Prologue
Un homme encapuchonné entra dans la taverne, les épaules drapées d’une longue cape de voyage. L’atmosphère, alourdie par les effluves de sueur et de mauvaise bière, était écœurante. On fumait l’opium ici. Son odeur entêtante enivrait quiconque la respirait, mais pas cet étranger. Il marchait d’un pas décidé. Ses bottes résonnèrent sur le parquet usé et un silence de mort imprégna la salle. Les regards convergeaient vers lui, emplis de défiance, parfois d’animosité. Mais pour autant, personne n’osa agir. On se contenta de l’observer, dans l’ombre, tandis qu’il approchait. Quelque chose, chez lui, incitait à se tenir tranquille. Les fauteurs de trouble eux-mêmes préférèrent s’abstenir de toute provocation.
— Ce sera quoi l’étranger ? demanda le tenancier d’une voix forte.
L’homme ne répondit pas immédiatement. En réalité, il ne répondit pas du tout, si ce ne fut un soupir presque inaudible. Sous sa capuche, ses yeux à l’éclat turquoise, presque électrique, balayaient les lieux en passant lentement d’un client à l’autre. Le tavernier aurait voulu répéter sa question mais sa bouche resta close. La singularité de son hôte le tétanisait comme un enfant effrayé. D’un regard impénétrable, l’individu perça la fumée et la pénombre crasseuse, puis son attention se fixa au fond de l’établissement.
Seul à sa table, un septuagénaire profitait d’une bière, servie dans une grande pinte. L’intrus fit un pas dans sa direction et le vieillard leva la tête. Il comprit qu’on était venu pour lui. Les lèvres pincées, il observa l’inconnu aux yeux bleus qui slalomait entre les tables en réajustant sa cape, l’air de rien. Soudain, un autre protagoniste pénétra dans la taverne, son fusil posé sur l’épaule. Sous les yeux attentifs du vieil homme, il échangea un regard entendu avec son complice avant d’avancer. Aussitôt, leur cible bondit de sa chaise. D’une seule main, il renversa la lourde table en bois. Le vacarme fut si soudain que les soûlards se retournèrent. Certains se levèrent, d’autres jurèrent en voyant le corps du vieillard se déformer. Un sinistre craquement se répercuta dans la pièce tandis qu’il filait le long du comptoir en crachant, tel un chat enragé. Sans ménagement, l’étranger au fusil épaula son arme et tira. Le vieil homme, ou plutôt la goule qu’il était devenu, stridula et grinça avec férocité. Touchée à l’épaule, elle fit volte-face, le visage méconnaissable, comme si on l’avait pressé dans un étau. Sa bouche, gueule informe à la mâchoire pendante, laissait paraître des crocs inégaux mais acérés.
— Dégagez de là ! beugla son assaillant à l’attention des spectateurs impuissants.
Bien que blessée, la bête s’agita frénétiquement avant de bondir vers lui. En une fraction de seconde, l’homme saisit son fusil par le canon, le fit tournoyer au-dessus de sa tête et abattit la crosse sur la tempe du monstre, qui alla s’écraser contre une table. Dans la panique, de nombreux clients quittèrent le bar en trombe. Les lieux se vidèrent en quelques secondes. Ne restèrent plus que les deux étrangers et le vieillard au faciès répugnant, monstruosité de la nature bien décidée à en découdre. Elle fit face au jeune homme, dont les yeux turquoise étaient braqués sur lui. Son corps décharné et noirâtre semblait contaminer tout ce qu’elle touchait. À son contact, le bois moisissait, l’eau croupissait, et tout ce qui était consommable pourrissait et rancissait à vue d’œil.
La créature s’élança alors toutes griffes dehors, la gueule grande ouverte. Loin de se laisser impressionner, son adversaire leva la main dans un geste vif et une onde bleutée jaillit de sa paume. La violence de l’impact projeta la bête contre le mur avec une telle force qu’elle retomba et ne bougea plus, inerte. Son attaquant avança prudemment jusqu’à elle. Tandis qu’il marchait, la peau de ses mains accrochait un éclat métallique. Il connaissait l’intelligence de ses ennemis. Après tout, ces choses-là avaient été humaines autrefois. Pourtant, ce soir-là, il se laissa surprendre. À peine se fut-il penché au-dessus du monstre que celui-ci rouvrit les yeux et bondit de plus belle, manquant de l’assommer avant de s’enfuir.
— Gamin ! Il s’échappe ! aboya l’autre en pointant du doigt le monstrueux vieillard.
Le chasseur aux yeux azur s’élança aussitôt à ses trousses. Devant lui, la chose dérapa sur le sol, qu’elle racla de ses griffes proéminentes. Elle renversa plusieurs meubles et se déroba par la sortie la plus proche, à l’arrière de l’établissement. Mais l’homme la pourchassait. Il pouvait sentir cette bête. Son odeur putride et corrompue était perceptible à des lieues à la ronde, tout comme cette sombre traînée qu’elle laissait derrière elle : sa présence délétère noircissait l’air sur son passage. Il la suivit à la trace, jusque dans une étroite venelle où même la lumière des lampions ne parvenait pas. La créature courait non loin devant lui. Elle semblait prise de panique, poussée dans ses derniers retranchements. En quelques enjambées, le jeune homme parvint à la rattraper et se jeta sur elle.
Un flot écarlate gicla dans la nuit. La gorge tranchée net, le fuyard tomba lourdement sur le sol, que sa propre substance inonda. Un souffle rauque s’extirpa de ses poumons puis ce fut fini. À peine essoufflé, l’étranger se redressa et une légère vapeur s’exhala d’entre ses lèvres avant de s’évanouir dans les airs.
Partie 1
Durant des années, j’ai gardé pour moi ce qui était parvenu à noircir à la fois mon cœur et mon esprit. J’ai longtemps senti les mots se mélanger et s’embrouiller dans ma tête pendant que je cherchais désespérément quelqu’un capable de m’aider. Quelqu’un qui aurait été en mesure de comprendre ce qui parasitait mes pensées, et pourquoi j’avais tant de mal à l’accepter.
Malheureusement, le monde a changé lui aussi. Les dieux sont rassasiés de toutes ces vaines prières qu’on leur adresse sans cesse. Je crains que cela ne soit que le début. Le début de quelque chose qui nous dépasse.
À travers cette lettre, j’ai tenu à t’expliquer tout ce qui m’a conduit là où j’en suis aujourd’hui, non pas pour que tu me pardonnes mais simplement pour que tu comprennes. Tu verras sûrement cette rétrospective comme une forme d’exutoire, et tu auras sûrement raison… Personnellement, j’y vois l’occasion de me replonger dans un temps désespérément révolu, un prétexte pour raviver quelques vieux souvenirs…
Chapitre 1 - Haut et Court

Liam fonça tête baissée dans la grande avenue centrale de Telemnar. Une légère brume froide noyait l’artère déjà très encombrée malgré l’heure matinale. C’était le jour du marché, il y avait foule.
— Poussez-vous ! rugit-il avec un grand geste de la main.
Sans ralentir, le jeune homme bondit par-dessus l’étal d’un maraîcher qui vociféra à son passage, effarouchant un groupe de jeunes femmes. Elles gloussèrent, tout comme l’armada de poules qui s’égailla en tous sens.
— Désolé ! s’excusa-t-il en tournant à peine la tête.
Fort heureusement, Liam était rapide et endurant. Ses bottes frappaient les pavés sans discontinuer. Il esquiva habilement les badauds, en poussa certains, et glissa même sous une charrette qui lui barrait le chemin. Il se releva, aussi leste qu’un félin, et poursuivit sa course effrénée. Devant lui, le fuyard jetait fréquemment des coups d’œil en arrière, espérant semer son poursuivant, mais Liam ne lâchait rien. Il ne devait pas se laisser distancer. Sous aucun prétexte.
— Arrête-toi ! Arrête-toi ou j’te jure que j’te ferai avaler tes dents !
Bien évidemment, la menace n’eut aucun effet. L’autre renversa plusieurs tonneaux derrière lui, convaincu que cela suffirait à le bloquer, ou au moins à le ralentir, mais le jeune homme se contenta de sauter par-dessus. Le vigneron auquel ils appartenaient brailla à qui voulait l’entendre une flopée d’injures particulièrement inventives. Les passants se retournèrent sur eux, outrés. Quelques-uns chutèrent après que Liam les ait bousculés, sans quitter sa cible des yeux. Par chance, l’homme qu’il poursuivait se retrouva coincé lorsqu’un groupe de clients, qui sortaient d’une échoppe, lui barra la route. Pestant, jurant, il se faufila parmi eux. Le jeune homme, quant à lui, dérapa sur les pavés humides et rétablit son équilibre de justesse tandis que le voleur bifurquait dans une ruelle sur la droite. Il ne le perdit pas de vue pour autant. Cette fois, la configuration du terrain allait jouer en sa faveur. Le fuyard courait comme un dératé, en ligne droite, piégé par l’étroitesse de cette venelle déserte.
— Attends mon gars, tu vas voir... susurra Liam d’un air déterminé.
Sur ces mots, il s’empara d’un gros melon sur l’étal d’à côté, et l’expédia de toutes ses forces. Le fruit lourd et dense frappa l’homme en pleine tête, à l’arrière du crâne.
— Hé ! T’as intérêt à payer pour ça ! éructa le marchand, furieux.
Il ne lui prêta pas attention car déjà, au bout de la ruelle, le fuyard se redressait. Il était hors de question de le laisser filer. Piquant un sprint, le jeune homme fondit sur lui pour le ceinturer. Le voleur ploya, pris par surprise, et ils roulèrent tous les deux au sol, où Liam le plaqua de tout son poids. Bien qu’haletant, il laissa un sourire victorieux effleurer ses lèvres lorsqu’il s’empara enfin du carnet, que l’homme avait glissé dans la poche arrière de son pantalon.
— Je peux savoir pourquoi t’as volé ça ? l’interrogea-t-il en reprenant son souffle.
L’autre gronda et couina de la plus étrange des façons.
— Allez, réponds !
La bouche grimaçante du voleur s’entrouvrit pour laisser échapper un rire rauque. Agacé, Liam le libéra et l’obligea à lui faire face en le saisissant au col. Mais lorsqu’il aperçut son visage, il ne put que lâcher sa prise, rebuté. C’était comme s’il portait un masque abominable dont les traits tombants et vieillissants juraient avec le reste de son corps, plus jeune. Quant à ses yeux, ils étaient veinés de noir, ce même noir qui cernait ses gencives putrescentes. Liam ne trouva rien à dire en l’observant, l’échine parcourue par un frisson d’effroi.
Autour d’eux, des curieux les observaient avec insistance, si bien que Liam se sentit gagné par le malaise. Il se releva donc puis tourna les talons avant de prendre le chemin du retour, abandonnant l’homme dont les yeux presque morts roulaient dans leurs orbites. Ainsi, après avoir pris soin de déposer une pièce sur l’étal du marchand de melons, le jeune homme quitta la place pour regagner le centre-ville d’un pas hâtif. Les passants se retournèrent sur son passage, les sourcils tantôt froncés, tantôt haussés. Le mécontentement sourdait dans la populace. Il s’excusa envers ceux qui lui décochèrent les regards les plus réprobateurs, puis se fraya un chemin parmi la foule. Tout en avançant, il ne put s’empêcher d’examiner la couverture en croûte de cuir du livret, soulagé de l’avoir récupéré des mains du voleur. Car pour sa première affaire, égarer d’emblée un tel objet aurait été fort dommageable.
À présent, il lui fallait rejoindre la somptueuse cathédrale qui trônait au cœur de la ville. Une fois arrivé, il franchit avec nonchalance les portes grandes ouvertes, et se dirigea vers le groupe qui déambulait dans la nef. Parmi les personnes présentes, un homme vêtu d’un complet veston gris le salua d’un signe de tête lorsqu’il approcha. C’était un cinquantenaire aux cheveux poivre et sel dont les yeux bleu pâle laissaient transparaître une certaine sagesse. Il s’agissait de Somaël Darrows. Son père adoptif et éminent cryptologue1.
Liam avait choisi de marcher dans ses pas en suivant son parcours exemplaire. Désormais fraîchement diplômé en cryptologie, il avait gagné le droit de l’assister dans ses travaux de recherche. Et quoi de mieux, à peine sorti de ses études, qu’une obscure affaire près de chez lui ?
— Alors ? s’enquit Somaël avec une certaine impatience. Tu l’as rattrapé ?
En guise de réponse, Liam lui tendit le carnet, puis alla s’asseoir sur l’un des bancs de la nef pour reprendre des forces. Il en profita pour attraper une bouteille d’eau à proximité dont il se servit pour s’humidifier le visage. Ses mains glissèrent d’abord sur ses joues et son nez droit avant d’arriver dans ses cheveux courts d’un noir profond. Il rouvrit les paupières, la peau encore parsemée de gouttelettes, et observa le professeur qui feuilletait le carnet avec une certaine circonspection.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta-t-il.
Somaël esquissa un sourire en levant les yeux vers lui :
— Assez surprenant ce livre, confia-t-il en l’agitant après l’avoir refermé. Il est codé d’une façon très particulière. As-tu pris le temps de le feuilleter ?
Liam se leva prestement en répondant par la négative. Il prit le carnet que lui tendait son père et l’ouvrit pour constater par lui-même ses dires. Une grimace étira ses traits lorsqu’il le consulta.
— Y’a rien d’écrit… maugréa-t-il, grincheux. J’ai couru un marathon et gaspillé un melon pour un bouquin vierge ?
Le professeur secoua la tête :
— Non, je ne crois pas. Je pense que nous avons affaire à une encre invisible, lui révéla-t-il en désignant de fines bandes plus claires que le reste du papier usé. Nous allons donc trouver le moyen de la révéler, puis de décoder ces pages, mon fils.
Liam acquiesça en examinant les environs :
— Bon, et pour le corps sinon ? On en est où ?
Somaël garda le silence. Avec une expression indéchiffrable, il lui fit signe de le suivre. Liam s’empressa de ranger le carnet dans l’une des sacoches qu’il portait à sa ceinture, puis accompagna son père jusqu’au cœur de l’édifice. L’immense salle de pierre, froide et austère, subissait les rouages du temps et en portait les séquelles. Seules les arcades au plafond semblaient intactes, dominant les fidèles pèlerins qui fréquentaient encore les lieux.
Malgré les innombrables vitraux, une sinistre pénombre étendait ses voiles dans la majeure partie de la cathédrale. Plus loin, un petit attroupement s’était formé au milieu du chœur. À leur armure légère de couleur blanche, Liam sut qu’il s’agissait de gardes de la ville. Ils étaient quatre. Deux d’entre eux avaient le regard rivé sur les hauteurs. Les deux autres étaient agenouillés et analysaient quelque chose sur le sol. On avait dû les envoyer ici pour enquêter sur les circonstances du drame, même si Liam doutait de leur capacité à remarquer quoi que ce soit d’intéressant.
À son tour, il leva les yeux au ciel. Suspendu au milieu de l’édifice, le cadavre d’une femme le fixait d’un œil vitreux et ensanglanté. Son visage était violacé et son cou formait un angle étrange tandis que la corde qui avait servi à la pendre l’étranglait encore. La victime avait été retrouvée le matin même, sans vie, abandonnée à la vue de tous. La scène ne révélait rien d’autre. Rien en-dehors du petit carnet de cuir, négligemment abandonné aux pieds de la pendue, plusieurs mètres en-dessous. Perdu ou intentionnellement déposé, personne ne le savait.
Ce pourquoi Liam et son père Somaël étaient présents en ce funeste jour, à la demande expresse de la maire de Telemnar. Après tout, Somaël était l’un des plus grands spécialistes des affaires occultes de tout Meridian’s, même s’il ne se déplaçait jamais sur le terrain. Du moins en temps normal. Dans la région, ce genre d’événement étant excessivement rare, le professeur s’était empressé d’accepter. Ainsi, il en avait profité pour impliquer son fils. Et puis il y avait eu ce voleur, débarqué de nulle part. Personne ne l’avait vu arriver. Peut-être s’était-il terré au milieu des bancs de la cathédrale ? Quoiqu’il en soit, il avait pris tout le monde au dépourvu en dérobant le carnet avant de s’enfuir avec dans les rues de la ville. La suite, Liam la connaissait. Une histoire de cavalcade au marché et de melon.
— Tu as une idée du pourquoi ? demanda-t-il à son père tandis qu’ils observaient les gardes de la ville détacher le corps.
— Une idée de… ?
— De pourquoi ce type a voulu voler le carnet.
Le professeur haussa les épaules sans le regarder.
— Même si je ne doute pas qu’il ait eu une bonne raison de le faire, ce n’est pas ce qui attise le plus ma curiosité. Pour l’instant, vois-tu, j’aimerais surtout savoir ce qui a conduit cette femme au bout d’une corde, avoua-t-il en désignant la défunte au-dessus d’eux.
Bien sûr, Liam partageait ses interrogations. Mais pour autant, il ne pouvait s’empêcher de penser aux secrets que recelait ce calepin. Il avait forcément une importance cruciale. Il en aurait mis sa main au feu.
