, elle émit un rire satisfait. Après quoi, elle déplia consciencieusement la petite feuille de papier blanc et lut à haute voix ce qui y était inscrit :

— Ecclésiaste von Rosenberg à Triumvirat Glas-Sofia. Avons réussi à rétablir communications. Avons trouvé ancien camp du professeur Lake et investiguons pour suivre sa trace. Azaïga Folsund gravement empoisonnée. Cause : toxine végétale. Fait suite d’un accident. État critique. Laissons pour l’instant mission principale de côté. Objectif prioritaire : trouver un moyen de sauver la malade. Ne pas nous contacter d’ici là. Quittons la jungle, atteignons des marais.

Un lourd silence s’abattit sur la pièce. Alexander Hohenheim et Dana Engelhart échangèrent un regard inquiet, que perçut également le Haut-Baron Sertus Altenbach, responsable du Commerce. Celui-ci passa une main nerveuse dans sa longue chevelure d’ébène, contractant sa bouche en un horrible rictus indécis.

— J’ignore si nous devons nous réjouir ou, au contraire, maudire notre manque de lucidité en ce qui concerne le lancement de cette expédition dans le Nevestin, déclara-il d’un ton acerbe. Visiblement, l’opération prend un mauvais tournant. Je suggère donc que nous les invitions à rentrer.

Alexander ne goûtait que peu le découragement feint de son homologue, tout comme il tolérait à grand peine sa façon de souligner de manière acide ce qui lui déplaisait. Il n’oubliait pas que le Haut-Baron Altenbach avait été, et restait encore, l’un des plus fervents détracteurs de cette expédition dans le Nevestin. Aussi chercha-t-il du regard celui ou celle qui oserait lui répondre. Ce fut évidemment son rival, le Haut-Baron Ebermann, responsable du bureau de la Guerre, qui donna son point de vue bien entendu contraire. Il croisa les doigts au-dessus de son ventre si imposant que les boutons de sa vareuse semblaient à deux doigts de céder. Sa voix puissante et gutturale résonna jusque dans la table.

— Je ne pense pas que cette option soit envisageable, affirma-t-il en jaugeant tour à tour Sertus Altenbach, le Scion et la Grande Prêtresse, comme s’il s’attendait à ce que ces deux derniers approuvent ses dires. Tant que la mission n’est pas un échec, nous ne pouvons pas y renoncer. Vous l’avez vous-même expliqué maintes fois, Votre Absolu. Le professeur Lake doit être retrouvé, et ramené à Asgartha. Il s’agit de notre priorité absolue. Sans cela, l’Empire s’effondrerait et la guerre qui s’annonce tournerait en notre défaveur. Il n’y a pas à tergiverser, en aucune façon.

— Votre Excellence, rétorqua le Haut-Baron Altenbach, la guerre est déjà en notre défaveur. Perdre des personnes de plus dans cette horrible région qu’est le Nevestin ne...

— Il suffit ! trancha le Scion, soucieux d’éviter une querelle inutile. Haut-Baron Altenbach, cette expédition a été lancée en désespoir de cause, et votée à la majorité. Dois-je vous le rappeler ? Nous ne pouvons nous permettre qu’elle échoue, aussi je vous saurais gré de bien vouloir y accorder ce serait-ce qu’une once de confiance. D’autre part, vous tenterez de négocier une nouvelle fois avec la République d’Ark’Algabar sur le prix de leur minerai d’Æther. Le professeur Venderbelt en a un besoin urgent et vous devrez en répondre devant lui si vous ne parvenez pas à nous en procurer au prix fixé.

Il jeta un regard torve à Sedna Circé, qui lui répondit par un sourire lumineux, puis reporta son attention sur le Haut-Conseil :

— Bien. Étant donné les circonstances, la réunion est close. Les sujets qui n’ont pas été traités aujourd’hui le seront demain.

Les Hauts-Barons quittèrent la table après s’être inclinés avec respect. Comme à son habitude, Sertus Altenbach s’éclipsa le premier, maugréant à voix basse. Alexander l’imita prestement, suivi par Dana Engelhart. En sortant, il ne put s’empêcher de jeter un regard par-dessus son épaule, constatant qu’Aaron Whitmore et Sedna Circé étaient restés assis et se faisaient toujours face. Hélas, deux gardes refermèrent la porte, qui lui barra alors la vue. Époussetant son habit, le Haut-Baron s’éloigna d’un pas décidé, empruntant le couloir aux tapisseries soyeuses en compagnie de la Haute-Baronne Engelhart. Seul le bruit de leurs bottes de cuir sur le tapis rouge et or troublait le silence.

— Que croyez-vous que Son Absolu traite en secret avec lady Circé ? lui demanda son homologue d’une voix douce.

Il haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Pour l’heure, je m’inquiète seulement de la situation intenable que doivent vivre les membres de l’expédition dans le Nevestin.