Il fallut encore quelques minutes pour que les gardes parviennent enfin à descendre la victime. Une fois au sol, Somaël s’approcha, son fils sur les talons. La première chose qu’ils constatèrent fut cette forte odeur putride qui enveloppait le corps. Aussi le professeur se couvrit-il le nez à l’aide d’un mouchoir en tissu. Liam, lui, utilisa sa manche, le cœur soulevé. Ils s’agenouillèrent malgré tout, désireux d’en savoir plus sur cette inconnue.
— C’est quoi ces marques-là ? voulut savoir Liam en désignant des zones noires qui rappelaient de larges hématomes charbonneux.
Somaël secoua la tête, lui aussi intrigué. Il reporta ensuite son attention sur le visage. Outre son aspect bleuté, ses yeux injectés de sang et les ecchymoses qui ceignaient sa gorge, Somaël réalisa à quel point cette femme était défigurée. À vrai dire, elle n’avait plus grand-chose d’humain. Liam s’y pencha à son tour et l’examina d’un œil attentif. Il frissonna devant cet abominable sourire, masque sanglant dissimulant une bien étrange mutilation : ses joues avaient été comme tranchées, depuis la commissure de ses lèvres jusqu’à ses oreilles. La chair semblait d’ailleurs plutôt déchirée que coupée. Sa mâchoire, quant à elle, dévoilait quatre canines aiguisées tandis que le reste de sa dentition déchaussée était hasardeusement implantée dans de sombres gencives. Elles-mêmes suintaient d’un sang épais et coagulé. Son nez, lui, semblait avoir fondu sur le cartilage, affligeant encore le portrait déjà peu humain de la malheureuse. Liam déglutit. La simple vue de ce cadavre puant lui retournait l’estomac.
— Ça sent fort la charogne, grimaça-t-il. C’est à se demander depuis combien de temps elle est morte...
Somaël ne dit rien, l’air énigmatique. D’un index, il effleura l’oreille gauche de la victime et leva le doigt à hauteur de leurs yeux. Liam remarqua la goutte de sang qui perlait au bout, légèrement visqueuse. Elle était parcourue d’un filet d’or teinté de noir.
— De l’Aura, souffla son père, fasciné. Si son sang en contient encore, alors cela ne fait vraiment pas longtemps, contrairement à ce qu’on pourrait croire.
L’Aura. Voilà un terme que Liam avait très souvent entendu au cours de ses études, sans jamais pouvoir en découvrir un aspect plus concret. Selon les plus grands savants de Meridian’s, il s’agissait de l’énergie du monde. Rien de moins. L’esprit de chaque être vivant en était constitué. L’Aura baignait toute chose, sans exception. Elle était même parfois la source d’énergie des dernières technologies mises au point sur le continent.
— Attends, pourquoi sent-elle aussi fort si elle est morte récemment ? questionna Liam en se frottant pensivement le menton.
— Sans doute à cause de l’Aura noire, supposa Somaël.
Liam grimaça, manifestement peu familier avec ce concept.
— L’Aura noire ?
Le professeur laissa échapper un rire nerveux tout en s’essuyant la main sur son mouchoir de poche, puis il entraîna Liam à l’écart pour discuter, trop incommodé par l’odeur nauséabonde.
— Oui. Comme tu le sais, on trouvera toujours l’Aura sous sa forme la plus pure dans la nature, soit dorée, lui expliqua-t-il. Il n’y a qu’au contact des êtres vivants qu’elle peut être corrompue et changer progressivement de nature et de couleur.
Somaël désigna le cadavre méconnaissable et poursuivit, comme s’il donnait un cours :
— L’Aura noire est donc créée lorsqu’un individu est souillé par le vice, le péché. On sait qu’au-delà d’un certain taux de cette Aura dans le sang, la personne devient ce que l’on appelle un Heldrazyn. Autrement dit, une abomination.
— Donc... L’Aura noire serait à l’origine de son... état ? conclut Liam en essayant de ne pas paraître trop naïf.
— Eh bien... Il faut y être sacrément exposé pour arriver à un tel niveau de corruption mais oui, c’est l’idée.
— Et comment c’est possible ?
— Je regrette mais je ne sais pas grand-chose à propos du fonctionnement de l’Aura noire sur le corps. J’imagine seulement que l’odeur putride fait partie des conséquences...
— Mais si c’est dangereux à ce point, on ne devrait pas s’en éloigner vite fait, là ? s’enquit Liam avec suspicion.
Somaël sourit, amusé.
— Non, rassure-toi. Il faut y être beaucoup plus exposé. Nous ne sommes pas directement menacés.
Liam soupira, soulagé, puis son regard s’attarda de nouveau sur le corps.
— Cette nana ne devait pas être un enfant de chœur alors…
Son père fit une moue.
— Pas nécessairement. Elle a aussi pu être infectée par un autre Heldrazyn, ce qui est d’ailleurs l’option la plus plausible dans le cas présent.
— Comment ça ?
— Eh bien, on pense que les Heldrazyns qui développent une infection spontanément ne s’en rendent pas toujours compte. À cause de leur métamorphose rapide, il est probable qu’ils perdent la raison avant même de comprendre ce qui leur arrive. En revanche, pour ceux qui se retrouvent contaminés, les symptômes apparaîtraient plus progressivement et leur état se détériorerait donc beaucoup plus lentement. Bien sûr, tout cela relève de la théorie.
— Donc en gros, quelqu’un qui se fait contaminer par un autre Heldrazyn tombe malade bien plus lentement que s’il avait développé l’infection… lui-même ?
— C’est cela.
Ne sachant trop quoi penser, Liam haussa les épaules.
— J’imagine qu’on en saura plus après examen de sa mort alors, pressentit-il.
Le professeur hocha la tête et son fils se laissa aller à ses réflexions. Cette histoire le fascinait autant qu’elle le dégoûtait. Il n’eut toutefois pas le loisir d’y songer bien longtemps car déjà, le groupe de gardes approchait. Vêtus de leur fine armure blanche, les quatre hommes imposaient un certain respect. Mais avant leur arrivée, Liam choisit de s’éclipser. Il salua son père d’un signe de la main avant de quitter la cathédrale. Plus jeune, il s’était attiré quelques ennuis avec les soldats. Des déboires qui avaient attisé sa crainte et sa méfiance à leur égard, aussi préférait-il les éviter autant que possible.
Une fois dehors, il sortit à nouveau le carnet à la couverture en cuir et l’étudia sous toutes les coutures, toujours aussi intrigué. Il fit quelques pas en tournant les pages vides d’un air absent, jusqu’à ce qu’il bouscule quelqu’un. La jeune femme, agacée, se retourna vivement en vérifiant d’une main que son chignon tenait bien en place. Il ne fallut pas longtemps à Liam pour reconnaître Layla, son amie de longue date.
— Liam ! s’écria-t-elle, le visage soudain illuminé. Quel plaisir de te voir !
— Tout le plaisir est pour moi, assura-t-il en la dévisageant malgré lui.
Ses yeux légèrement en amande, d’un vert de jade, contrastaient avec sa chevelure claire, somptueux mélange de blond et de blanc. D’ordinaire, elle ondulait avec grâce sur ses épaules mais ce jour-ci, ses longs cheveux étaient attachés, ne laissant échapper que quelques boucles soyeuses. Des taches de rousseur à peine visibles étaient éparpillées de part et d’autre de son nez fin et recourbé, comme une constellation d’étoiles à l’éclat adamantin. Layla ne l’avait jamais laissé indifférent. Il lui avait toujours trouvé quelque chose qu’il ne voyait pas chez les autres, un « il-ne-savait-quoi » qui faisait qu’en sa compagnie, le temps n’était jamais long. Leur amitié, vieille de plusieurs années, était l’écrin secret de sentiments que ni l’un ni l’autre n’osait s’avouer. En fin de compte, ils étaient tels deux papillons qui se tournaient autour, chacun n’osant pas vraiment s’engager vers l’autre.
— Où vas-tu de si bon matin ? Tu as l’air plutôt pressé, remarqua-t-il en profitant de cet intermède pour ranger le carnet dans l’une de ses sacoches.
— Je vais au conservatoire. J’ai encore quelques répétitions à faire avant le festival.
À présent qu’il voyait le petit étui de bois qu’elle portait en bandoulière, il ne put s’empêcher de trouver sa propre question idiote. Il s’agissait sans doute de son violon.
— Ah ! Tu feras l’ouverture finalement ?
— Absolument ! s’enjoua Layla. C’est une opportunité à ne pas manquer ! Et puis je sens que je vais m’amuser.
Au même instant, un tintement de cloche retentit. Celui de la tour horloge, visible en tout point de la ville. Prise par le temps, la jeune femme ne s’attarda pas davantage. Elle le gratifia d’un furtif baiser sur la joue avant de regagner la foule d’un pas gracile. Son parfum si singulier de myrtille et de lilas disparut avec elle, laissant Liam songeur. Finalement, il reprit sa propre route en s’efforçant de la chasser de ses pensées.
Telemnar resplendissait sous le soleil matinal. Ses rues pittoresques, vibrantes de vie, l’avaient toujours bercé. C’était ici qu’il avait grandi. Ici qu’étaient nées ses premières amitiés, ses premiers jeux, ses premiers pas. Il se revoyait à cette époque lointaine, enfant plein de vie déjà habité par le sens de l’aventure. Aurait-il seulement pu imaginer être un jour diplômé en cryptologie, prêt à prendre son destin en main ? À vingt-six ans, il était résolu à élucider tous les mystères qu’on lui mettrait sous le nez. À commencer par cette sombre affaire. Cette femme, difforme et pestilentielle, retrouvée pendue dans la cathédrale. Elle occupait toutes ses pensées, comme un mauvais diable surgissant de sa boîte sans crier gare.
Agité, Liam se fraya un chemin au milieu des badauds qui avaient allègrement envahi la grande avenue marchande. Le jour du marché attirait du monde, d’autant plus quand le beau temps était au rendez-vous. On se pressait, on papotait, on se promenait en profitant du soleil qui, peu à peu, réchauffait l’air. Mais Liam s’était mis en tête d’atteindre le Milathéa, une taverne qu’il affectionnait particulièrement. Il comptait étudier le mystérieux carnet là-bas, accompagné d’une bonne pinte de bière pour l’aider à réfléchir.
Ce calepin lui apporterait sûrement des réponses et il ne voulait pas attendre plus longtemps pour y jeter un œil. Bien sûr, il lui faudrait trouver le moyen de lui extirper ses secrets, mais heureusement, il ne manquait pas de ressources.
Il remontait l’avenue, pressé d’arriver, quand son regard accrocha quelque chose dans la foule. Une silhouette, parmi les passants. Il crut reconnaître le voleur qu’il avait coursé un peu plus tôt mais il n’eut pas le temps d’en être sûr : l’homme disparut subrepticement. Déconcerté, Liam se tint sur ses gardes un instant. Puis il hâta le pas en direction de la taverne.
Chapitre 2 - L’Aura’Flamme

Des éclats de voix. Des rires. La taverne du Milathéa était en liesse. Le vin et la bière coulaient à flot et nappaient les tables crasseuses. Les tabourets raclaient le plancher sous les applaudissements des badauds. Un joyeux vacarme qui animait les lieux depuis le lever du jour.
Néanmoins, cela ne semblait pas déranger Liam, qui s’évertuait à déchiffrer le carnet trouvé la veille, près de cette femme défigurée. Il avait apporté toute sa panoplie de produits révélateurs d’encres invisibles mais rien n’en sortait pour le moment. Chaque page restait curieusement et désespérément vierge. Ce n’était pourtant pas faute d’y avoir passé des heures entières. Il fut toutefois bien contraint de cesser ses recherches quand une sérieuse migraine lui étreignit le crâne. Une de celles dont il avait l’habitude, et qui lui ruinaient la santé. Il y était sujet depuis bien longtemps et malheureusement, cela n’allait pas en s’améliorant.
Par chance, son père avait réussi à lui dégoter un médicament assez puissant pour le soulager, remède qu’il gardait en permanence sur lui. Il attrapa donc l’une des sacoches accrochées à sa ceinture et en sortit une petite fiole contenant un liquide doré, qu’il but d’une traite. Cela fait, il se leva et quitta les lieux en prenant soin d’éviter les flaques de bière ou de vin qui jonchaient le sol çà et là. Il avait rendez-vous à la gare aux alentours de midi avec son meilleur ami Jack, parti deux ans plus tôt pour Haïrin. Là-bas, il avait eu la chance de pouvoir se perfectionner en tant qu’apprenti auprès de Kilios Van Léopold, le plus grand inventeur connu.
D’un pas nonchalant, Liam s’avança dans la rue déjà bien animée en cette matinée de fin d’été. Sur le moment, il eut quelques peines à réaliser qu’il avait effectivement passé tout l’après-midi de la veille en ces lieux, et qu’il s’était levé très tôt pour y retourner ce matin-là. Si Layla l’avait appris, elle l’aurait certainement pris pour un ivrogne en devenir.
À présent, il descendait l’avenue pavée, escorté par le bruit de ses bottes. La douce lumière du matin baignait la ville d’une lueur fraîche mais revigorante. Chaque rue, tendue de bâtisses de pierre blanche à colombages, semblait irradier sous ces premiers rayons de soleil. Il faisait bon vivre à Telemnar. Deuxième ville par ordre de grandeur à régner sur l’île d’Aia, elle était réputée pour son atmosphère paisible, cloîtrée au cœur des hautes collines de la côte ouest.
Chaque bâtiment, chaque maison, s’agençait dans le paysage d’une façon singulière mais toujours parfaite. Rien ne détonnait. Les toitures en pointe des plus anciennes habitations se mêlaient aux pitons de roche bleutée qui affleuraient sur les versants des reliefs. Plus bas dans la plaine, de coquettes maisons bourgeoises en bois clair s’enorgueillissaient de leurs façades finement charpentées. Cernée d’arbres millénaires embellis par de ravissantes guirlandes lumineuses, la place centrale rayonnait d’une multitude de rues où s’activaient de nombreux passants. Le marché, couvert d’une vaste toiture en bois sculpté vieille de plusieurs siècles, était un lieu incontournable. Liam considéra brièvement la foule qui s’agitait devant lui avant de s’y faufiler sans grande hésitation.
— Allons, messieurs dames ! Ce cuir est le meilleur, le plus robuste et le plus élégant qui soit ! Jeune homme, cette sacoche ne vous plairait-elle pas ?
Liam déclina poliment l’offre du marchand d’un signe de la main, puis esquiva habilement les appels de plusieurs autres qui vantaient eux aussi les mérites de leurs derniers produits. Sans trop se laisser distraire, le jeune homme quitta le marché, empruntant le large pont qui enjambait d’un seul bond le canal aux eaux vertes. De chaque côté, des lampadaires de métal cuivré crachotaient encore leur lumière dorée dans la lueur matinale, accrochant un éclat scintillant sur la coque lustrée d’une péniche qui passait par là. Il poursuivit son chemin en passant devant un vendeur itinérant de sucreries et friandises typiques de la ville, des douceurs que l’on ne trouvait qu’à Telemnar. Il franchit ensuite un arc de pierre, sorte de tunnel creusé dans l’un des bâtiments face à lui, et continua jusqu’à parvenir enfin à la grande gare. Coincée entre le théâtre et le quartier des restaurants les plus chics de la ville, elle offrait une splendide vision par sa façade immaculée ornée de fer forgé.
Une fois arrivé, Liam s’engagea dans le grand hall dallé de granit, croisant au passage quelques voyageurs pressés. Les lieux, incroyablement lumineux grâce à la grande coupole de verre qui s’ouvrait sur le ciel, résonnaient de leurs pas hâtifs et des coups de sifflet des cheminots. Alors un sourd grondement monta. Un train entrait en gare. La puissante locomotive tendue d’acier noir et de cuivre fila sur les rails en longeant un quai secondaire. L’épaisse vapeur que crachait sa cheminée envahit la gare qui d’un coup, se retrouva plongée dans une brume à l’odeur de charbon. Tout en l’observant, Liam alla s’installer sur un banc, au milieu des voyageurs.
— Neuf heures douze, souffla-t-il en fixant la grande horloge présente. On va dire que j’ai un peu d’avance…
Le jeune homme s’affala dans son siège, les bras croisés, puis ferma les paupières quelques secondes. La fatigue était telle qu’il se sentit rapidement partir. À moins que cela ne fut à cause de son médicament ? Toujours était-il qu’il ne souffrait plus de sa migraine et qu’une irrésistible envie de dormir l’étreignait. Après tout, il n’avait pratiquement pas fermé l’œil de la nuit. Étrangement, les bruits environnants l’apaisèrent. Sa respiration ralentit et il sombra sans même s’en rendre compte.
Un fracas métallique arracha Liam à sa torpeur sans pour autant le faire sursauter. Après un long bâillement, il entrouvrit ses paupières qu’il crut, un instant, collées à la glu. Un train s’était arrêté sur la voie principale et des dizaines de passagers en descendaient. La plupart se rendaient sûrement à Telemnar pour profiter de la fête qui s’annonçait. Ce fut là qu’il l’aperçut. Jack Ravencroft, fidèle à ses habitudes, était le dernier à poser le pied sur le quai. Il réajusta son boléro usé par-dessus sa chemise blanche, et remonta d’un doigt ses lunettes à fine monture cuivrée sur son nez étroit. Puis il se mit en route, la démarche enthousiaste malgré les lourdes valises qu’il portait à bout de bras. C’était sans compter les innombrables sacoches de tailles diverses qui pendaient à sa ceinture.
Lorsqu’il découvrit Liam, Jack s’immobilisa. Un grand sourire illumina son visage jovial. Les deux amis se rejoignirent d’un pas hâtif, puis se laissèrent aller à une accolade chaleureuse, heureux de se retrouver. Ce ne fut que lorsqu’il s’écarta que Liam constata à quel point son compère était chargé.
— Eh bien ! s’exclama-t-il. On ne peut pas dire que tu voyages léger !
— Quoi, ça ? C’est trois fois rien, lui révéla Jack. À peine la moitié de mes affaires ! L’autre moitié est restée là-bas.
Amusé, Liam s’empara d’un des sacs qu’il portait à l’épaule, ainsi que d’une malle. Quant à Jack, il reprit sa valise massive et ses autres bagages, puis ils marchèrent côte à côte, paisiblement :
— Bon, et ce voyage alors ? Il s’est bien passé finalement ?
— Oui ! À part que j’ai cru ne jamais en voir la fin ! souffla Jack. Et puis on a eu pas mal de problèmes à Rosaria, je ne te raconte même pas !
— Sûrement l’œuvre de ta poisse légendaire, non ?
— Sans doute, rit-il. Une chance que je sois finalement arrivé à bon port ! J’en remercie notre bonne Arhnam !
Liam pouffa en l’observant. Jamais il ne dirait pareille chose. Pour lui, Arhnam, cette déesse en qui tout le monde ou presque croyait, n’était qu’un ramassis d’idioties.
— Quoi qu’il en soit, je suis bien content d’être rentré, poursuivit son vieil ami. Même si c’était une belle expérience et que le professeur Van Léopold est quelqu’un de formidable. Je me suis entendu à merveille avec lui.
Liam dodelina de la tête tandis qu’ils sortaient de la gare. À l’extérieur, le soleil venait tout juste d’atteindre son zénith.
— Ravi que tout se soit bien déroulé, Jack, apprécia-t-il.
Ils passèrent à proximité d’une haute arcade en pierre blanche. À son expression, Liam eut l’impression que Jack redécouvrait la beauté de sa ville natale. Ils longèrent ensuite une superbe bâtisse de bois, édifiée à l’angle d’une rue, et ralentirent à l’approche de l’entrée. Une fois sur le perron, Jack attrapa son trousseau de clés et déverrouilla le loquet de la porte, qui s’ouvrit dans un grincement timide. D’une main, il poussa le battant et pénétra dans le hall. De la poussière s’envola sur son passage. Dans le noir, il tâtonna le mur à la recherche de l’interrupteur mais rien ne s’alluma lorsqu’il l’activa. Liam, posté un peu en retrait, fit un pas en avant pour déposer les sacs qu’il transportait sur le seuil.
— Pas de lumière ? s’étonna-t-il.
— Si, si, il faut juste réactiver le disjoncteur. J’avais oublié que je l’avais éteint en partant.
Sans rien ajouter, l’apprenti-inventeur sortit une petite pierre de sa poche. On aurait cru de l’ambre rouge à l’éclat vitreux. En son cœur, dansait une poussière d’or luminescente. Le jeune inventeur la serra sans forcer puis se concentra quelques secondes, les yeux clos. Une lueur se diffusa alors dans les veines de sa paume, jusqu’à ses doigts. L’instant d’après, un orbe lumineux lévita au-dessus de sa main. Il était relié à la pierre par un mince filament doré. Accompagné de son ami, Jack s’aventura dans la pièce en évitant adroitement les meubles, tables ou chaises qui se dressaient sur son passage. Liam avait longtemps éprouvé une once de jalousie pour ce que Jack était capable de faire. L’apprenti-inventeur était un de ces Aurimanciens doués du pouvoir de l’Aura. Il savait manipuler, bien qu’à un faible degré, l’énergie qui baignait Meridian’s. C’était peu de chose, mais Liam avait dû se faire à l’idée qu’il ne partageait pas cette chance.
— On dirait que ce petit tour te demande moins d’énergie qu’auparavant, observa-t-il en fixant l’orbe. Tu as appris d’autres trucs ?
Jack secoua la tête :
— Non. Je ne sais rien faire de plus qu’éclairer une pièce ou insuffler cette Aura dans mes inventions. À mon grand dam.
— Plains-toi déjà ! Assez peu de gens en sont capables.
— C’est vrai, ce n’est pas grand-chose mais c’est mieux que rien. Sans ça, je ne serais sûrement pas devenu inventeur.
Liam se garda de tout commentaire, même s’il partageait son avis. En silence, il s’écarta et s’attela à ouvrir les volets. Aussitôt, une belle lumière estivale entra, chassant la pénombre et révélant l’usure des lieux. Le parquet, en particulier, souffrait du manque d’entretien à en juger son aspect mat et rayé.
Sous cette luminosité nouvelle, Liam redécouvrit l’endroit, qu’il ne se souvenait pas si grand. L’atelier de Jack, tout en bois et colombages, s’étendait sur plusieurs mètres à la ronde. Tout au fond, s’ouvrait une antique cheminée dont la vitre noircie témoignait des nombreux feux vifs et crépitants qui l’avaient animée autrefois.
— Au fait, tu travailles sur quoi en ce moment ? le questionna Jack en posant ses affaires. J’imagine que ton père ne te laisse pas beaucoup de temps libre.
Liam, dont l’attention était absorbée par un cadre à proximité, prit quelques instants à répondre.
— Eh ben… on enquête sur une sombre affaire de suicide survenu hier.
— Vraiment ? s’étonna l’inventeur.
— Oui. Une femme. On ne sait pas encore de qui il s’agit, ni ce qui l’a poussée à une telle extrémité, mais mon père y travaille. Pour ma part, j’ai préféré me concentrer sur ceci...
Il sortit le carnet en cuir de sa poche et le tendit à son ami, sans omettre de lui confier les particularités de l’objet. Il ne lui cacha rien non plus de sa course poursuite effrénée avec l’homme qui avait tenté de le lui dérober.
— J’ai essayé de révéler les écrits avec tout ce que j’avais en magasin, avoua Liam en passant une main lasse dans ses cheveux. Malheureusement, je n’ai pas réussi. Alors si jamais tu as des idées, je suis preneur…
Jack acquiesça en feuilletant le petit livre d’un air intéressé :
— Est-ce qu’au moins on est sûrs que quelque chose y est bel et bien écrit ?
— Si ce n’était pas le cas, pourquoi ce type se serait donné autant de mal pour le voler ? protesta Liam.
— Oui, c’est vrai qu’on peut légitimement se poser la question… Mystère à résoudre, donc !
Liam acquiesça, ses iris noisette dardés sur la couverture usée du carnet.
— Dis-moi, reprit Jack en changeant de sujet, notre petite bouffe de ce soir est toujours prévue ?
— Bien sûr ! Mais Layla ne pourra pas nous rejoindre avant vingt heures. Elle nous retrouvera directement sur place.
Ravi, le jeune inventeur ne put effacer le sourire qui étira ses lèvres.
— Rozenn ne sera pas des nôtres ? demanda-t-il fébrilement, faisant mine de rien.
— Non, la bougresse a été prise en otage pour ranger le débarras avec ma mère. Elle doit bien s’amuser à l’heure qu’il est, ricana Liam, narquois.
Jack afficha un sourire mi amusé, mi peiné, sans doute déçu d’apprendre qu’il ne passerait pas la soirée en sa compagnie. Liam savait que son ami avait toujours éprouvé quelque chose pour Rozenn, sa sœur adoptive, mais peinait à en comprendre la raison. Ou plutôt, il le feignait. Il fallait dire que Rozenn était du même tempérament que lui, qu’il aurait sans hésiter qualifié de difficile, ou imprévisible, malgré sa bonté d’âme. Cela leur faisait une ressemblance de plus, au bout du compte. Car même si la jeune femme était la fille biologique de Somaël et Mérésis Darrows, tout le monde, à commencer par leurs parents, les avait toujours considérés comme des jumeaux. La faute à leur ressemblance fortuite et à leur date de naissance rapprochée. De fait, depuis leur enfance, tous deux avaient développé un lien particulièrement fusionnel.
Sans un mot, l’inventeur attrapa ses bagages et se dirigea vers l’escalier, situé tout au bout de la pièce. Liam lui emboîta le pas. Ils abandonnèrent l’atelier et traversèrent le large salon qui s’ouvrait à eux. De nombreuses bibliothèques, remplies de manuscrits en tout genre, couvraient le mur du fond. Devant la grande baie vitrée, un large télescope en laiton pointait vers le ciel. Divers objets à hélices, moteurs ou ailes de tissu issus de l’imagination débordante de l’apprenti-inventeur pendaient des poutres par le biais de solides ficelles.
Ses bagages défaits, Jack profita ensuite de l’après-midi pour remettre de l’ordre dans ses affaires, et présenter à Liam le fruit de ses deux années sur le continent. Le soir venu, tous deux prirent la direction du centre-ville pour rejoindre l’Aura’flamme, l’un des restaurants les plus appréciés de Telemnar.
Au détour d’une rue, ils repérèrent Layla qui patientait devant la somptueuse devanture de l’établissement. À ses pieds, une étrange créature ondulait sous ses caresses. Connu sous le nom de märajaun, l’animal incarnait le subtil mélange entre un lézard et un oiseau aux couleurs chaudes.
Lorsque Liam et Jack obliquèrent vers la jeune femme, son visage s’illumina et elle se précipita vers eux pour les enlacer l’un après l’autre, avec une force inattendue.
— Vous voilà enfin tous les deux ! s’écria-t-elle, folle de joie.
— Désolé pour le retard, on n’a pas vu l’heure passer. J’espère que tu ne nous attends pas depuis trop longtemps, s’inquiéta Liam.
Pour toute réponse, elle déposa un baiser furtif sur sa joue, ce qui le surprit.
— Lorsque je suis affamée, toute attente est bien trop longue ! répliqua-t-elle d’un air vorace.
Puis elle se tourna vers Jack, qu’elle enlaça une fois de plus. Le jeune inventeur lui rendit son étreinte en riant.
— Tu m’as manqué, Jack ! Ça fait du bien de te revoir. Telemnar n’est plus la même depuis que nous n’entendons plus les explosions dans ton atelier.
— Dans ce cas, tiens-toi prête car ça ne saurait tarder de nouveau ! garantit l’inventeur.
Dans une ambiance bon enfant, ils passèrent les portes de l’Aura’flamme. Aussitôt, une serveuse les accueillit. Elle les invita à la suivre et les guida jusqu’à leur table. Même s’il n’y avait pas encore grand monde à cette heure, ce qui était au goût des trois amis, une certaine effervescence se dégageait des lieux, due à la préparation de la soirée. Comme chaque jour, de nombreux clients étaient sans doute attendus.
Tout de bois décoré, le restaurant se démarquait avant tout par son atmosphère chaleureuse et conviviale. Accrochés aux poutres rustiques, des lampions jetaient un halo incandescent sur les tables rondes. On distinguait la flamme mystique qui brûlait en leur cœur à travers le verre. On pouvait également voir de curieuses petites créatures gravées et peintes dans le bois. Elles ressemblaient à s’y méprendre aux märajauns, comme celui qui gardait l’entrée du restaurant, à la différence que celles-ci tiraient davantage sur le lézard.
Les trois compères prirent place à la table qu’on leur avait réservée. Une fois installé, Liam remarqua aussitôt que les mêmes créatures avaient été gravées sur les couverts en argent.
— Dites, je ne suis pas très doué en zoologie mais… C’est un aléthéian ça, non ? interrogea-t-il en levant sa fourchette.
— On dirait bien, oui, confirma Layla avec un petit sourire. Oh, à ce propos Jack, tu n’en as pas vus sur le continent ?
— Si, précisément ! Il y en avait une petite colonie dans les falaises arborées de Talüne ! révéla-t-il.
— Tu as vraiment eu beaucoup de chance, s’exclama la jeune femme. Les voir en vrai est une bénédiction à ce qu’on dit.
— Je l’ai entendu dire, oui, admit Jack. J’ai même réussi à en toucher un ! Comme j’aurais aimé que vous soyez là pour voir ça…
Impressionnés, Liam et Layla le gratifièrent une fois de plus d’une même moue équivoque. Ils passèrent ensuite commande, puis profitèrent de la soirée, ayant tant de choses à se raconter qu’ils ne virent pas le temps défiler. Autour d’eux, la salle s’était remplie. Les discussions, ponctuées de rires ou d’éclats de voix, se mêlaient au rythme léger du violon et du piano qu’on jouait à l’extrémité du restaurant. En promenant son regard à travers la salle, Liam remarqua des jets de flammes provenant du comptoir. Ici, toutes les viandes, poissons et volailles, étaient cuits par le feu des märajauns. C’était une des particularités de l’Aura’flamme. Le jeune homme avait beau le savoir, il était à chaque fois fasciné par le ballet de ces petites bêtes dressées pour la cuisine.
— Sympa ces bestioles, hein ? lâcha Jack en notant qu’il perdait l’attention de son ami.
— Et on n’en trouve pas que dans les cuisines, laissa entendre Layla en faisant signe à Liam de lever les yeux au plafond, ce qu’il fit.
Un autre märajaun survolait la pièce et se posait de temps en temps sur les poutres de bois, juste au-dessus d’eux. À cet instant seulement, Liam remarqua la colonie tout entière, perchée un peu plus loin dans les hauteurs du restaurant. Ils étaient étonnamment silencieux. Leurs grands yeux jaunes et luisants fixaient l’ensemble des personnes présentes.
— Un de mes amis du conservatoire en a un, commenta Layla avec cet éternel enthousiasme qui la caractérisait. Et contrairement à ce qu’on pourrait croire, ils sont en réalité très dociles !
— En parlant de ça, tu es rentrée dans l’orchestre national finalement ou pas ? demanda Jack, curieux.
— Oui, acquiesça-t-elle. J’ai eu beaucoup de chance.
Liam reporta aussitôt son attention sur eux.
— Arrête de parler de chance, grincha-t-il. Tu es douée, admets-le.
Les pommettes de Layla se teintèrent de rose.
— Merci, Liam, murmura-t-elle en attrapant distraitement son verre de vin pétillant.
— Sans compter, ajouta-t-il, qu’elle a aussi été choisie pour jouer le solo de violon à l’ouverture du festival !
Impressionné, Jack s’empressa de féliciter la jeune femme, dont les joues s’empourprèrent un peu plus. Tandis qu’il s’épanchait en éloges, on leur servit desserts et café. La soirée se poursuivit sous les meilleurs auspices, jusqu’à ce que la fatigue commence à se faire ressentir dans le groupe. Autour d’eux, les lumières s’étaient tamisées. Les notes de musique s’élevaient toujours dans une élégante symphonie, façonnant cette ambiance relaxante de fin de soirée que les derniers clients du restaurant savaient apprécier.
Jack, qui ne cessait de bailler, finit par se redresser pour annoncer son départ. Il remercia ses amis d’avoir été présents à son retour, leur rappelant combien il appréciait leur compagnie, puis les laissa pour s’en retourner à son atelier. Liam et Layla le suivirent des yeux lorsqu’il partit, tous les deux heureux d’avoir retrouvé leur vieil ami.
— Jack… Il m’a manqué cet idiot ! souffla Layla.
— À moi aussi, confia Liam en observant distraitement le fond de sa tasse de café.
Layla garda le silence, son attention soudain happée par les märajauns présents sur les poutres non loin du bar. Leurs écailles brillaient d’un éclat violacé envoûtant, nappant d’une lueur améthyste la piste de danse sur laquelle quelques téméraires avaient osé se rassembler. Liam, lui, resta plongé dans ses pensées. Cette soirée, il l’avait attendue et elle s’était passée comme il l’avait espéré. Il en avait oublié tous ses soucis, tout ce qui lui prenait la tête depuis plusieurs semaines, y compris cet étrange carnet crypté.
— Liam...
À l’appel de son nom, murmuré avec douceur, il releva la tête. Layla avait posé sur lui ses iris verts, qu’il confondit un instant avec deux émeraudes étincelantes. Elle l’observait avec insistance, ce qui le mit presque mal à l’aise :
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’inquiéta-t-il malgré lui.
Pour toute réponse, elle lui désigna d’un signe du menton la poignée de musiciens qui jouaient au fond du restaurant.
— Si on dansait un peu ? Juste toi et moi, proposa-t-elle.
Liam accepta de bonne grâce malgré sa réticence. Layla ne lui aurait de toute façon pas laissé le choix. Elle lui avait déjà attrapé la main pour l’entraîner vers la piste, slalomant entre les tables. On les observa passer d’un air tantôt curieux, tantôt admiratif.