— Je comprends, mais ne vous sentez en rien responsable. Personne ne pouvait prévoir ce qui allait leur arriver.

— Peut-être, mais j’avoue que je ne sais plus quoi penser. Je ne sais même plus si ce que nous faisons est bien ou mal.

Dana s’arrêta et Alexander l’imita, surpris. Elle le dévisagea une courte seconde, puis posa une main compatissante sur son épaule pour le gratifier d’un sourire rassurant.

— Dites-vous seulement que nous avons fait le meilleur choix possible pour l’Empire, lui assura-t-elle. Compte tenu du contexte, cette expédition est notre dernier espoir, croyez-moi, Alexander. Il n’y avait pas d’autre alternative, vous le savez. Et puis ces gens, partis dans le Nevestin, ont accepté la mission qui leur a été proposée par Son Absolu en connaissance de cause.

Il soupira. Sa voix se fit lointaine tandis que sa main gauche se posait sur le manche de son sabre, à sa ceinture :

— Possible, mais je ne peux m’empêcher de penser que ce n’est que folie... Nous remettons le destin de l’Empire entre les mains d’une poignée de personnes. Si elles échouent, que ferons-nous ?

Il pivota de nouveau vers sa collègue.

— Que deviendrons-nous, Dana ?

Dans la salle de réunion du Haut-Conseil, Aaron Whitmore se leva enfin de son siège, sous le regard pénétrant de Sedna Circé. Sa vue se perdit dans l’immensité majestueuse des jardins de Glas-Sofia, au travers de la rosace de verre coloré. Après un long moment de vaine contemplation, il se tourna vers la Grande Prêtresse.

— Ta présence nous a honorés, déclara-t-il d’une voix grave dans laquelle perçait une forme de réprobation. Mais j’aurais néanmoins préféré que tu me fasses part de la réception de ce message en privé. Je n’aime guère les surprises et celle-là a beaucoup troublé le Haut-Conseil. J’espère que tu es satisfaite.

Un sourire sardonique étira les lèvres sensuelles de lady Circé, enivrée par le plaisir pervers qu’elle éprouvait à embarrasser ses homologues.

— Qu’est-ce que cela peut faire ? Tôt ou tard, le Haut-Conseil aurait été mis au courant, que ce soit par moi ou par toi, se justifia-t-elle. Sa réaction aurait été la même...

— J’aurais annoncé la nouvelle avec plus de tact que toi, rétorqua-t-il.

— Tu leur aurais menti ?

— Absolument pas. Mais il y a l’art et la manière de délivrer ce genre d’informations.

La Grande Prêtresse se leva à son tour. Elle s’approcha de lui, tapotant au passage de ses doigts fins le dossier des sièges des Hauts-Barons.

— L’art et la manière... répéta-t-elle dans un souffle envoûtant. Peut-être pourrais-tu me donner quelques conseils sur le sujet ?

Le Scion soupira, exaspéré.

— Sedna, quand cesseras-tu enfin tes enfantillages ?

La jeune femme prit les mains gantées de blanc d’Aaron Whitmore dans les siennes, puis lui caressa doucement la joue du bout de ses lèvres avant d’y déposer un baiser.

— Ton statut est trop important pour que tu te permettes d’oublier les formes, lui reprocha Aaron.

— Je n’ai fait que lire un message, laissa-t-elle entendre de sa voix suave à son oreille.

Aaron soupira et ne résista pas quand la jeune femme s’empara de sa bouche.

— Nous devrions rendre tout cela officiel, murmura-t-il lorsqu’elle mit fin à leur étreinte. Imagine l’annonce de notre...

Elle l’interrompit en posant un doigt sur ses lèvres.

— C’est justement parce que c’est encore secret que c’est délicieux, prétendit-elle d’un air amusé. Ce côté fruit défendu, certains l’envient.

Elle l’enlaça encore un moment, puis s’écarta. Le devoir l’appelait ailleurs. Elle s’éloigna d’une démarche gracile et ouvrit la porte mais au moment de partir, elle se tourna vers lui, la main toujours posée sur la poignée dorée :

— Et concernant cette expédition, laisse-la se poursuivre. Ils n’ont pas besoin de notre aide. Je suis certaine qu’ils s’en sortiront et que cette mission touchera bientôt au but. Alors, quand ce jour viendra, le Haut-Conseil nous acclamera pour cela.

— Tu es vraiment une opportuniste, regretta-t-il.

Sedna Circé leva les yeux au plafond, le visage empreint d’une sérénité renouvelée, avant de conclure :

— Tu ne t’en aperçois que maintenant ? Et puis qui sait ? Après un tel succès, peut-être pourrons-nous enfin aviser en ce qui nous concerne personnellement.

Sur ces mots, elle quitta les lieux, laissant le Scion seul avec ses pensées. Aaron Whitmore rajusta sa redingote, puis se tourna vers les jardins du palais.

— Tâchons de faire au mieux, ma chère Sedna, souffla-t-il d’un air résigné.