La danse était le domaine de Layla, bien plus que le sien. Il n’y connaissait presque rien quand elle en connaissait tous les secrets, à commencer par la façon dont il fallait se tenir. Ainsi, Liam se contenta de l’enlacer, posant l’une de ses mains sur sa hanche, puis se laissa conduire.
— Le temps de s’échauffer, pensa-t-il.
Cela amusa la jeune femme. Elle approcha ses lèvres de son oreille tandis qu’il calculait nerveusement chacun de ses pas.
— Laisse-toi aller, mais n’oublie pas que c’est toi qui devrais normalement mener la danse, lui glissa-t-elle.
Le jeune homme dodelina de la tête, embarrassé par son manque de pratique, et ils pouffèrent discrètement tous les deux en levant les yeux au plafond. Des guirlandes de lampions multicolores semblaient embraser les poutres au-dessus d’eux. Leur éclat se reflétait dans le regard de Layla, rehaussant son très léger maquillage et embellissant son visage angélique. Sous cette lumière, ses cheveux blonds paraissaient faits d’or blanc. Il ne put s’empêcher d’y plonger une main et d’apprécier ce contact, qu’il trouvait bien trop rare ces derniers temps. Leur parfum délicat de myrtille et de lilas l’enivrait. Liam se surprit à fermer les yeux alors que tous les deux, enlacés, tournoyaient lentement, captifs de cette valse onirique. Sans même s’en rendre compte, il se retrouvait à conduire sa cavalière au rythme mesuré du piano.
— J’imagine que tu pars après le festival ? finit-il par demander à sa compagne qui le dévorait des yeux.
— Oui, confirma-t-elle tristement. Je me rends à Almandrine où je dois donner quelques représentations prochainement.
Liam baissa les yeux. Les battements de son cœur, sourds, trahissaient les profonds sentiments qu’il nourrissait à son égard et qu’il ne parvenait pas à lui avouer. Layla s’en aperçut. Elle inclina légèrement la tête sur le côté, inquiète :
— Quelque chose ne va pas ? se soucia-t-elle.
— Non, rien. C’est juste… C’est juste que je pensais qu’après tout ce temps, toi et moi on finirait par s’installer quelque part. Peut-être pas forcément à Telemnar, ni même ici, sur l’île d’Aia, mais sur le continent, pourquoi pas ? Nous...
Il s’interrompit lorsqu’il réalisa qu’il s’empêtrait en de vaines paroles. Layla avait compris, c’était tout ce qui importait. S’il avait craint de la brusquer, il n’en fut heureusement rien. La jeune femme plongea son regard dans le sien. Doucement, elle déposa ses lèvres sur les siennes.
— Pourquoi pas, oui, chuchota-t-elle avec un sourire solaire. À dire vrai, j’avais espéré que tu me le demanderais bien plus tôt...
Liam haussa un sourcil, remontant en même temps sa main qui avait légèrement glissé sur la hanche de la jeune femme.
— Ah oui ? fit-il, intéressé.
— Oui, opina-t-elle en reposant sa tête contre son épaule. C’est amusant de découvrir à quel point tu es timide finalement.
Ils restèrent là un moment, perdus dans les bras l’un de l’autre, coupés du monde par la mélodie qui les berçait. Aucun d’eux ne dit mot. Liam était bien trop heureux pour penser à quoi que ce soit d’autre, savourant simplement ce moment partagé par celle qui avait su prendre son cœur. Le temps passa, les laissant indifférents au monde qui les entourait, jusqu’à ce que la jeune femme s’écarte à regret.
— Il se fait tard. On devrait rentrer, soupira-t-elle.
Le jeune homme approuva. Il se sentait exténué, mais l’idée de laisser Layla même pour la nuit lui déplaisait. Celle-ci parut lire et partager ses pensées. Ils quittèrent donc la piste de danse puis prirent le chemin du retour ensemble.
Chapitre 3 - Le deíclaste

Pris par le temps, Liam descendit la volée de marches en pierre blanche qui le menèrent dans la rue. L’esprit encore embrumé, comme à chaque lendemain d’une nuit trop courte, il jeta un dernier regard en arrière. Depuis la fenêtre du deuxième étage, Layla lui souriait, la mine rosie. Il la salua d’un signe de tête avant de partir en direction de la coupole, à l’autre bout de la ville.
Ce matin-là, son père adoptif, Somaël Darrows, donnait une conférence sur ses dernières découvertes en présence d’autres éminents chercheurs. Il en avait toutefois raté une bonne partie, et même s’il ne regrettait pas d’avoir passé la nuit avec Layla, cela l’ennuyait plus que de raison. Il hâta donc le pas, jusqu’à ce qu’une sensation désagréable lui saisisse les tempes. De fortes douleurs lui comprimèrent bientôt le crâne.
— Encore une de ces saletés de migraines, pesta-t-il en serrant les mâchoires.
Mais cette fois-ci, bien qu’il n’aurait su dire pourquoi, elle lui parut différente. Gêné par la foule trop dense qui allait et venait autour de lui, Liam se fraya un passage au milieu des gens et gagna la ruelle la plus proche, à l’ombre de l’artère principale. Là, il fouilla ses sacoches à la recherche de son médicament. Malgré le tremblement de ses mains, il réussit à déboucher la fiole dorée et se dépêcha d’en avaler tout le contenu, les yeux clos. Adossé au mur, il sentit un long frisson le parcourir tandis que l’étrange liquide s’écoulait dans sa gorge. En rouvrant les paupières, il eut l’impression de voir des silhouettes informes passer à proximité de lui avant de s’évaporer dans l’air. Il tenta d’accommoder sa vue en clignant des yeux, au lieu de quoi elle s’obscurcit et tout sembla soudain teinté d’un voile bleuté. Ce n’était pas la première fois qu’une telle migraine le faisait souffrir. Mais ce qu’il voyait-là, en revanche, ne lui était pas habituel. Pas plus que cette forme qui s’avançait rapidement vers lui. Avant qu’il ait pu réagir, on le plaqua brutalement contre le mur :
— Où est-il ? l’interrogea-t-on d’une voix menaçante.
— Quoi ? grimaça Liam.
— Le carnet ! Où est-ce que tu l’as mis ?
C’était l’homme de l’avant-veille. Celui qui avait essayé de le lui dérober.
— Je… Je l’ai pas avec moi, articula-t-il sous la pression de son assaillant. Et puis qu’est-ce que ça peut vous faire ? Il est si important que ça ce foutu carnet ?
La migraine de Liam commençait à s’estomper. Il voulut alors se défaire de l’emprise adverse mais en fut incapable. L’homme à l’étrange regard noirâtre ne le lâchait pas. Sa force semblait décuplée par la colère, à tel point que ses doigts se resserrèrent encore autour de son cou, comprimant ses artères.
— Cette femme travaillait sur le mal qui nous ronge ! beugla-t-il en désignant en même temps son visage déformé aux veines charbonneuses. Elle avait trouvé un remède. J’en suis sûr ! Tout est écrit dans son carnet !
— Non... Il… Il est… Vide, gémit Liam entre deux râles douloureux. Y’a... rien... dedans.
L’homme grogna, parcouru d’un spasme qui accentua encore la pression de sa main. Brusquement, deux silhouettes surgirent de nulle part et lui tombèrent dessus. Il ne fallut pas longtemps à Liam pour reconnaître les gardes de la ville. En un clin d’œil, ils maîtrisèrent son agresseur, qui se débattait comme une furie.
— Tout va bien mon gars ? s’enquit l’un d’eux.
Liam acquiesça tout en massant sa gorge douloureuse.
— Je ne l’ai pas vu arriver, expliqua-t-il. Il m’a littéralement bondi dessus...
Les gardes n’avaient pas besoin d’en entendre davantage, d’autant que le comportement agressif de l’individu en faisait une menace suffisante. Ils le mirent donc aux fers, puis s’éloignèrent sans rien ajouter. Liam, lui, resta là un moment, sans bouger. Ses mains tremblaient. Pourtant, il ne s’estima pas choqué. Seulement perplexe. Perplexe qu’un si petit carnet, dépourvu de la moindre note, puisse susciter tant de convoitise. Il lui fallait des réponses. Aussi hâta-t-il le pas en direction du campus.
Une fois à proximité, il foula la pelouse humide d’un pas pressé, jusqu’à atteindre le pied de la coupole centrale. Il poussa la porte des deux mains et fila vers l’amphithéâtre, où il entra à pas de loup. Il essaya de se faire le plus petit possible, désireux de ne pas déranger son père. Néanmoins, celui-ci le remarqua, et le salua d’un hochement de tête.
Nombreuses étaient les personnes venues assister à sa conférence. La salle n’était certes pas comble, mais Liam estima à vue de nez qu’elle était au moins remplie aux trois quarts. Il s’adossa au mur, attentif.
— Nous en arrivons donc à la partie traitant de l’Aura, enchaîna le professeur. Je suppose que peu d’entre vous connaissent réellement cette énergie malgré son importance dans le fonctionnement de notre univers.
Il se racla la gorge.
— L’Aura n’est ni plus ni moins que l’essence de notre monde. Elle coule autant dans notre sang que dans la sève des innombrables végétaux qui peuplent cette terre. Chaque personne ici présente en porte une quantité qui, bien qu’infime, n’en reste pas moins non négligeable.
L’assemblée demeura silencieuse, impatiente de l’entendre développer ses propos. Mais au lieu de poursuivre, il sortit un objet en forme d’œuf doré qu’il posa sur le bureau. Celui-ci s’ouvrit à la manière d’une fleur lorsqu’il l’activa. Immédiatement, un flot de particules dorées semblables à de la poussière d’or s’éleva dans les airs avant de s’évaporer aussitôt. Devant l’attention qu’on lui portait, le professeur afficha un léger sourire :
— Ceci, est la manifestation physique de l’Aura. La voir ainsi dans la nature est un phénomène rare, qui n’a occurrence que dans des lieux très spécifiques où l’Aura est présente en quantités importantes. Et ce notamment dans d’anciens champs de bataille ou dans des mines d’hémérites, ces gemmes chargées d’Aura.
D’un signe, il autorisa son assistant à actionner l’appareil posé sur la table, qui cracha alors une petite fumée blanche en s’allumant. Les engrenages roulèrent, et une image apparut sur le large mur du fond.
— Bien, je vous invite maintenant à observer cette photographie, prise par l’un de mes éminents collègues, en Ascandheim.
Liam ne comprit pas immédiatement ce que représentait ce cliché. On aurait dit un brouillard particulièrement épais, de couleur jaune d’or. Le professeur Darrows se positionna sur la droite, comme s’il voulait pouvoir désigner des éléments sur l’image.
— Ce que vous voyez là est un nuage d’Aura particulièrement concentré dont l’origine reste indéterminée, comme c’est le cas la plupart du temps, expliqua-t-il. Mais observez d’un peu plus près. Que voyez-vous ?
Une jeune femme au troisième rang prit la parole :
— Il y a une forme dans le brouillard. Comme si on voyait un homme…
— Exactement ! Il y a une silhouette dans ce brouillard et il y a fort à parier qu’il s’agisse d’un reflet de l’observateur. L’Aura a cette curieuse propriété. Elle peut agir comme une sorte de miroir et il n’est donc pas rare de la voir copier la forme d’objets environnants.
— Comme des mirages alors ? questionna quelqu’un d’autre.
Somaël dodelina de la tête.
— Oui et non. Ce que nous percevons est réel. Mais ce que je cherche à vous démontrer, c’est que l’Aura peut parfois nous révéler des images... Comme celle-ci, précisa-t-il en désignant une forme plus diffuse dans la nappe dorée.
Cette fois-ci, ce fut Liam qui prit la parole, trop intrigué par ce qu’il voyait :
— Ça ressemble à un bâtiment, non ? commenta-t-il.
Son père opina d’un signe de tête, ravi de son intervention.
— Oui. Très justement. Et ce bâtiment que nous voyons là, délimité par le nuage d’Aura, est un véritable mystère sur le plan scientifique.
Il marqua une pause. L’image changea. La suivante était un zoom de la photo précédente, dont l’accent était cette fois porté sur l’objet en question.
— Car voyez-vous, dans tout Meridian’s, nous ne connaissons aucun bâtiment de la sorte, doté de cette architecture complexe.
Des murmures s’élevèrent dans l’assemblée. Liam lui-même eut du mal à y croire. Pourtant, les faits étaient là.
— Et ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres que mes collègues et moi-même avons pu observer depuis des années, ajouta le professeur pour ramener le calme dans la salle.
Lorsqu’il eut de nouveau capté l’attention de ses pairs, il fit quelques pas dans l’amphithéâtre et continua :
— Une théorie, partagée par l’un de mes confrères, a été avancée par le professeur Kilios Van Léopold. Selon eux, il existerait une infinité de mondes reliés entre eux par l’Aura.
L’appareil qui projetait l’image s’éteignit brusquement. Son vrombissement s’évanouit, rendant sa quiétude aux lieux. Somaël balaya la pièce du regard avant de s’arrêter sur Liam.
— Qui nous dit que cette structure n’est pas l’image d’un bâtiment existant dans un autre monde ? Un monde différent du nôtre mais lui aussi baigné… Par l’Aura ?
Il se tut un instant, laissant chacun méditer sur ces révélations, puis esquissa un léger rictus :
— La réponse est sans doute là, sous nos yeux. Aujourd’hui, elle n’est que théorie mais demain… Demain elle sera une évidence.
Sur ces quelques mots de conclusion, il fit un pas en arrière en se frottant les mains :
— La conférence touchant à sa fin, je vous remercie pour votre attention.
Le professeur ne put réprouver une certaine satisfaction devant l’engouement que lui manifesta l’assemblée. Une fois que les applaudissements cessèrent, il prit quelques minutes pour répondre aux diverses questions qu’on lui posait. Liam, quant à lui, préféra sortir pour l’attendre devant l’amphithéâtre. Le professeur le rejoignit peu après, un porte-documents dans les mains.
— Tu as eu du retard ce matin, lui fit-il remarquer sans pour autant le lui reprocher. Une nuit agitée ?
Liam fourra ses mains dans ses poches en retenant un rictus amusé.
— On peut dire ça, oui. Tu veux que je te raconte ?
— Oh, ne te donne pas cette peine, ricana son père.
Liam ne put effacer son sourire en songeant à la nuit qu’il avait passée avec Layla. Il ne regrettait en rien sa décision. Leur relation avait enfin pu évoluer et il se sentait plus léger qu’à l’accoutumée. Ils marchèrent côte à côte dans le long corridor lambrissé. En remarquant l’air absent de Liam, Somaël décida d’amorcer une nouvelle discussion, curieux de connaître l’avis de son fils sur tout ce qui avait été abordé au cours de la matinée :
— Alors ? La conférence t’a-t-elle plu ?
— Oui, s’empressa de confirmer Liam. J’ai trouvé cette histoire de mirage stupéfiante.
— Et tu n’es pas le seul. D’autant plus que nos découvertes ne s’arrêtent pas là. Chaque jour, nous en apprenons un peu plus sur l’Aura et sur tout ce qui en découle. Même s’il reste encore beaucoup à étudier, je suis convaincu que nous sommes à l’aube d’une découverte majeure. J’en mettrais ma main au feu.
— C’est l’occasion de terminer ta carrière en beauté, affirma Liam.
— Oui. Ou une belle façon de commencer la tienne, lui glissa-t-il avec un clin d’œil entendu.
Ils échangèrent un regard complice. Dans celui de Somaël Darrows, luisait un mélange de fierté et de détermination.
— Tiens, en parlant de carrière, reprit-il. As-tu avancé dans l’étude du carnet ?
Liam secoua la tête, l’air contrarié.
— Non, pas vraiment, maugréa-t-il. Et ce n’est pas faute d’y passer du temps. La seule piste que j’ai vient du type qui a essayé de nous le voler. D’ailleurs, ce taré m’a sauté dessus ce matin. Il était plutôt à cran.
— Quoi ? Il t’a agressé ? s’inquiéta aussitôt son père.
— Oui et non. Ce gars est juste désespéré. Tout ce qu’il voulait, c’était le carnet. Il a dit que la femme qui s’est pendue travaillait sur les Heldrazyns et qu’elle avait sûrement trouvé un remède pour les sauver, remède qu’elle aurait consigné dans son carnet.
Somaël demeura pensif. Il tapota son menton qui, jugea Liam, aurait sans doute eu besoin d’un coup de rasoir.
— Mais en quoi cela pourrait bien l’intéresser ?
— Parce que ce type est lui-même un Heldrazyn, confia Liam. À un stade peu avancé, certes, mais il est bel et bien infecté.
— Je vois, opina son père. En tout cas, s’il dit vrai, je serais curieux de découvrir les travaux qui ont été rapportés dans ce carnet.