Chapitre 8 - Domkurica

Après plus d’une journée de marche au travers d’un bayou fangeux, les derniers arbres à haute futaie de la forêt disparurent progressivement, cédant la place à quelques rares troncs pourris. De loin, ces silhouettes noirâtres se dressaient dans un océan d’herbes hautes comme des épouvantails, seuls repères sur un horizon peint en nuances de jaune. Jeff, à la recherche de l’un d’eux depuis un moment, avisa un rocher moussu sur laquelle il s’assit.

— Faut que je fasse une pause, j’en peux plus, grogna-t-il en grattant la boue de sa semelle à l’aide d’un bâton.

La terre argileuse, molle et nauséabonde, engluait chaque pas. Plus d’une fois il avait cru que ses bottes en resteraient prisonnières au milieu de ces vastes étendues de roseaux et de mares bourbeuses flanquées d’arbres morts, dont les vestiges de branches s’étiraient au ciel comme pour implorer pardon.

— Mais qu’est-ce qu’ils fichent ? se demanda-t-il en cherchant les autres du regard, sa main en visière.

Le reste du groupe suivait, lentement mais inexorablement, dans ce marais aux effluves soufrés. Ilas et Daniel soutenaient un brancard de fortune, fait de bois et de toile, pour porter Azaïga. L’état préoccupant de la jeune femme s’était stabilisé mais tous savaient qu’il finirait par empirer. Thaïs marchait à leurs côtés. Même si elle gardait l’œil rivé au sol pour suivre les pas de Jeff, elle s’en écarta involontairement et son pied s’enfonça dans la vase avec un bruit mou.

— C’est pas vrai… soupira-t-elle, dépitée, en s’en extrayant tant bien que mal.

Leurs sacs alourdis de vivres et de biens de première nécessité dénichés dans l’ancien campement du professeur Lake, ils ne pouvaient se permettre de s’aventurer dans les zones trop meubles, sous peine de s’y enliser.

— Ilas, l’interpella Thaïs, le soleil ne va pas tarder à se coucher. Il va nous falloir un endroit où dormir…

— Oui, souffla Daniel. Une bonne nuit de sommeil, si tant est que cela soit possible…

Ilas opina tandis que le convoi s’arrêtait devant Jeff, toujours affairé à décrasser ses bottes. Il n’avait presque pas dit un mot depuis leur départ. La seule chose qui le préoccupait, c’était de continuer à avancer dans ce monde perdu. Si une lueur d’espoir avait ranimé les membres de l’équipe lorsque Daniel était enfin parvenu à entrer en contact avec Asgartha, les informant de leur situation critique, Ilas, lui, n’en avait eu cure. Ce n’était pas ce qui sauverait Azaïga.

— Toujours rien ? s’enquit-il auprès de Thaïs, qui furetait aux environs. Pas de signe de la plante que nous cherchons ?

La Yomie lui indiqua que non.

— Pas la moindre, regretta-t-elle avec tristesse. Ce n’est pas le bon biotope…

Jeff, lui, avisa une sorte d’éperon rocheux qui émergeait juste à côté. Il s’y rendit, espérant découvrir depuis ce point de vue plus élevé un quelconque indice afin de trouver leur chemin dans ces environs muets et sulfureux. Mais rien n’accrochait le regard. L’horizon se confondait avec le ciel, et la brume naissante n’augurait rien de bon. C’était sans compter sur les boussoles qui s’affolaient parfois à proximité d’un arbre mort, d’un rocher ou d’une mare quelconque. Thaïs avait rapidement deviné que des dégagements d’Æther en étaient sûrement responsables.

— Jefferson ? s’enquit Daniel, à bout de forces. Voyez-vous quelque chose ?

— Non, je vois que dalle ! maugréa l’intéressé en secouant la tête. À part peut-être une espèce de bosquet pourri, par là-bas.

— Quelle distance ? demanda aussitôt Ilas.

— Une centaine de mètres, environ.

Le capitaine grogna. Depuis leur départ du camp du professeur Lake, il avait acquis une autorité nouvelle que personne, jusque-là, n’avait remise en question. Sans doute parce qu’il prenait des décisions incontestables et qu’il était mû par le seul désir de sauver Azaïga. Ou bien peut-être était-ce la conséquence de ce qu’il avait révélé à Jeff et Thaïs, après avoir découvert le contenu des notes de Daniel. Cela lui avait permis d’acquérir la confiance aveugle de ses compagnons, le hissant à la tête de l’expédition sans l’avoir cherché.

— On va aller vers le bosquet pourri, décida-t-il sans une once d’hésitation. On y trouvera peut-être un abri pour la nuit.

Ce disant, ils se préparèrent à repartir. Sous l’effort, une veine saillit sur le cou d’Ilas si bien que Thaïs se demanda si elle ne devrait pas le remplacer. Elle s’abstint néanmoins. Jusque-là, le capitaine avait chaque fois refusé. Ses trois autres compagnons se relayaient pour lui prêter main-forte mais lui s’obstinait à ne pas participer à ce roulement.

Quand ils franchirent enfin l’orée du bois, un grand corbeau s’enfuit, sinistre messager face auquel Daniel murmura une prière. À cet endroit, les arbres semblaient animés d’une vie étrange. Leurs branches curieusement déformées évoquaient d’horribles bras décharnés d’où pendaient des voiles de mousse verte et filandreuse. Quant à leurs énormes racines noires, elles sortaient du sol comme autant de serpents venimeux et disproportionnés, au-dessus desquels flottait une nappe de brouillard laiteux.

— Nous n’aurions pas pu trouver mieux, lâcha Daniel avec ironie.

Ilas déposa le brancard au sol avant d’éclater entre ses mains un moustique un peu trop téméraire, puis s’assit au côté de Jeff sur un vieux tronc tombé au sol, le visage ruisselant de sueur. L’ecclésiaste, de son côté, s’empara d’une gourde d’eau dont il avala le contenu sans se faire prier, très vite imité par les autres pendant que Jeff ouvrait son sac. Il en sortit une miche de pain rassie, un morceau de viande séchée et une tablette de chocolat qu’il partagea avec tout le monde, non sans marmonner en voyant sa précieuse sucrerie partir.

— J’avais un régime à faire, bah voilà, je pense que je les ai perdus mes kilos en trop… relativisa-t-il en se pinçant le flanc.

Thaïs le gratifia d’un regard neutre tandis qu’il enfournait une bouchée de pain.

— Bon, et ensuite ? demanda-t-il sans cesser de mâchonner. Cette plante qu’on cherche, vous disiez qu’elle ne pousse que dans un sol bien drainé. J’ai l’impression que ce n’est encore pas ici qu’on la trouvera.

Confronté à cette évidence, et le temps passant, Ilas prenait peu à peu conscience de l’inéluctabilité du sort d’Azaïga. Du coin de l’œil, comme s’il n’osait pas la regarder directement, il s’assura qu’elle respirait encore. Mais pour combien de temps ? Quelques heures ? Quelques jours tout au plus ? D’ici là, il refusait d’abandonner. Il désigna alors d’un signe de la main une sorte de sentier de terre battue qui disparaissait au milieu des arbres.

— On va suivre ce chemin, décréta-t-il. Si les animaux l’empruntent, ce qui est visiblement le cas, alors c’est le plus raisonnable.

Pendant que les hommes déblatéraient, Thaïs mit de l’eau à bouillir sur un réchaud. Après quoi, elle y jeta une poignée de plantes séchées. Aussitôt, le liquide prit une teinte bleutée. Cette préparation, Ilas laissa son regard s’y perdre un moment. Azaïga survivait uniquement grâce à elle, grâce à cette décoction malodorante. À défaut de la guérir, cela avait au moins la faculté de l’apaiser lorsqu’elle recommençait à gémir. Hélas, les réserves de gaz du réchaud s’épuisèrent tout à coup. Au grand dam de Thaïs, la flamme bleue s’éteignit en un « froutch » sonore. Pour la toute première fois depuis qu’ils la connaissaient, Ilas, Jeff et Daniel l’entendirent jurer.

— Putain de merde ! Kusho !

Lorsqu’elle s’aperçut que les trois hommes la dévisageaient d’un air éberlué, la jeune femme tâcha de retrouver son calme. Elle ramena les quelques mèches de cheveux d’ébène qui tombaient sur son visage derrière ses oreilles.

— Je vais devoir faire un feu, annonça-t-elle après repris le contrôle de ses émotions.

Elle se tourna vers Jeff :

— Jeff, il va me falloir du bois sec pour l’alimenter. Tu pourrais m’en apporter un fagot, s’il te plaît ? Je crois en avoir vu par derrière.

— Ça marche.

Sur ces mots, il se releva, attrapa son fusil et franchit la limite des arbres. Pendant ce temps, Thaïs entreprit d’allumer un feu digne de ce nom. Elle rassembla quelques herbes, du petit bois, saisit un briquet à amadou, mais pesta lorsqu’elle réalisa qu’il avait pris l’humidité.

— C’est pas vrai…

Sa détresse ne laissa pas Ilas indifférent. Abandonnant Daniel à ses occupations, il approcha pour lui prêter main forte. Sans attendre, il lui tendit son briquet, encore bien sec.

— Merci, Ilas.

Le capitaine lui répondit d’un signe de tête. Alors qu’elle embrasait un petit tas de brindilles sèches, il s’assit à côté d’elle, et regarda Jeff disparaître de leur champ de vision.

— On dirait qu’il n’y a qu’à toi que Jeff obéit sans rechigner, lui fit-il remarquer sur un ton amusé.

Thaïs pouffa en entretenant le départ de feu. Elle lui rendit son briquet et le remercia une nouvelle fois.