Liam était du même avis. Mais pour cela, il devait trouver le moyen de révéler les écrits dissimulés entre les pages de ce maudit calepin. Les deux hommes reprirent leur marche en silence, appréciant la quiétude des longs couloirs centenaires, jusqu’à ce que Somaël reprenne la parole :
— À ce propos, en parlant de la pendue, nous avons découvert son identité.
— Ah oui ? s’enquit Liam, soudain intéressé.
Le professeur s’arrêta. Les mains dans les poches, il jeta un regard vers le haut plafond mansardé de l’académie.
— Asaëlle Mandes, ça te dit quelque chose ?
— Mandes… grimaça Liam en fouillant dans sa mémoire.
Ce nom ne lui était pas étranger. Il était persuadé de l’avoir déjà entendu quelque part. Ou au moins lu.
— C’est une auteure, non ? tenta-t-il.
— Pas seulement, corrigea Somaël. Mandes est avant tout une exploratrice qui a passé sa vie à étudier les créatures aurées. Cette passion l’a conduite à rédiger quelques ouvrages dont le célèbre Démons et Merveilles de Meridian’s que tu connais sans doute.
Le jeune homme confirma sans se départir de son sérieux :
— Et comment avez-vous réussi à établir son identité vu l’état du cadavre ? Comment êtes-vous sûrs que c’est bien elle ?
— J’ai trouvé une carte d’embarquement dans sa veste, lui révéla posément son père. Comme bon nombre de touristes, elle a pris un navire pour venir ici.
— Ah oui, il fallait y penser en effet…
Le professeur afficha un sourire amusé sans rien ajouter.
— Passons à un autre sujet, si tu veux bien, enchaîna-il finalement. J’ai quelque chose d’important à te montrer.
Sur ces mots, il sortit une photographie de sa bandoulière, qu’il tendit à Liam. On y voyait le corps de Mandes. Et, dans sa nuque, une étrange marque à demi-dissimulée par la crasse.
— Un tatouage ? s’étonna Liam.
Somaël opina tout en se grattant brièvement la tête.
— Tout à fait, mais ce n’est pas n’importe quel tatouage.
Liam inspira profondément, absorbé par son examen du symbole. Dès qu’il réfléchissait ou qu’il se posait des questions, il avait toujours cette étrange manie de poser ses doigts sur la fine cicatrice qui fendait son sourcil gauche. Cette fois-là ne dérogea pas à la règle.
— Alors ? Ça ne t’inspire rien ? l’interrogea son père.
Liam secoua la tête mollement.
— Désolé mais… non.
Somaël lui prit le bras, l’obligeant gentiment à se remettre en marche avec lui, puis entreprit de lui exposer ce qu’il savait :
— On appelle ce symbole le deíclaste. À l’origine, il était surtout utilisé comme une sorte de signature codée par une poignée d’érudits. Ils l’apposaient au bas de leurs lettres ou de leurs messages pour éviter d’avoir à écrire leur nom.
— Pourquoi ? Ils étaient recherchés ?
— Pas vraiment, le détrompa son père. Disons plutôt qu’ils ne voulaient pas attirer l’attention sur eux. Meridian’s a longtemps été assez rétif au changement et à la nouveauté, si bien qu’à une certaine époque, il valait mieux ne pas être un érudit, si tu vois ce que je veux dire.
— Oui, je vois très bien. Et s’ils utilisaient ce symbole, c’est parce qu’ils faisaient partie d’un groupe ou de quelque chose dans le genre, je présume ?
Son père sourit, ravi qu’il pose la question :
— La Noranaï, cela te parle-t-il ?
Liam tiqua à l’évocation de ce nom. Pour l’avoir déjà rencontré un certain nombre de fois lors de ses études, entre autres dans de vieux livres, il savait de quoi on lui parlait.
— Oui, un peu, mais j’admets ne pas me rappeler grand-chose à ce propos. À part peut-être une histoire de crise et de pandémie…
— Tu n’es pas loin, le félicita Somaël. La genèse de la Noranaï a bien été consécutive à un événement dramatique survenu il y a bien longtemps.
— Un événement dramatique ? C’est-à-dire ? voulut savoir Liam, intrigué.
— En fait, de l’Aura noire se serait déversée en quantité et aurait provoqué une apparition massive d’Heldrazyns, la plus grande connue à ce jour. C’était une pandémie meurtrière dont l’origine demeure mystérieuse et incomprise, aujourd’hui encore. Pour pallier la catastrophe, ou au moins pour limiter au maximum les dégâts, ces hommes ont mis à profit toute leurs connaissances. Parmi eux, il y avait aussi de puissants mages et de grands guérisseurs.
Liam acquiesça, un peu dans le vague. Il songea au fait que de nombreux détails lui échappaient encore sur le sujet, et qu’il devrait probablement se plonger à nouveau dans les livres pour en apprendre davantage.
— J’ai quand même du mal à comprendre pourquoi ces gens devaient se cacher, surtout s’ils aidaient le peuple à gérer la pandémie… lâcha-t-il, circonspect.
— Oui, il y a de quoi s’interroger. Mais je m’y suis penché et la théorie la plus plausible, selon moi, est que le grand pouvoir de ces hommes aurait effrayé les mauvaises personnes. On les aurait alors accusés d’être à l’origine de la pandémie qu’ils s’efforçaient pourtant de stopper. Le peuple se serait ensuite retourné contre eux en criant au complot.
Liam ne pouvait qu’imaginer la situation et la panique qui en avait résulté. Dans les manuscrits, on disait que la Noranaï avait été dissoute, au cours de l’histoire. Peut-être que cela avait été consécutif à cette crise sanitaire. C’était du moins ce qui lui paraissait le plus probable. Toutefois, la présence de Mandes et de cet étonnant tatouage indiquait qu’elle existait peut-être toujours. Sans doute avait-elle œuvré dans l’ombre, et qu’elle s’était effacée des récits pour gagner secrètement en puissance. Pour quel dessein ? Liam n’aurait su le dire. Il n’aurait pas non plus juré que son père en savait quelque chose, si bien qu’il se garda de poser la question.
Somaël, à ses côtés, poussa un profond soupir, puis s’autorisa un sourire :
— C’est tout de même amusant de constater comment Mandes nous a apporté à la fois une preuve que la Noranaï s’est perpétuée dans le temps, et la confirmation que les Heldrazyns ont refait leur apparition.
— Surtout que les deux vont de pair visiblement, laissa échapper Liam en frottant pensivement son sourcil fendu.
Du coin de l’œil, Somaël jeta quelques regards à son fils qui marchait d’un pas léger.
— Dis-moi, reprit Liam après quelques secondes de réflexion. Je me demandais… Si la Noranaï s’est cachée, si elle a continué à exister jusqu’à aujourd’hui, ça ne serait pas au cas où l’Aura noire referait des siennes ? Peut-être qu’elle a mis en place un genre de réseau de surveillance ?
Le professeur fit signe que oui d’un ample mouvement de tête.
— Difficile d’en être sûr mais il est effectivement possible que la Noranaï se soit donnée pour mission de contenir les infestations d’Aura noire et d’étudier son fonctionnement. Elle a très bien pu déployer un véritable réseau à travers l’empire pour repérer les foyers d’infection.
— Si c’est vrai, je me demande bien comment ils ont pu faire ça… Il faudrait des milliers et des milliers de personnes à l’affût.
— Là-dessus, je n’en sais pas plus que toi, s’excusa le professeur avec un haussement d’épaules. Comme je te l’ai dit, elle comptait jadis un grand nombre d’Aurimanciens. Qui sait ? C’était peut-être grâce à eux ?
Liam se perdit dans le fil de ses pensées. Il n’aurait jamais suspecté qu’autant de choses puissent se passer en secret, loin de tout regard. Il songea aux habitants de Telemnar. S’ils venaient à apprendre que des gens se métamorphosaient à cause de l’Aura noire, que cela pouvait arriver à n’importe qui, les conséquences pourraient être catastrophiques. Il préféra ne pas imaginer la panique et la paranoïa qui s’installeraient. Mais pour tout mal, il y avait un remède. Du moins l’espérait-il. Une nouvelle question lui vint alors à l’esprit.
— Il y a quand même quelque chose qui me chiffonne. Si Mandes avait découvert un remède, pourquoi ne l’a-t-elle pas utilisé sur elle ? Pourquoi aurait-elle préféré se pendre ? Et puis comment s’est-elle retrouvée infectée ?
— Pour l’instant, nous ne pouvons pas affirmer que Mandes a spontanément développé la maladie, ou qu’elle a été infectée par la proximité d’un Heldrazyn. Si nos conclusions aboutissent à un suicide par pendaison, nous aurons la preuve qu’elle avait conscience de son état et qu’elle a donc été infectée par un tiers. Dans le cas contraire, comme je te l’ai déjà dit, elle aurait perdu la raison avant même d’avoir compris ce qui lui arrivait, et elle ne se serait pas donné la mort. Quant à l’idée d’un remède, au risque d’en décevoir certains, je ne crois pas que ce mal puisse être traité. Beaucoup s’y sont déjà essayés, sans succès.
— Ce qui expliquerait le geste de Mandes, si toutefois elle s’est bien pendue elle-même.
— Très probablement, oui.
Liam dodelina de la tête, pensif. Si son père disait vrai, il se demanda pourquoi cet homme qui l’avait agressé et qui avait tenté de voler le carnet était si sûr que Mandes avait trouvé un remède. Il allait interroger son père sur ce point mais se retint au dernier moment en songeant que ce voleur s’était sans doute fourvoyé, emporté par le désespoir.
— De toute façon, se dit-il pour lui-même, quand j’arriverai à le décoder, ce foutu bouquin, je saurai ce qu’il en est.
Le silence qui était retombé entre eux fut soudain troublé par le professeur lorsqu’il s’exclama :
— Bien ! Que dirais-tu d’aller manger un morceau ? Je crois qu’il est temps de se changer un peu les idées.
Liam haussa les épaules d’un air amusé, les mains au fond de ses poches.
— Pourquoi pas. Ça tombe bien, tes explications pompeuses m’ont ouvert l’appétit !
Somaël, loin d’être piqué au vif, ne tarda pas à entrer dans son jeu et rétorqua presque instantanément :
— Ravi de t’avoir rendu service, mon fils. Mais la prochaine fois, si tu as du mal à suivre, dis-le-moi et je prendrai la peine de bien articuler pour que tu comprennes.
— Sans façon, se gaussa Liam, faussement offusqué. Si y’a une chose que j’ai retenue de ton enseignement, c’est qu’il ne faut pas bousculer les personnes âgées.
Alors qu’il allait sortir, Somaël lui administra une tape derrière la tête. Un large sourire fendait son visage. Quant à Liam, il ne put retenir un ricanement amusé tandis qu’ils passaient tous deux la grande porte d’entrée de l’académie.
Chapitre 4 - Sang noir

À la manière d’un marionnettiste, Jack s’amusa à faire danser et virevolter l’Aura entre ses doigts gantés. Il l’admira au travers de ses larges lunettes de cuir et de laiton, tout en l’extrayant d’une hémérite, petite gemme à l’éclat ambré. Le filet d’or lévita au-dessus de sa paume, à l’image d’un charmant serpentin qui ondulait et glissait avec élégance. Le jeune inventeur l’insuffla à une petite sphère d’airain, surmontée d’une hélice qui s’activait au fur et à mesure. Quand la pierre fut entièrement déchargée de son Aura, la lueur qu’elle diffusait s’éteignit.
Alors Jack lâcha un long soupir et s’adossa à sa chaise, exténué. Ses lèvres esquissèrent un sourire victorieux, satisfait qu’il était d’avoir accompli cette dure besogne. Un peu plus loin, Liam travaillait aussi, installé à un bureau sur trépied. Il était penché au-dessus du carnet de Mandes, s’escrimant une fois de plus à tenter de lire ce qui devait y être inscrit. Mais à sa posture, Jack se douta qu’il n’avait pas dû avancer d’un pouce. Il allait prendre place à ses côtés quand Liam referma brutalement le calepin.
— Je suppose qu’il est inutile de te demander si tu as une piste ? devina-t-il, peiné pour son ami.
Liam secoua la tête.
— Oui, en effet, maugréa-t-il, bougon. Je crois que j’ai vraiment tout essayé…
— J’aimerais sincèrement t’aider mais malheureusement, je n’y connais vraiment rien.
— Ne t’inquiète pas. De toute façon, je crois que je vais prendre un peu de recul par rapport à ce stupide bouquin, décida Liam à contrecœur. Je commence à penser que je m’acharne pour rien.
De larges cernes venaient alourdir ses yeux, ce que Jack remarqua :
— Ce qui est sûr, c’est que tu as besoin de repos, affirma le jeune inventeur. T’as vraiment une sale tronche.
Liam jeta un bref coup d’œil à l’horloge antique, accrochée en face de lui.
— T’as raison. Il est temps de rentrer. D’autant que j’ai encore une de ces satanées migraines qui pointe…
Il s’étira. La fatigue lui arracha même un bâillement. Mais au moment de se lever, il se sentit pris d’un intense vertige qui le fit vaciller.
— Eh, ça va ? s’inquiéta aussitôt Jack en posant une main sur son bras pour l’aider à garder son équilibre.
Liam acquiesça, le visage crispé par la douleur grandissante qui lui ceignait la tête. Il fouilla ses sacoches à la recherche de son médicament mais ne le trouva pas. Il avait dû oublier d’en emporter. Agacé et rendu irritable, il frappa la table du poing sous le regard impuissant de Jack.
— Je vais regarder dans mes placards. Avec un peu de chance, tu en as peut-être laissé ici, le rassura l’inventeur en s’éclipsant. Ne bouge pas, je reviens tout de suite !
Liam s’assit au bureau de Jack, les mains plaquées contre son crâne. Elles étaient moites. La sueur commençait même à détremper ses cheveux d’ébène. Soudain, une forte pression lui serra l’abdomen tandis que ses poumons se comprimaient. C’était comme si un liquide chaud et visqueux remontait jusque dans sa gorge. Le jeune homme essaya de contenir la quinte de toux qui l’assaillait. Hélas, son corps semblait vouloir en découdre. Il toussa. Encore et encore, cachant sa bouche derrière ses mains. Lorsqu’enfin sa crise prit fin, Liam contempla ses paumes. Sa peau était entachée de sang, mais d’un sang si sombre et si épais qu’il s’apparentait à du goudron.
— Mais qu’est-ce que…
Sans attendre, il fila à la salle de bain et s’empressa d’ouvrir le robinet pour se nettoyer mains et visage. Son cœur s’affola à la vue de ce liquide noir qui s’échappait dans l’eau claire. Pris par un début de panique, il frotta plus fort et plus vite pour effacer toute trace de cette substance étrange. Il n’accepta de lever les yeux vers son propre reflet qu’une fois qu’il eut terminé. Mais là encore, il constata avec effroi qu’une épaisse goutte, tout aussi sombre, perlait de sa narine. Il l’essuya d’un revers de manche précipité au moment où Jack revenait. Alors il retourna auprès de lui, l’air de rien.
— Je suis désolé, s’excusa aussitôt l’inventeur. Je n’ai pas trouvé la moindre fiole ici. Mais j’ai peut-être…
— Te bile pas, Jack. De toute façon, il n’y a rien d’autre qui puisse me soulager, le coupa Liam. Je vais rentrer. Il doit rester quelques fioles dans la réserve, chez mes parents.
— Bon. Et t’es sûr que ça va le faire pour repartir ? Je peux te raccompagner si tu veux.
Liam déclina l’offre tout en s’emparant de sa sacoche, qu’il clipsa autour de sa taille avant d’y fourrer le carnet.
— Ça va aller, je te remercie, lui assura-t-il.
Jack peina à retenir une grimace soucieuse en voyant son ami partir. Sans un regard en arrière, Liam quitta vivement l’atelier, puis s’engagea dans la rue rendue grise par le ciel maussade. Celui-ci ne cessait de s’assombrir au-dessus de l’île. Le vent ne tarda pas à se lever également. Le jeune homme hâta donc le pas sans prendre garde aux pavés rendus glissants par la pluie. Dans la précipitation, son pied ripa sur l’un d’eux. Déséquilibré, il chuta lourdement. Sa sacoche entrouverte laissa échapper quelques affaires, dont le carnet de cuir qui vola à proximité d’un caniveau. En le voyant traîner ainsi sur le sol humide, Liam se sentit happé par l’anxiété. Il s’empressa de le récupérer mais au moment où il l’attrapa, de brefs picotements assaillirent ses orbites. Par réflexe, il se frotta les paupières. Cela ne dura pas plus d’une ou deux secondes. Toutefois, avant même qu’il ait eu le temps de se relever, une vague de fourmillements se répandit dans ses jambes et une fatigue brutale s’empara de lui.
— Qu’est-ce qui m’arrive encore ? gronda-t-il en s’efforçant de rester éveillé.