— Ne crois pas ça, le détrompa-t-elle après avoir recouvré son sérieux. Avec moi, c’est juste qu’il n’ose pas râler...

— Tu m’en diras tant.

D’un coup de cuillère, elle mélangea un peu sa préparation qui refroidissait à côté, le regard porté au loin. Ilas n’eut pas besoin de l’interroger pour savoir qu’elle guettait son compagnon.

— Vous vous connaissez depuis longtemps, pas vrai ? lui demanda-t-il.

Elle leva vers lui ses prunelles d’un violet perçant.

— Pourquoi cette question ?

— On a beau voyager ensemble, je n’ai pas si souvent que ça l’occasion de discuter avec toi, lui avoua Ilas après avoir haussé les épaules. Et puis, je crois que ça me permet de ne pas trop penser à Aïsa…

Visiblement satisfaite de cette réponse, la Yomie retourna à ses herbes médicinales.

 Umu… Si c’est ce que tu veux savoir, ça fait quatre ans que Jeff et moi nous connaissons.

Le feu avait pris. Thaïs rassembla plusieurs grosses pierres dont elle entoura les premières flammes, espérant que Jeff ne tarderait pas à revenir avec de quoi l’alimenter. Elle y plaça néanmoins son gobelet en fer blanc pour remettre l’eau à bouillir. Ilas aurait apprécié de lui venir en aide, mais il ne voyait pas comment. Elle seule savait préparer ces infusions et il était bien incapable de l’assister. Tout en l’observant jeter une autre poignée d’herbes dans le liquide, qui vira alors au pourpre, Ilas songea combien il lui était redevable pour toute l’énergie qu’elle déployait à seule fin de secourir Azaïga, étendue sur son brancard à quelques mètres. Il regarda la chasseuse de primes un moment, jusqu’à ce que Thaïs reprenne la parole :

— Jeff et moi, nous nous sommes rencontrés à Yama-Teï, révéla-t-elle, songeuse. À l’époque, je n’étais qu’une apprentie herboriste, et lui était pilote dans l’armée impériale. Quand je l’ai vu la première fois, il m’a laissé une drôle d’impression. En fait, il avait quelque chose de différent, une forme de sincérité, d’authenticité. J’ai su de suite que ce n’était pas un…

— Un mauvais gars, devina Ilas.

— Oui, confirma-t-elle en plongeant sa cuillère en fer dans la mixture qui s’épaississait.

Pensive, elle mélangea une minute, laissant se dégager des effluves camphrés.

— On a beaucoup voyagé ensemble, continua-t-elle avec une nostalgie perceptible. Le désert d’Ark’Algabar, l’Alliance d’Holzwald et même la Lucomorie. Je l’ai suivi partout, jusqu’à incorporer à mon tour l’armée Asgarthienne. Un choix que les miens n’ont pas compris, et encore moins accepté.

— J’avais oublié que les Yomis sont pacifiques et qu’ils n’ont pas d’armée, se rappela effectivement Ilas. Ça les a sûrement dépassés. Dans un sens, c’est ce qui te rend unique, j’imagine. Je sais que c’est un conseil que tu as sûrement déjà dû entendre, mais il faut parfois faire abstraction de ce que les autres peuvent penser.

Thaïs haussa les épaules. Cela ne semblait plus la préoccuper et pourtant, au ton qu’elle avait employé, il eut l’impression qu’elle essayait toujours de surmonter tout cela.

— Tu commences à parler comme Jeff, lui répondit-elle malgré tout, en lui accordant un sourire. Enfin… peu importe. Je suis libre à présent.

Elle pivota légèrement vers lui, désignant Azaïga, inconsciente, du menton.

— Et toi ? Pourquoi tiens-tu tant à sauver Aïsa ?

Ilas haussa un sourcil, intrigué par cette question.

— Ce n’est pas ton cas ?

— Bien sûr que si, lui assura Thaïs. Mais ne me dis pas que tu es uniquement motivé parce qu’elle fait partie de notre équipe. Je vois bien qu’il y a autre chose.

Soudain pensif, le capitaine baissa les yeux et se pencha en avant, croisant les mains devant lui.

— J’en sais trop rien, en fait.

— Tu en es sûr ? insista la Yomie.

Confronté à son air scrutateur mais surtout bienveillant, Ilas prit une inspiration. Il secoua la tête avec lassitude, comme si les mots qu’il s’apprêtait à prononcer lui pesaient.

— J’ai… j’ai perdu ma mère, il y a longtemps déjà, lors de la grande épidémie de tuberculose. Je n’étais qu’un gamin. Elle…

Il s’arrêta, sentant que cette blessure, qu’il croyait pourtant cicatrisée, risquait de se rouvrir un peu plus.

— Le sort d’Aïsa te l’a rappelée, c’est cela ? devina Thaïs, avec compassion.

Il fit signe que oui, sans oser répondre.

— Je suis navrée, Ilas.

— À l’époque, j’étais totalement impuissant, reprit-il, amer. En fait, personne n’a rien pu faire. Je me suis juré, après ça, de ne plus jamais revivre une telle souffrance. Et puis…

Il regarda Azaïga, comme s’il s’était attendu à ce qu’elle ait rouvert les yeux, pour le regarder, et écouter ce qu’il souhaitait dire. Finalement, il garda le silence.

— Et puis ? le pressa Thaïs.

— Non, rien. Oublie ça.

Le nez rivé vers le sol, Jeff explorait les environs qu’alourdissait une humidité désagréable, presque écœurante. Curieusement, les morceaux de bois n’étaient pas légions et il commença à se demander où Thaïs avait bien pu en apercevoir. Il dénicha finalement quelques brindilles au pied d’un vieux saule, qu’il ramassa l’une après l’autre. Lorsqu’il se releva, une soudaine et vive douleur lui pénétra le dos.

— Putrailles de putrailles ! gémit-il en se maudissant. Je crois que je me suis pété une vertèbre. Ou bien c’est un lumbago.

Dans un craquement sonore, il parvint à se redresser en soufflant.

— Jeff par-ci, Jeff par-là… Pourquoi c’est moi le larbin de service ? marmonna-t-il, les mains pressées sur les reins pour tenter d’atténuer la douleur.

Il soupira et tourna sur lui-même. D’autres arbres poussaient aux alentours, dont les têtes massives et étrognées se succédaient au bord d’un grand lac que le groupe n’avait pas encore découvert. Ses eaux vertes, dissimulées sous un épais brouillard, venaient mourir en vaguelettes sur la grève boueuse.

— Super. J’espère qu’on ne va pas devoir le traverser...

Il s’apprêtait à ramasser d’autres morceaux de bois quand des milliers de petites aiguilles manipulées par les mains glacées de l’angoisse lui piquetèrent la nuque. Jeff s’arrêta brusquement. Cette sensation étrange et indéfinissable, à la fois pulsante et viscérale, ne lui était en rien inconnue. On l’observait. Quelque chose, à travers la brume, le scrutait là, quelque part aux alentours. Alors il fit volte-face et laissa tomber son fagot pour s’armer de son fusil. Tendu, la respiration haletante, il se tint prêt à faire feu. Toutefois, en face de lui, il ne trouva rien d’autre que la vaste et placide étendue. Silencieuse.

La légère brise qui, jusque-là, avait soufflé sur les marais était retombée. Les batraciens invisibles avaient cessé leurs croassements morbides, tout comme les grillons semblaient soudain avoir déserté les hautes herbes. Un silence de mort s’était abattu, plongeant les lieux dans une torpeur oppressante. Jeff tenta de se ressaisir. Il s’approcha de l’eau, méfiant, et analysa l’endroit.

Plus loin, à une quinzaine de mètres au centre du lac, la brume se dissipa. Elle dévoila un vaste îlot, qu’écrasait une ombre imposante dont il ne chercha pas à discerner les détails. Son cœur rata un battement. Il fit un pas en arrière, puis un autre, et finit par décamper sans demander son reste. Il devait prévenir les autres. Courant comme un dératé, Jeff parcourut tout le chemin en sens inverse. Lorsqu’il retrouva le groupe, il resta un instant courbé en deux, les mains sur les genoux, peinant à retrouver son souffle.

— Putrailles ! s’exclama-t-il enfin d’une voix qui déraillait sous l’effet conjugué de l’excitation et de l’inquiétude. J’ai vu un truc énorme là-bas, derrière !

— Allons bon, soupira Ilas d’un air las.

Daniel et Thaïs, assis sur un tapis de mousse, attendirent plus ou moins patiemment que Jeff se calme pour les éclairer.

— Il y a un truc sur le lac, précisa-t-il en déglutissant bruyamment. J’sais pas ce que c’est, j’ai pas vu grand-chose avec le brouillard, mais ça avait l’air gros.

Les autres se concertèrent du regard. Finalement, le capitaine et l’ecclésiaste se levèrent en même temps, prêts à prendre le chemin d’où arrivait Jeff. Mais le télégraphiste les arrêta d’un signe de la main.

— Non, s’opposa-t-il. Pas par là. On verra mieux si on fait le tour. Le truc avait l’air plus proche de l’autre rive.

Poussée par le désir d’en savoir plus, l’expédition s’ébranla, guidée par Jeff. Tandis qu’Ilas et Thaïs portaient Azaïga, Daniel, en fin de marche, prenait des notes à tout-va, l’œil alerte pour éviter un faux pas en même temps qu’il écrivait. Il paraissait de loin le plus intrigué, mais referma cependant son carnet quand la brume se fit plus dense. Ils approchaient de l’eau. Sur cette rive, les herbes se révélaient si hautes que le groupe ne voyait pas où il allait. Jeff tenta d’abord de les écarter pour dégager le passage mais, très vite, il y renonça et sortit sa machette en grognant. Ils progressèrent ainsi, en file indienne, lentement mais sûrement, si bien que lorsqu’ils atteignirent enfin le bord du lac, le brouillard avait presque totalement disparu.