La pluie battait son plein. Elle commençait sérieusement à imprégner ses vêtements, qui ne le protégeaient guère plus du froid. Un long frisson lui parcourut l’échine. En rouvrant les yeux, Liam réalisa une fois de plus que quelque chose clochait. Sa vue, d’abord trouble, se teinta progressivement de noir et, très vite, il se retrouva plongé dans l’obscurité. Pris de panique, il rampa jusqu’à la fontaine qui ornait la place. Son cœur cognait fort dans sa poitrine, battant la mesure de la peur qui l’étreignait. À cet instant, il se sentit cruellement perdu en ce lieu qu’il connaissait pourtant si bien. Il s’agrippa de toutes ses forces au rebord de pierre en suffoquant, terrifié à l’idée de ne plus jamais recouvrer la vue. Subitement, tout se brouilla autour de lui. Il n’entendait plus le grondement de l’orage, ni ne sentait les gouttes de pluie couler sur son visage. Ses yeux voilés se fermèrent tandis qu’il s’effondrait dans une flaque d’eau, le corps alourdi par la fatigue. En quelques secondes, il sombra dans une profonde léthargie.
Le professeur Darrows s’assit face à la cheminée. Il regarda avec une certaine fascination le foyer qui crépitait d’un feu bleuâtre. Celui-ci ne dégageait pourtant aucune chaleur, mais sa lumière, elle, se révélait particulièrement vive. On devait un tel prodige à l’aubout, un arbre au bois bleu, endémique de l’est de Meridian’s. L’air songeur, Somaël observait ces flammes oniriques exécuter une danse endiablée sous ses yeux fatigués. Il se laissa bercer par elles, par leur charme envoûtant. Il piquait tout juste du nez quand une porte claqua, lui provoquant un sursaut. Mérésis Darrows venait d’entrer, un plateau en mains supportant deux tasses emplies d’un café blanc. C’était une spécialité de la cité enfouie de Slava qu’ils appréciaient tous les deux. Elle déposa le service sur la petite table basse avant de s’asseoir à ses côtés.
— Merci ma belle, souffla Somaël en attrapant sa tasse.
Il la porta à ses lèvres. Le liquide, épais et crémeux, était naturellement sucré et dégageait un subtil parfum de cacao et d’amande. Un breuvage dont il ne se lasserait sans doute jamais. Mérésis le gratifia d’un sourire affectueux, puis se blottit contre lui après avoir avalé son café d’une traite. La pluie battante frappait les vitres du grand salon pittoresque à un rythme effréné. Quant à la vieille charpente, elle grinçait sous les bourrasques incessantes du vent du nord.
Somaël se laissait aller à ses pensées quand la porte d’entrée s’ouvrit à la volée, laissant le vent s’engouffrer avec force. Le battant claqua contre le mur, faisant sursauter le professeur, qui manqua au passage de renverser sa tasse. D’un bond, tous deux se levèrent et accoururent :
— Jack ? Layla ? s’étrangla Mérésis.
Ils se précipitèrent vers les deux jeunes gens, qui venaient tout juste de passer le seuil en soutenant Liam dont la peau était aussi pâle qu’une fleur de muguet. En plus d’être trempés, ses vêtements étaient souillés par la boue.
— Mais... Qu’est-ce qui s’est passé ! voulut savoir Somaël, particulièrement anxieux.
Mérésis, plus en arrière, leur désigna la large table qu’elle venait de débarrasser avec ardeur.
— Mettez-le là, leur ordonna-t-elle, le souffle court.
Ils s’exécutèrent et l’allongèrent en prenant garde à ce que sa tête ne cogne pas contre le bois. Une profonde angoisse se lisait sur le visage de Mérésis.
— Que s’est-il passé ? demanda une nouvelle fois Somaël, d’un ton plus péremptoire.
Son regard bleu azur passa successivement sur Jack et Layla, tous deux incapables de lui apporter la moindre explication. Il exhala alors un profond soupir pour conserver son calme. Après un rapide examen, il constata que le pouls de son fils était bas et sa respiration faiblarde.
— Jack, l’interrogea-t-il abruptement. Il était chez toi aujourd’hui, non ?
Le jeune inventeur opina et voulut s’expliquer mais Somaël ne lui en laissa pas le temps :
— Sais-tu s’il avait son médicament sur lui ? L’as-tu vu le prendre ?
— Non, justement, il n’en avait plus. J’ai bien essayé de fouiller mes placards mais je n’avais hélas rien à lui proposer.
Malgré son calme apparent, le professeur Darrows bouillonnait intérieurement. Ses pensées filaient à vive allure dans son esprit.
— Il doit nous rester quelques fioles, intervint Mérésis. Je vais en chercher.
— Non, la contredit Somaël. Il faut en refaire. Tous les ingrédients sont dans le cellier. Tu te souviens comment on le fabrique ?
Elle fit signe que oui, suite à quoi ils répétèrent en chœur, chacun pour remémorer la recette à l’autre :
— Deux onces d’esprit de myrrhe, trois d’extrait aurifié de plumes de Sylfari et deux d’huile de mandragore à quatre pour cent.
Somaël acquiesça tandis que son épouse quittait la pièce. Il la suivit des yeux un instant avant de se diriger vers le buffet d’un pas vif. Un coffret en bois rouge y était posé, à la vue de tous.
— Qu’est-ce que vous faites ? le questionna Jack.
— Je viens de me rappeler que j’ai quelque chose de plus puissant que son remède habituel, lui expliqua le professeur en ouvrant la boîte.
Il en sortit une fiole biscornue, remplie d’un liquide doré qui paraissait danser lorsqu’on le secouait. Somaël y plongea une seringue et la remplit avec précaution. Puis sans perdre de temps, il la planta dans la cuisse de son fils, arrachant un sursaut à Layla. Dans un silence de mort, tous attendirent de voir Liam bouger, en vain.
— Peut-être devrions-nous appeler un médecin, suggéra finalement la jeune femme d’une voix tremblante.
Le professeur ne répondit pas, l’air plus grave qu’à l’accoutumée. Pendant de longues secondes, il ne se passa rien. L’anxiété de chacun s’accentua jusqu’à ce qu’un soubresaut anime enfin la cage thoracique de Liam. À la manière d’un diable jaillissant de sa boîte, le jeune homme se redressa en toussant fébrilement. Chaque quinte de toux lui arrachait une grimace tant la douleur était grande.
Dans un geste qu’il espérait réconfortant, Somaël lui pressa l’épaule en esquissant un sourire imperceptible. Même s’il se sentait soulagé, la situation ne l’enchantait pas outre mesure. Il récupéra la fiole vide et recula de quelques pas, pensif. Au moment de s’éclipser, son regard croisa celui de Jack qui, à l’évidence, semblait très intrigué par ce remède mystère d’une efficacité remarquable. Il suivit le professeur des yeux pendant une seconde avant de reporter son attention sur Liam, qui divaguait encore un peu. Le jeune homme peinait à réaliser qu’il ne se trouvait plus dans la rue, à la merci des éléments, mais bien à l’abri, au chaud.
— Eh bien, souffla Layla. On peut dire que tu nous auras fichu une belle frousse…
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquit-il d’une voix éraillée en se frottant le front.
— C’est plutôt à nous de te poser la question, rétorqua Jack en croisant les bras, l’air inquisiteur. Je savais que c’était une mauvaise idée de te laisser repartir seul ! T’avais vraiment pas l’air bien.
— Une chance qu’il ait voulu te rattraper, souligna Layla avec un froncement de sourcils.
Liam ne dit rien, peu réceptif à leurs reproches. Ses souvenirs étaient vagues. Il scruta les environs. Tout demeurait flou, à la fois étrangement sombre et teinté de bleu, même si sa vision se précisait au fil des secondes. Layla se penchait vers lui quand cet étrange effet se dissipa. Elle semblait inquiète. Ou bien était-ce de la curiosité ? Liam n’aurait su le dire.
— Attends, ne bouge pas, lui murmura-t-elle tout en prenant son visage entre ses mains.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
Jack parut subitement tout aussi intrigué.
— Tu… Tu as vu ses yeux ? l’interrogea la jeune femme.
L’apprenti-inventeur s’approcha un peu plus, sous l’œil perplexe de Liam.
— Hé, il y en a un de vous deux qui veut bien me dire ce que j’ai ? grogna-t-il en esquissant un mouvement de recul, l’air méfiant. J’ai une mouchette dans l’œil ? C’est ça ?
— Pas tout à fait, non, grimaça Jack. Mais il y a… Une lueur bizarre. Je ne saurais pas trop dire ce que c’est exactement. Comme si un anneau bleuté brillait autour de tes iris. C’est vraiment étrange.
— Qu’est-ce que tu me chantes encore, Jacky ? marmonna Liam, agacé.
Péniblement, le jeune homme gagna l’entrée d’une démarche fébrile, où un miroir ovale était accroché au mur. Il s’y contempla un bref instant. Une faible lumière, presque électrique, luisait dans ses yeux. Elle était si discrète qu’il était difficile de la discerner clairement, mais elle était bien là.
— Qu’est-ce que…
Somaël réapparut au même moment. Dans un réflexe, Liam se détourna aussitôt du miroir et rejoignit les autres. Jack et Layla reculèrent d’un pas pour laisser le professeur approcher.
— Monsieur, vous devriez regarder ça, lui conseilla Jack.
— Regarder quoi ?
— Ses yeux, précisa Layla. Il y a quelque chose. Comme un anneau étrange…
Somaël ne dit rien. Il se contenta d’observer. Son expression, d’abord indéchiffrable, vira rapidement à une moue que la jeune femme devina anxieuse. Finalement, il lâcha un soupir et ses épaules s’affaissèrent, ce qui ne fut pas pour rassurer Liam.
— Quoi ? Qu’est-ce que j’ai ? C’est grave ?
— Je n’en sais rien, s’excusa son père. En fait, j’ignore ce que c’est. Peut-être est-ce dû au sérum que je t’ai administré pour te réveiller ? Je dois avouer ne jamais avoir eu à l’utiliser jusqu’à aujourd’hui. Il est possible que cela soit un effet secondaire. Avec un peu de chance, ça ne durera pas.
— Avec de la chance ? s’offusqua Liam.
Le ton du professeur se teinta de réprobation :
— Je n’aurais pas recouru à ce sérum si tu n’avais pas omis de prendre ton médicament, asséna-t-il, cinglant.
— Attendez, intervint Jack. Je croyais que c’était pour soigner tes migraines que tu prenais ce traitement ?
Layla se tourna vers Liam, hébétée :
— Pourquoi tu ne nous as jamais dit que c’était si grave ?
— Parce que je ne le savais pas moi-même, se défendit-il.
Il adressa un regard lourd de reproches à son père, qui secoua la tête :
— Ne sois pas ridicule, ce n’est pas si grave, le rassura-t-il. C’est juste une crise passagère, probablement due au surmenage. Un peu de repos et tout rentrera dans l’ordre.
Il se tourna ensuite vers Jack et Layla :
— D’ailleurs, vous devriez rentrer tous les deux. Liam doit vraiment se reposer.
Ils opinèrent, peu convaincus mais devinant que c’était une façon polie de les congédier. Jack salua son ami tandis que Layla venait l’embrasser sur la joue. À son air, Liam comprit qu’elle n’était pas vraiment rassurée et que si cela n’avait tenu qu’à elle, elle serait bien restée plus longtemps. Toutefois, ni elle ni Jack n’osèrent contrarier le professeur Darrows. Ils s’éclipsèrent donc sans rien dire et Liam reporta son attention sur Somaël. Ce dernier venait de se poster devant la baie vitrée, les mains jointes dans son dos. Ses yeux pâles fixaient les nuages lourds de pluie qui tapissaient le firmament.
— Et sinon ? tenta-t-il. Tu comptes m’expliquer ?
— T’expliquer quoi ?
— Je ne sais pas... Commençons par ce truc que tu m’as injecté par exemple.
Somaël serra les mâchoires puis se tourna vers lui. Il s’apprêtait à lui répondre quand il remarqua l’étrange anneau turquoise dans les yeux de son fils : à présent, il était parfaitement visible, comme s’il s’était élargi depuis son apparition.
— Ce sérum… commença-t-il à contrecœur, est un puissant neurotransmetteur conçu à partir d’or liquide, de sang d’érythide et d’extrait de rose de serpent.
— Et comment t’as eu ça ? s’étonna Liam. Comment t’as su que ça allait marcher ?
— Cela fait longtemps que j’en ai en réserve, avoua-t-il. Quand tu étais enfant, tu as fait une crise similaire, quoi que moins forte. Je t’avais alors emmené voir un Aurimancien guérisseur. Un nomade qui vivait sur l’île. C’est lui qui m’en a donné une fiole.
Liam ne fit aucun commentaire. Il avait toujours eu ces problèmes de santé, du moins aussi loin que remontait sa mémoire, et même s’il n’en avait jamais vraiment souffert jusqu’à maintenant, il ne pouvait s’empêcher de se demander pourquoi il y était sujet.
— Mais rassure-toi, nous finirons bien par trouver ce que tu as, lui promit son père. Crois-moi, la réponse est là, quelque part.
Liam eut l’impression que son père lui cachait quelque chose mais le professeur ne semblait pas décidé à aller plus loin dans ses confidences. Entre ses migraines, ses visions et ce sang étrangement sombre qu’il avait découvert à l’atelier de Jack, Liam commençait à se demander s’il n’était pas atteint d’un mal inconnu. Quelque chose lié à l’Aura noire. La crainte d’avoir été infecté d’une façon ou d’une autre vint le ronger. Peut-être par l’homme qui avait essayé de lui voler le carnet de Mandes par exemple ?
— Ça n’a pas de lien avec l’Aura noire, hein ? balbutia-t-il, anxieux.
— Non, tes problèmes de santé ne datent pas d’hier. Si c’était lié à l’Aura noire, il y a longtemps que tu aurais développé l’infection. Tu n’as pas à t’en faire sur ce point.
Malgré les paroles rassurantes de son père, Liam ne se libéra pas de cette angoisse.
— Tu devrais aller prendre un bain et mettre des vêtements secs avant d’attraper froid, lui suggéra Somaël.
Liam baissa les yeux sur sa tenue, réalisant seulement à cet instant à quel point ses vêtements étaient sales et mouillés. La pluie diluvienne l’avait trempé jusqu’aux os.
— Le carnet de Mandes ! se rappela-t-il subitement.
Il croisa les doigts pour que l’eau n’en ait pas imbibé toutes les pages. Elles avaient beau être vierges, il restait convaincu qu’elles dissimulaient les réponses à ses questions. Il lui fallait juste plus de temps pour les découvrir.
Il s’empara de sa sacoche et en extirpa le carnet. Par chance, celui-ci avait été épargné par la pluie. Seule la couverture était légèrement humide. Liam en parcourut quelques pages. Le papier lui parut tout à coup plus épais que la dernière fois qu’il l’avait examiné. Ce n’était néanmoins qu’une impression. En réalité, une sorte de faible aura semblait en émaner. Une aura qu’il ne découvrait que maintenant.
Sous ses yeux stupéfaits, des sigles, des symboles, et des runes se révélèrent enfin à lui. Des centaines, peut-être des milliers de notes manuscrites apparurent, cernées d’un halo bleuté. Quelque chose était bel et bien écrit dans ce carnet. Mais avant qu’il ait pu s’y intéresser, Somaël s’approcha et le lui prit des mains. À sa tête, Liam devina que son père restait incapable de les voir.
— Je vais garder ça. Tu dois te reposer, même si je sais que tu meures d’envie d’étudier ce carnet, déclara-t-il sur un ton irrévocable.
— Tu permets que j’y jette juste un…
— Certainement pas, l’interrompit le professeur en tenant le calepin hors de la portée de son fils.
Liam laissa retomber son bras en se renfrognant. Le visage de Somaël se détendit et il retrouva son habituel sourire légèrement amusé :
— Tu auras tout le temps de t’y intéresser à nouveau demain, promit-il. Mais pour l’instant, je compte sur toi pour prendre une douche et dormir un peu. Tu en as besoin.
— Quoi, tu comptes m’apporter un biberon aussi ?
— Si ça s’avère nécessaire, oui. Du lait au miel, ça t’ira ? Ou bien à la fleur d’oranger ?
Le jeune homme eut l’impression qu’on le prenait pour un enfant. Mais contraint et forcé, il consentit à obéir tandis que son père quittait le salon, sans se départir de son sourire. En temps normal, Liam aurait davantage protesté. Mais à ce moment-là, il ne pensait qu’au carnet de Mandes. À ces pages vierges désormais couvertes d’écritures. Des écritures qu’il était manifestement le seul à pouvoir lire.
Chapitre 5 - Ceux qui hantent la nuit

Les feuilles du noisetier dansaient timidement sous la brise légère qui venait de se lever. Leurs silhouettes en mouvement, telles des ballerines d’ombre, exécutaient d’élégantes arabesques sur le mur de la chambre. Liam les observait depuis déjà quelques minutes, une certaine lassitude dans le regard. Il ignorait pourquoi mais il peinait de plus en plus à trouver le sommeil ces derniers temps. Cette nuit-là ne dérogea pas à la règle, si bien qu’il passa un bon moment à dénombrer les nœuds de bois dans la charpente du plafond, comme si cela avait eu une quelconque importance. De façon paradoxale, il se sentait incroyablement fatigué. C’était à se demander pourquoi il n’arrivait plus à dormir.