Quand il découvrit ce dont le télégraphiste avait parlé, Ilas resta bouche bée. L’espace d’un instant, il fut même persuadé que son esprit lui jouait un tour, peut-être sous l’effet de la fatigue. Ce qu’il voyait-là ne pouvait pas être réel. Et pourtant, ce n’était pas une illusion, ni une hallucination. Un ponton de bois reliait la berge à un îlot, sur lequel trônait une immense demeure. Incrédule, l’officier demanda au télégraphiste de le remplacer au brancard. Son sabre en main, il avança à pas prudents sur le pont vermoulu.

— Par la Mère de toute chose, souffla Daniel, subjugué. Une maison ? Ici ?

— Elle est dans un sale état, observa Jeff, soudain anxieux.

Le bois pourri craqua sous le poids d’Ilas, menaçant de s’effondrer. Aussi fut-il soulagé de mettre le pied dans l’allée boueuse qui s’étendait depuis le ponton jusqu’à l’entrée de la maison. Une clôture en piteux état fermait le domaine, agrémentée d’une petite pancarte fichée au pied d’un aulne mort.

En dépit de cet avertissement, Ilas poursuivit sa progression. Les autres commencèrent à lui emboîter le pas et se retrouvèrent bientôt à quelques mètres seulement de la porte d’entrée à double battant. Les deux étages de l’immense manoir dominaient les membres de l’expédition de toute leur hauteur. Leur peinture blanche s’écaillait sur le bois sombre, comme une mue rongée par l’humidité. Quant au porche, il pourrissait à vue d’œil et ne semblait tenir que par miracle. Malgré son mauvais état, la maison régnait sur cet endroit, veillant avec majesté sur tout ce qui s’y trouvait.

— Ce manoir… il pourrait sortir tout droit d’Asgartha, pensa Thaïs à voix haute, troublée par ce qu’elle voyait. Vous croyez que quelqu’un a pu venir jusqu’ici, et y bâtir sa maison ?

Elle s’arrêta pour se répondre elle-même.

— Non… ce… ce n’est pas possible. Ce serait complètement insensé.

— Si c’est le cas, alors ça fait un moment, conjectura Ilas qui, bien qu’accoutumé à la démesure des bâtisses Asgarthiennes, ne pouvait masquer son impression. Regardez-moi tout ça.

Les nombreuses fenêtres de la façade principale, altérées par le temps, avaient viré au jaune. Mais peut-être s’agissait-il seulement d’un reflet malicieux du soleil ocre, qui se reflétait aussi dans l’eau du lac où flottaient quelques nénuphars endormis. Ils n’en eurent aucune certitude.

— Ça n’a pas l’air habité, jugea Ilas. Allons y jeter un œil.

Avant que les autres aient pu donner leur avis, il gagna la porte d’entrée d’un air déterminé.

— Ilas ! Mais qu’est-ce que vous faites ? s’affola Daniel à mi-voix. N’entrez pas là-dedans, c’est peut-être dangereux !

Mais le capitaine ne tint pas compte de son avertissement. Au contraire, il les incita à le rejoindre d’un geste de la main. Malgré ses réticences, le reste de la troupe s’empressa de le suivre. Jeff remarqua alors une petite plaque de cuivre vissée au mur. Quelque chose y était inscrit.

— Domkurica ? lut-il sans comprendre.

— Ce doit être le nom de cette maison, supposa Thaïs.

Elle s’intéressa de plus près à la gravure.

— C’est… étrange. Les caractères utilisés, comme pour la pancarte là-bas, ce sont presque les mêmes que dans le reste de la Reida, fit-elle remarquer, perplexe, attirant aussitôt l’attention de Daniel.

Une sonnette pendait juste devant, à l’extrémité d’une chaîne métallique. Ilas la saisit et la tira sans se poser de questions. Après un cliquetis, une cloche au son lugubre retentit quelque part dans le manoir. Son timbre fit vibrer les fenêtres, provoquant un déluge de poussière qui tomba de part et d’autre du porche. Ils patientèrent là une bonne minute, mais personne ne vint ouvrir.

— Bien, lâcha finalement Daniel, rassuré. À présent que nous sommes sûrs qu’il n’y a personne, nous pouvons peut-être repartir ?

— Non, objecta calmement Ilas.

Il contempla quelques secondes Azaïga, toujours inerte sur son brancard, et reporta son attention sur Daniel :

— Il y a peut-être de quoi la soigner à l’intérieur, avança-t-il. Nous devons vérifier.

Thaïs acquiesça, mais Jeff et Daniel semblaient toujours aussi peu disposés à entrer. Il n’en fallut cependant pas plus pour qu’Ilas actionne la poignée à moitié rouillée et pénètre le premier dans la vaste demeure.