— Quatre heures du matin, soupira-t-il, les yeux fixés sur l’horloge face à lui.
Le carnet occupait toujours ses pensées. Son envie dévorante de l’étudier, de plonger dans ces écrits que lui seul semblait pouvoir lire, l’incita finalement à se lever. Mais une fois debout, toute son attention fut happée par un vieux cadre en verre qui lui renvoyait son reflet. Hypnotiquement, il s’en approcha pour s’examiner, une moue chargée d’incompréhension lui crispant le visage. Ses iris, autrefois aussi bruns que le plus vieux des pins, étaient à présent intégralement turquoise. Une lueur semblait également en émaner, comme un objet phosphorescent plongé dans l’obscurité. Constatant cela, Liam ne put refréner une certaine inquiétude. La veille encore, ce n’était qu’un anneau qui s’était formé autour de sa pupille. Alors que lui arrivait-il ? Qu’est-ce que cela présageait ? Mais une fois de plus, les questions s’entassèrent dans son esprit sans qu’aucune réponse ne se profile à l’horizon.
— Avec de la chance, ça ne durera pas, se répéta-t-il pour la énième fois.
Puis il s’efforça de ne plus y penser. Pour l’heure, c’était le carnet qui l’intéressait et il ne se gênerait pas pour l’étudier. Résolu, il se détourna du cadre et quitta la pièce pour rejoindre le bureau de son père, unique endroit où ce dernier avait pu entreposer l’objet. Bien qu’entrouverte, la porte en bois ancien émit un long grincement lorsqu’il la poussa. Le plancher craqua lui aussi sous ses pas, qu’il s’employa pourtant à rendre les plus légers possible. Il n’eut pas à chercher bien longtemps. Le livre était posé sur une étagère, aux côtés de nombreux manuels de cryptologie et de symbologie.
— Bingo, songea-t-il en l’attrapant.
Le jeune homme referma doucement la porte puis alluma un photophore qui tamisa les lieux de sa lueur dansante. Pour lui, c’était l’atmosphère idéale pour travailler, ou simplement pour lire. Il s’installa donc dans le fauteuil de son père et ouvrit le journal.
La première chose qui le frappa fut que son contenu était intégralement rédigé en Säagellan, une langue morte mais particulièrement appréciée pour crypter un texte. Ce n’était d’ailleurs pas un hasard si elle était proposée à tous les aspirants-cryptologues. Liam se rappela que son père lui avait très fortement conseillé de l’étudier, à l’époque.
L’ensemble des pages était brouillon, pour ne pas dire illisible par endroits. L’écriture manuscrite de l’auteure, ajoutée aux innombrables ratures et tâches d’encre, trahissait une grande précipitation. Comme si Mandes avait gardé les yeux fermés tout en écrivant à une vitesse folle. Ou était-ce autre chose ? Des tremblements peut-être ? De fait, Liam eut beaucoup de difficultés à décoder le début du carnet et préféra survoler les pages jusqu’à tomber sur quelque chose de lisible. Ce fut un paragraphe, sans doute rédigé bien avant tout le reste, qui l’interpella. Curieusement, il se situait au milieu du premier quart du carnet, comme si sa page avait été choisie aléatoirement :
« Il n’est nulle horreur plus abominable que celle qui s’est abattue sur nos terres, au fondement de l’humanité. Cette peste que pourtant nous avons nourrie, engraissée par nos plus abjects aspects. Cette peste ainsi nommée « Aura noire » et qui ne cesse de grandir, de nous consumer.
Cette même Aura noire qui plongera les mondes dans une nuit profonde et inéluctable. Et d’où il en résultera un immense désert morbide peuplé d’Heldrazyns et d’atrocités qui vénéreront la chute du soleil.
Pourtant, la peur rôde dans leurs âmes et la mort prend, pour eux, une forme bien différente de celle contée par nos aïeuls, de celle contée par nos légendes. »
— Qu’est-ce que c’est que ce machin…
Liam se demanda quel cerveau malade avait pu coucher sur le papier des notes pareilles. Perplexe, il les parcourut du regard une seconde fois pour être certain d’avoir bien compris ce qu’il venait de lire. Il n’avait jamais rien vu de tel. Entre les paragraphes, s’insinuaient d’étranges symboles dessinés à la main, sombres ornements dont la signification lui échappait. Ils semblaient illustrer les propos de l’auteure dont la raison fuyante imprégnait chaque phrase d’une aura impénétrable.
« Ils sont sept. Sept ombres intemporelles, vestiges d’un passé oublié. Des entités fondamentales dont seuls les contes et les mythes ont ravivé le souvenir éphémère en les nommant Dieux ou monstres mythologiques… Des formes venues pour renvoyer les Heldrazyns dans les tréfonds du monde.
Comment ne pas nourrir une fascination à leur égard ? Ces bêtes dont personne ne parle, ces êtres qui hantent la nuit… »
Liam stoppa sa lecture. L’écriture de Mandes n’était, dans le passage qui suivait, qu’un enchaînement de stries et de coups incompréhensibles. La moindre lettre semblait se confondre avec une autre, comme si toutes ces notes avaient été rédigées dans un moment de pure panique. De terreur. Seule une poignée de mots, comme des bribes de lucidité dans ce chaos, restaient discernables.
— Horreur, esprits, obscur, lut-il avec une fascination qu’il n’hésita pas à trouver lui-même malsaine.
La page d’après présentait un dessin bien sombre, celui d’une silhouette voûtée à l’allure vaguement humaine. La représentation de son corps donnait l’impression qu’elle était entièrement faite d’ombre et de fumée.
« Il est fort probable que ces Fondamentaux, formes de vie pulsant au-delà du cosmos, s’immiscent dans notre monde au travers des dimensions sous une apparence que seuls les morts et les fous peuvent percevoir. […] Les mythes nous disent qu’ils ne peuvent exister pleinement parmi nous, ce pourquoi ils utilisent un hôte de chair et de sang qu’ils manipulent, possèdent et corrompent. »
— Des Fondamentaux, songea Liam. On dirait bien que Mandes les a étudiés pendant pas mal de temps…
Intrigué, le jeune homme passa à la page suivante. Puis à l’autre. Une centaine d’entre elles semblait consacrée auxdits Fondamentaux, des êtres légendaires selon Mandes. Pour Liam, ce n’était qu’un ramassis d’élucubrations, de délires paranoïaques et de supplications. Tout ce qu’il retint malgré lui fut sept noms, chacun désignant l’une des créatures en question : Superbia, Invidia, Ira, Avaritia, Fornicatio, Acedia et Gula.
— Comme les sept péchés capitaux, conclut-il.
Mandes avait noté tout un tas de choses à leur sujet, comme leurs capacités ou leurs caractéristiques. Liam ne s’y attarda pas, convaincu d’avoir seulement affaire à un bestiaire imaginaire. À la fin, un paragraphe à l’écriture plus agitée et à l’encre différente attira cependant son attention :
« J’ai eu tort de croire que je pourrais résister à l’appel des Anciens, que je ne succomberais pas à cet effroyable opium qu’ils ont distillé dans mon sang, tels des vers informes grouillant dans mes chairs.
Par l’Aura noire, j’ai vu au travers du cosmos, j’ai traversé son inextricable complexité. Ils existent, ces mythes qui nous épouvantent autant qu’ils nous séduisent. Je me suis peut-être égarée, je n’en suis plus certaine. Mais dans mon exaltation, j’ai sans doute conservé un peu de lucidité, si tant est que cela en soit. Les plus ineptes passeront leur chemin et ils auront raison. Quant aux autres, ils tenteront sûrement de décrypter ces quelques écrits… S’ils le peuvent.
Voilà que j’ai peur à présent de sombrer dans la perdition. J’ai peur de ce pouvoir obscur qui gronde dans mes veines. J’ai cru atteindre le paroxysme de la race humaine, je suis même certaine de l’avoir effleuré du doigt. Devenir une Heldrazyn me semblait une évidence pour m’élever et espérer un jour, peut-être, approcher un Fondamental, et pourquoi pas me lier à lui, par un pacte infrangible… Mais je me suis trompée et je le regrette amèrement. Il se trace peu à peu devant moi, ce funeste destin que je me suis tracé. Je crains qu’il ne me reste plus d’autres options que de rejoindre un sanctuaire et de prier notre déesse pour trouver la rédemption… Ou simplement l’au-delà.»
Liam reposa le carnet sur ses genoux, ouvert sur la fin. Il était assez dubitatif quant à son contenu. Pourtant, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine fascination pour ce que racontaient ces mystérieux écrits, le tout mêlé à un sentiment de doute. Quelque chose lui disait que tout cela n’était que le délire d’une femme sur le déclin et en même temps, il se surprenait à y croire un peu. Peut-être même trop. Après tout, si l’Aura noire et les Heldrazyns existaient bel et bien, serait-ce vraiment insensé de penser que ces esprits, ces Fondamentaux, étaient réels, eux aussi ?
En tous les cas, Asaëlle Mandes avait voué une réelle passion pour ces créatures, au point de s’infecter elle-même dans l’espoir d’en approcher un avant de sombrer. Curieusement, elle paraissait plus lucide sur la fin, surtout dans ce dernier mot rédigé sur une page à demi-déchirée.
— Un sanctuaire, réfléchit Liam. La cathédrale de Telemnar ?
Il savait que ce monument était l’unique lieu sacré de l’archipel. C’était sans doute pour cela que Mandes s’y était rendue.
— Pour y trouver la rédemption ou l’au-delà… répéta-t-il d’un air songeur. La guérison ou la mort je suppose. Et en l’occurrence, elle n’a trouvé que la mort…
Son regard se posa ensuite sur la dernière page saturée de ratures et de notes prises à la volée. Elle semblait gondolée et épaisse. En s’y attardant, il réalisa qu’il s’agissait de deux pages collées l’une à l’autre. Liam s’employa à les détacher délicatement. Le papier avait bu beaucoup d’encre mais, sur les parties épargnées, quelques mots étaient toujours lisibles, même s’ils semblaient avoir été écrits à la hâte. Là encore, la plume avait griffé le papier jusqu’à le traverser par endroits.
« Les Anciens qui rêvent dans le cœur des mondes ne sont rien d’autre que des monstres impies, attendant de se libérer des chaînes de leur interminable sommeil. Ces prétendus dieux que nous devrions redouter. Car ce mal qui s’insinue en nous, qui détruit et ravage nos terres, c’est à eux que nous le devons… Quant à mon funeste sort… Il est ton œuvre, mon soi-disant vieil ami… Car tu savais mais tu m’as laissée dans l’ignorance. Ton égoïsme m’a rongée, Somaël, et maintenant, il me consume… »
Liam eut une seconde d’absence en lisant ce nom. Somaël.
— P’pa ? s’interrogea-t-il.
Il n’en était pas sûr, mais ce prénom était plutôt rare. Se pouvait-il que le Somaël dont parlait Mandes soit son père ? Liam n’eut pas d’autre choix que de lire la suite pour espérer en avoir le cœur net.
« Tu t’es dissimulé à chacun de mes supplices, à garder jalousement ton bien le plus précieux. À présent, grand bien te fasse, tu n’échapperas pas à leur courroux. Les Grands ne nous aiment pas. Ils nous méprisent. Et tu te putréfieras dans une fosse commune pour ne pas l’avoir compris plus tôt. »
Liam referma le livre. Il eut du mal à détacher son regard de la couverture en cuir, sidéré par le ton du dernier paragraphe. Celui-ci transpirait de haine et de mépris. Un léger malaise s’empara de lui lorsqu’il songea que l’homme dont parlait Mandes était peut-être son père. Cette idée ne fit cependant que l’effleurer car si Somaël avait effectivement connu l’exploratrice, il n’aurait sûrement pas manqué de lui en faire part. Du moins l’espérait-il.
— Cette nana était folle, estima-t-il finalement.
Liam s’avachit, pensif. Il avait été tellement accaparé par le carnet qu’il n’avait pas remarqué que les premiers rayons du soleil éclairaient la pièce depuis le velux. Il s’étira en soupirant, puis se leva pour regagner sa chambre. La matinée fut longue, presque autant que la nuit qu’il venait de passer. Au cours de l’après-midi, après quelques recherches infructueuses sur les Heldrazyns, Liam occupa le reste de son temps sur le piano de sa mère. Il appréciait la musique. Particulièrement celles qu’il avait apprises dans sa prime jeunesse. Il ne réfléchissait même plus à ce qu’il jouait. Ses doigts allaient et venaient sur les touches avec aisance. Une légère crampe à la main gauche le força toutefois à s’arrêter.
Dans le salon, la grande horloge à balancier indiquait dix-huit heures. Il devait se préparer s’il ne voulait pas arriver en retard pour le festival annuel, prévu le soir-même. Sa mère ainsi que sa sœur Rozenn étaient déjà parties. Il ne restait plus que lui et son père. Une fois sa veste enfilée, il rejoignit l’étage, toqua trois coups à la porte de bois du bureau, puis attendit respectueusement que son père l’invite à entrer.
— Salut, j’espère que je ne te dérange pas ?
Somaël le dévisagea étrangement. Il mit par ailleurs plusieurs secondes à lui répondre :
— Non, bien sûr. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? s’enquit-il tout en retirant ses lunettes.
Liam s’approcha en refermant la porte de son pied.
— En fait, je voulais juste savoir si tu nous accompagnais à la fête, tout à l’heure ?
— Oh... Ça aurait été avec plaisir mais vois-tu, j’ai encore du travail et…
— Allez ! Tu peux sûrement remettre ça à demain, non ?
Somaël s’arrêta. Son regard s’égara sur les documents éparpillés devant lui comme autant de lettres jetées à la mer. Il jongla un moment avec son stylo et finit par secouer la tête :
— Non vraiment, je suis désolé, mon fils. Pas cette fois. Je sais que tu aurais aimé que je vienne mais ce soir, c’est impossible. Je suis trop occupé.
Liam n’insista pas. Cela n’aurait servi à rien. Il opina donc du chef en se forçant à sourire. Il allait laisser son père à ses affaires quand il pensa au carnet de Mandes. Cette mention, à la fin des notes, le rendait perplexe.
Tandis que Somaël s’en retournait à son travail, il eut envie de l’interroger. Mais comment aborder un tel sujet ? Lui-même ignorait par quel miracle il était capable de lire ce que cette femme avait écrit. Les mots se bousculèrent dans sa tête, dans sa bouche, sans qu’il parvienne à se décider.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta son père en le voyant figé sur le pas de la porte.
Pris au dépourvu, Liam ne sut trop quoi répondre. Finalement, il se risqua prudemment à la seule question qui le tourmentait :
— Dis p’pa, tu la connaissais, toi, Asaëlle Mandes ?
— Pas personnellement, non. Pourquoi cette question ? s’étonna son père en haussant un sourcil.
— Pour rien. Je…
Liam chercha une excuse à toute allure. Il finit par lui balancer ce qui lui passa par la tête :
— Je me disais juste que vu que tu as beaucoup voyagé, tu aurais très bien pu la rencontrer.
— C’est vrai, mais non, le détrompa Somaël. Pas de chance, fiston. Je ne la connaissais que de nom, sans doute parce que j’ai déjà feuilleté l’un de ses livres. Elle en a écrit plusieurs, tu sais ? Tiens, au fait, en parlant d’elle, nous avons eu le rapport d’autopsie : mes collègues confirment qu’il s’agissait bien d’un suicide. L’affaire est donc définitivement classée.
Liam garda le silence. Il en était venu aux mêmes conclusions après avoir lu le journal mais fit mine de rien.
— Comme on le pensait donc, se contenta-t-il de dire.
— Oui, comme on le pensait, confirma son père. Enfin… Quoi qu’il en soit, je pense que tu devrais y aller. J’ai énormément de travail. Tu n’auras qu’à me raconter comment c’était lorsque vous reviendrez de la fête. Oh, et si tu pouvais me rapporter un paquet de maruètes caramélisées, je te serais infiniment reconnaissant.
— Bien sûr, j’y penserai, promit-il. Amuse-toi bien, papa.
— Non, toi amuse-toi bien.
Liam acquiesça machinalement avant de sortir.
Chapitre 6 - Le chasseur

Le soleil déclinait tout juste à l’horizon quand Liam arriva sur la grande place. Sa lumière d’ocre illuminait à peine les grands bâtiments à colombage qui se dressaient fièrement au cœur de la ville. Pour l’occasion, on avait érigé de hauts mâts entre lesquels étaient suspendus banderoles, fanions et autres lumignons colorés. Ici et là, de coquettes tables drapées de nappes blanches et or avaient été dressées pour accueillir bouteilles et mets en tout genre. Depuis le banc sur lequel elle était assise, la sœur de Liam, Rozenn, le salua avec enthousiasme. Elle sirotait un verre de vin rouge et ses joues commençaient déjà à rosir.
— La fête a commencé à ce que je vois, la taquina-t-il en s’asseyant à ses côtés.
Elle esquissa un sourire puis porta son verre à ses lèvres tout en remettant une mèche de ses longs cheveux noirs derrière son oreille. Liam devina que le vin lui faisait tourner la tête.