Une forte odeur de moisi imprégnait le grand vestibule obscur. Elle leur bondit au visage, attendue mais tout de même désagréable. Le crépuscule, filtrant par la porte ouverte, révéla un vieux parquet ainsi que des lambris encore cirés. Le lustre poussiéreux, juste au-dessus de leurs têtes, menaçait de se décrocher à tout moment, si bien que Thaïs, qui manœuvrait avec Jeff pour faire entrer le brancard, préféra éviter de passer dessous. Daniel, juste derrière, s’approcha d’un guéridon sur lequel on avait posé un grand vase empli de fleurs sèches.

— Vous avez vu quelque chose ? l’interrogea Ilas.

L’ecclésiaste ne répondit qu’en s’emparant d’un chandelier, abandonné près du vase. Il s’y trouvait également des allumettes, grâce auxquelles il en alluma les bougies avant de le brandir. La lumière leur dévoila deux portes aux gonds vétustes. Abandonnant ses compagnons dans le vestibule, Ilas poussa celle qui s’ouvrait sur un salon fastueusement meublé. Le plancher grinça sous ses pas. Les lambris, qui n’avaient pas non plus été épargnés par l’humidité, s’étaient gondolés d’une curieuse façon. Le capitaine les effleura du bout des doigts, puis porta la main à son nez, écœuré par l’odeur de pourriture.

— Répugnant, marmonna-t-il avant de s’essuyer sur son pantalon.

Daniel approcha, révélant un escalier sur la gauche dont les marches filaient jusqu’à un palier, au premier étage, en surplomb du salon.

— Il y a peut-être une salle de bain, ainsi qu’une armoire à pharmacie là-haut, supposa-t-il.

Ilas approuva même si, pour l’heure, il continua d’explorer le rez-de-chaussée. Si le propriétaire des lieux avait laissé un remède dans les parages, il préférait mettre toutes les chances de leur côté et ne négliger aucun recoin. Passant près de trois divans en cuir très abîmés, disposés autour d’une vieille cheminée cendreuse, il se dirigea vers un buffet. Ses portes poussiéreuses étaient hélas fermées à clé.

— Putrailles ! Des canapés ! s’enthousiasma Jeff lorsqu’il les remarqua.

Le télégraphiste, qui soutenait toujours le brancard d’Azaïga avec Thaïs, se précipita dans le salon, entraînant de force sa partenaire. Là, ils combinèrent leurs efforts pour déposer délicatement la jeune femme dans l’un des divans. Une fois leur tâche accomplie, Jeff parut exténué. Il s’affala dans un autre canapé en soupirant de contentement, puis balança son sac contre un vaisselier dont le contenu bringuebala sous le choc.

— J’ai connu mieux, mais après tout ce temps, ce n’est pas si mal, estima-t-il en massant ses bras endoloris.

Les mains libres, Thaïs en profita aussitôt pour inspecter la pièce au côté d’Ilas, dont l’attention fut finalement accaparée par deux vitrines jaunies. Leur contenu l’intrigua. Des dizaines de poupées de chiffons et de figurines en argile, toutes plantées de centaines de petites aiguilles rouillées, semblaient s’y dévisager les unes les autres. Parmi cette macabre collection, Ilas remarqua aussi un crâne percé d’un trou tandis que dans le meuble jumeau, sept minuscules têtes réduites considéraient leur intrusion d’un air sinistre.

— Daniel, Thaïs, vous vous y connaissez en trucs louches ? les apostropha-t-il sans arriver à détacher son regard de ce diorama macabre.

Intrigué, l’ecclésiaste haussa un sourcil. Il approcha, mais avant d’avoir pu examiner la chose, un étrange feulement perturba le silence austère. Sous le coup de la surprise, tous levèrent la tête. Cela provenait de l’escalier, juste au-dessus d’eux. Deux yeux dorés les épiaient, ceux d’un chat noir prêt à attaquer. Le poil hérissé, l’animal faisait le gros dos au côté d’une femme sans âge, plutôt svelte et élégante malgré son air pincé. Lorsqu’il l’aperçut, Ilas eut un mouvement de recul en remarquant le fusil de chasse qu’elle braquait sur eux. Contrairement à ce qu’ils avaient tous pensé au premier abord, le manoir était à l’évidence toujours habité et la maîtresse de maison ne semblait pas apprécier leur intrusion. Raide dans son tailleur rouge vif, elle les dévisagea les uns après les autres, sans bouger.

— Qu’Arhnam la toute puissante nous protège, bredouilla Jeff, pétrifié au fond de son divan.

La situation s’était tendue d’un coup, et même Ilas retint sa respiration. Le chat aux yeux d’or gronda une nouvelle fois. Il se ramassait, sur le point de bondir, quand la femme les interpella sèchement :

— Qui êtes-vous et que faites-vous dans ma maison ?