— Pas officiellement, non. La maire n’a pas encore fait son discours.
— Ah oui ? Pourtant, t’as déjà un verre à la main, railla-t-il.
— Comment ça déjà ? Ils sont juste là ! se défendit-elle en désignant une grande table sur laquelle attendait toute une armada de verres à pied. Je n’ai fait que me servir ! Et puis maman ne s’est pas privée non plus, elle en est déjà à son troisième !
Rozenn ne parvint pas à réprimer le sourire goguenard qui étira ses lèvres lorsqu’elle croisa son regard réprobateur. Soudain, son expression changea, comme si elle retrouvait une once de sérieux, ce à quoi Liam répondit par un haussement de sourcils :
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Les parents m’avait prévenue pour la couleur de tes yeux mais je ne pensais pas que c’était à ce point-là. C’est beau…
Étrangement, Liam se sentit gêné. Il détourna le regard, puis changea de sujet :
— Dis-moi, tu sais où est Layla ?
Rozenn haussa les épaules avec une certaine indifférence.
— Oh, je suppose qu’elle se prépare, derrière la scène.
Liam soupira, se maudissant d’être si distrait. Il avait oublié que ce soir-là, elle jouait pour l’ouverture du festival.
— D’ailleurs, si tu cherches aussi Jacky, il est près du kiosque, là-bas, ajouta-t-elle nonchalamment en le lui désignant d’un doigt.
Liam aperçut effectivement le jeune inventeur qui déambulait parmi les stands, l’air ailleurs. Il se leva donc, abandonnant sa sœur pour aller le rejoindre. Jack le salua avec gaieté lorsqu’il le vit approcher :
— Tiens, c’est marrant, je ne pensais pas que tu te montrerais ce soir ! railla Jack en lui flanquant une tape amicale sur l’épaule.
— Et pourquoi ça ? rétorqua Liam sur le ton de la camaraderie. Si tu ne veux pas me voir, faut le dire tout de suite ! Comme ça, je rentrerai chez moi sans scrupules. J’ai mes tricots qui m’attendent.
Les deux hommes partirent d’un même rire franc bien que vite interrompu par une voix provenant de la scène. La maire démarrait la présentation des festivités, ainsi qu’elle le faisait chaque année depuis son élection. Derrière elle, les musiciens s’installaient les uns après les autres. Liam ne l’écouta cependant que d’une oreille distraite, toute son attention accaparée par Layla, qui le saluait timidement depuis l’estrade. Son violon en joue, elle entama son concerto sitôt le discours de la maire achevé. Les autres musiciens se joignirent à elle, donnant naissance à une symphonie mélodieuse et entraînante qui enchanta le public. Une fois l’ouverture terminée, les badauds se dispersèrent sur la place, aguichés par les marchands itinérants qui ouvraient leurs échoppes de friandises et de sucreries diverses. Après sa prestation, Layla se dépêcha de quitter la scène pour rejoindre ses deux compagnons, laissant la place à d’autres solistes afin que le concert se poursuive.
— Alors ? C’était comment ? demanda-t-elle avec une certaine nervosité.
Tous deux opinèrent vivement, la gratifiant pour sa performance. Aux anges, la jeune femme les étreignit dans un élan d’affection, soulagée que tout se soit bien passé.
— Merci tous les deux. Vous n’avez pas idée à quel point j’étais stressée en montant sur scène !
Subitement, elle se figea, le regard illuminé.
— Un marchand de maruètes grillées ! s’exclama-t-elle avec joie.
Sans même lui laisser le temps de comprendre, la jeune femme saisit Liam par le poignet et l’entraîna derrière elle, laissant Jack en plan. Ce dernier se contenta de les observer, un rictus amusé au coin des lèvres. Il savait à quel point Layla raffolait de ces sucreries. Lui-même en était particulièrement friand. C’était l’une des spécialités locales qui lui avait sans doute le plus manqué lors de son séjour sur le continent. Il s’apprêtait donc à rallier lui aussi le cabanon du vendeur de maruètes quand il remarqua Rozenn. Manifestement hilare, elle se tenait debout devant un stand de pêche aux canards, un verre à la main.
— On dirait qu’il y en a une qui a besoin d’assistance, grinça-t-il, inquiet vis-à-vis de son penchant pour la boisson.
Songeant que ses amis apprécieraient le moment d’intimité qu’il leur offrait, il se dirigea finalement vers la jeune femme pour lui offrir un peu de compagnie.
Quant à Liam, une fois devant le forain, il dut bien admettre que les délicieuses odeurs de caramel et d’amande avaient de quoi mettre en appétit. Ils achetèrent trois paquets de maruètes grillées, dont un qu’il comptait garder pour son père, comme promis. Lorsqu’il sortit la monnaie, des mérins, il eut la désagréable sensation d’être dévisagé par le marchand, très certainement interpellé par ses yeux turquoise. Une fois les friandises payées, Liam s’éloigna d’un pas vif en compagnie de Layla.
— Quelque chose ne va pas ? s’inquiéta la jeune femme devant son étrange réaction. Tu as l’air bizarre.
— Oh, rien, grommela-t-il. Je n’ai pas trop aimé la façon dont ce type m’a regardé. J’ai vraiment l’impression de passer pour un phénomène de foire. Je commence à penser que j’aurais dû amener des lunettes de soleil.
— Et passer pour un aveugle ? se moqua-t-elle en lui lâchant la main. Tu devrais plutôt en être fier, tes yeux sont magnifiques !
Liam haussa les épaules, toujours embarrassé. Il savait que dialoguer ne servirait à rien, aussi choisit-il d’aller dans son sens. Il devrait faire avec de toute façon.
Les secondes, les minutes, puis les heures, tout défilait à vive allure. La lune commençait à monter bien haut dans le ciel et la musique ne cessait de résonner entre les murs de Telemnar. Plus tard dans la soirée, Liam et Layla retrouvèrent Jack, qui discutait avec Rozenn. La jeune femme peinait visiblement à tenir debout. Elle restait accoudée au comptoir d’une guinguette, le regard dans le vague malgré la discussion enflammée que lui tenait Jack.
— Alors, ça va les amoureux ? leur glissa Liam en passant un bras autour du cou de son ami.
L’apprenti-inventeur s’offusqua immédiatement, le rouge aux joues, et Liam lui administra un coup de coude dans les côtes.
— Oh, décoince-toi ! Je rigole.
Puis il pivota vers sa sœur, qui riait aux éclats.
— Dis donc, t’aurais pas un peu trop bu, toi ?
— Complètement, confirma Jack à la place de Rozenn. J’ai même l’impression…
— Que je suis entièrement pétée ? acheva l’intéressée tandis que Layla la toisait de la tête aux pieds avec un air de reproche.
Liam soupira tout en levant les yeux au ciel. Il était noir et piqueté d’étoiles. D’ici quelques minutes, jugea-t-il, on tirerait le feu d’artifice. Tout à coup, sans raison apparente, Rozenn partit d’un rire gras et communicatif. Il ne fallut pas longtemps à Liam pour comprendre ce qui venait de déclencher cette hilarité soudaine. Un peu plus loin, un petit porcelet affublé d’un pull en laine courait et grouinait à n’en plus finir. Et pour cause, il était poursuivi par trois gaillards bien décidés à l’attraper.
— C’est nouveau ça, non ? s’étonna Jack avec un haussement de sourcils.
— Plus ou moins. Ça date de l’an dernier, l’éclaira Liam. C’est Rémi, la mascotte du festival. Si tu le choppes, tu peux gagner un fût de bière.
Jack dodelina de la tête. À son expression, on devinait aisément qu’il trouvait l’idée sympathique.
— Bon, plus qu’à espérer que Rozenn ne lui mettra pas la main dessus…
Liam, qui partageait son avis, ne put retenir un ricanement. En vérité, il préférait ne pas trop se préoccuper de ce que pouvait faire sa sœur. Il tenait à profiter de la fête qui battait son plein. Toutefois, alors qu’il balayait les environs du regard, une silhouette attira son attention, près d’un stand de bibelots. Une femme se tenait là, le visage à demi dissimulé sous un bandage crasseux. À ses bras aux veines charbonneuses et à sa silhouette presque désarticulée, il n’eut aucun doute quant à sa nature.
— Une Heldrazyn…
Liam eut une drôle de sensation en l’observant. Comme si quelque chose s’éveillait au plus profond de lui. Une chose mue par la colère. Grondante. Pulsante. Durant un court instant, il ne vit plus qu’elle, tel un chasseur obnubilé par sa proie. Elle et toute cette Aura noire qui avait rongé à la fois son corps et son âme. Soudain, la femme se tourna vers lui, dévoilant son œil livide et ses lèvres retroussées sur des gencives noirâtres. Liam eut un haut-le-cœur, ce qui le sortit presque aussitôt de cette étrange torpeur. Un vertige le saisit et il porta une main à sa tête. Au même moment, son nez se mit à saigner. Plusieurs gouttes sombres dégringolèrent de sa narine et allèrent tâcher son t-shirt blanc. D’un revers de la main, il essuya celles qui dégoulinaient encore sur sa bouche et son menton.
— Eh, tout va bien ? se soucia Jack en remarquant son brusque malaise.
— Ouais, ouais, lui assura Liam en faisant bonne figure. Ça va.
— Eh, vous deux ! les interpella alors Layla avec un geste de la main. On va se prendre une bière à la taverne, vous venez ?
— Un peu qu’on vient ! lança Jack.
Mais Liam, lui, constata avec horreur que son sang noir avait allègrement tâché ses vêtements. C’était bien trop voyant, même avec sa veste. Mieux valait qu’il rentre se changer.
— Euh… Allez-y ! Je vous rejoins plus tard. J’ai un truc à faire avant.
— Un truc à faire ? Genre quoi ? voulut savoir Jack.
— Quelque chose de mieux que boire un coup ? le taquina Layla.
— J’en ai pas pour longtemps, promit Liam en leur tournant le dos.
Il s’efforçait de dissimuler du mieux qu’il pouvait les gouttes qui marquaient son visage. Par chance, ses amis ne parurent pas s’en apercevoir.
— Bon, bah, tu reviens vite, hein ? Parce que je ne suis pas sûr qu’on ait la patience de t’attendre, prévint Jack sur le ton de la plaisanterie.
Liam fit signe que oui avec un rire volontairement idiot mais qui se voulut rassurant, puis s’éloigna. Il quitta la place, regrettant déjà l’ambiance festive qui battait au cœur de Telemnar, et s’aventura dans l’une des ruelles adjacentes. Il y marcha à grands pas, pressé de retrouver ses amis et sa famille. Empressement qui se mua bientôt en agacement.
— Du sang noir, pesta-t-il à mi-voix en regardant son vêtement. C’est carrément bizarre…
Liam s’arrêta brièvement sur le sentier qui conduisait vers les hauteurs de la ville. Les rues en contrebas étaient bondées. On entendait la musique et on pouvait même sentir les attrayantes fragrances caramélisées qui montaient jusqu’aux collines environnantes. Liam les percevait encore lorsqu’il franchit le portillon du jardin. Il faisait sombre. Mais la lumière qui filtrait à travers l’une des fenêtres de l’étage le guida jusqu’à l’entrée. La porte était ouverte. On avait dû omettre de la refermer correctement, chose qui avait le don d’irriter son père. En entrant, Liam fila directement à la cuisine pour se laver mains et visage. Il ne remarqua pas immédiatement le désordre qui y régnait. En regagnant le salon, il réalisa que la pièce était dans le même état que la cuisine. Des affaires étaient en vrac un peu partout. Des tiroirs avaient été arrachés aux commodes, des armoires béantes semblaient avoir vomi leur contenu sur le sol et, au fond, on avait envoyé valdinguer tout un tas de paperasse, comme si quelqu’un avait cherché quelque chose en toute hâte. Liam s’arrêta, intrigué. Tout était dérangé, jusque dans le cellier. Le doute et l’appréhension ne tardèrent pas à l’assaillir.
— Ce n’est quand même pas un cambriolage ?
Il n’était pas rare que des demeures soient pillées durant le festival. Des voleurs profitaient de l’absence des habitants pour s’en donner à cœur-joie. Mais Liam espéra que ce n’était pas le cas.
— P’pa ? héla-t-il finalement.
Le jeune homme tendit l’oreille, à l’affût du moindre bruit. Rien. Excepté un léger craquement du parquet, juste au-dessus de sa tête.
— C’est toi qui as foutu tout ce boxon ? Tu cherchais quoi ?
Toujours aucune réponse. Pourtant, Liam savait que son père était bien là. Il ne se serait pas absenté sans avoir éteint la lumière en haut de l’escalier.
— P’pa ? appela-t-il à nouveau en commençant à monter.
Le jeune homme n’aimait pas ce silence. Il lui trouvait quelque chose d’anormal. Quelque chose d’irrationnel et d’inquiétant. Anxieux, il acheva de gravir les marches et longea le couloir en espérant que le parquet ne trahirait pas sa présence. Tout au fond, la porte du bureau de son père était à peine entrouverte. Un rai de lumière orangée s’en échappait et tranchait l’obscurité du corridor. Liam s’y dirigea à pas feutrés. Il entendit du bruit. Celui d’affaires qu’on renversait, de tiroirs que l’on tirait avec brutalité. Prudemment, il glissa un œil dans l’interstice. Il distingua le bureau en bois ciré. Une multitude de livres jonchaient le sol. Somaël était debout, dos à l’unique fenêtre de la pièce. Il semblait tendu.
— Tu ne trouveras rien ici, asséna-t-il tout à coup d’un ton glacial.
— Ferme-la, tu veux ? Ils m’ont demandé de fouiller cette baraque, alors je fouille. C’est juste au cas où tu aurais planqué des trucs qui ne t’appartiennent pas.
L’inconnu s’arrêta devant un portrait de famille accroché à l’un des murs et observa tour à tour les différents membres qui y posaient.
— Y a pas à dire. T’as beau te cacher, t’arrives quand même à vivre à ton aise, persifla-t-il. Ça n’a pas été de la tarte pour te mettre la main dessus. L’île d’Aia… Quel trou paumé. Fallait y penser.
Malgré la situation, Liam vit son père esquisser un rictus, comme s’il était satisfait de ce qu’il entendait. L’homme, lui, ne le remarqua pas. Il examinait à présent un coffret posé sur une étagère. Il le prit délicatement, l’examina en grognant, puis le balança comme il se serait débarrassé d’une babiole encombrante. C’était un type plutôt massif dont les cheveux châtains étaient noués en une courte queue de cheval. Il était vêtu d’une tenue de voyage noire et rouge. En fait, cet individu aurait presque eu l’air banal s’il n’avait pas été lourdement armé. Des pistolets et une fine lame étaient accrochés à sa ceinture. Il portait également un fusil en bandoulière. En les voyant, Liam ressentit la nécessité d’intervenir. Mais quelque chose lui imposait de ne pas le faire.
— Enfin bref… Tu sais très bien pourquoi je suis là, Somaël, poursuivit l’autre.
— En effet. Et c’est pour ça que je te répète que tu ne trouveras rien ici, Soren.
L’intéressé ricana. Un rire grinçant. Sa voix, caverneuse et rauque, laissait deviner un lourd penchant pour l’herbe à fumer, tant appréciée sur le continent.
— Détrompe-toi, j’ai déjà trouvé la moitié de ce que je cherchais, rétorqua-t-il. Et pour l’autre, ça ne devrait plus tarder.
Avant que Liam ait pu réaliser ce qui se passait, une détonation retentit. Ce fut comme un coup de tonnerre. Un éclair fugace et aveuglant avait accompagné le coup de feu, et Liam put sentir l’odeur de la poudre qui imprégna l’air. Il n’avait même pas vu la main de l’homme voler à sa ceinture. Tétanisé, il regarda son père s’écrouler tandis que le meurtrier rengainait son arme d’un air impassible. Le jeune homme se sentit défaillir. Ce n’était pas possible. Son sang se figea dans ses veines. Somaël gisait à présent sur le sol, la tête ceinte par une flaque pourpre qui s’étendait lentement, souillant les lames du parquet.
— Non ! hurla-t-il sans parvenir à s’en empêcher.
La porte s’ouvrit alors à toute volée et le sinistre individu se dressa dans l’embrasure. Liam leva vers lui un regard hagard. On lui sourit. Un sourire marqué d’une dent en argent. Le dénommé Soren le considéra d’un air à la fois hautain et satisfait, remarquant en particulier le bleu surnaturel de ses yeux.
— Et voilà l’autre moitié, susurra-t-il.
Chapitre 7 - Les lumières du ciel

Liam ne s’était jamais senti l’âme d’un héros. Il ne s’était même jamais simplement considéré comme courageux, ou téméraire. Ce soir-là ne dérogea pas à la règle. La peur, doublée du choc consécutif à ce qui venait de se dérouler sous ses yeux, le poussa à fuir. C’était viscéral. Il fit volte-face, incapable de lutter contre cette terreur qui brouillait ses sens et le ralentissait. Un peu trop sans doute, car l’assassin le rattrapa en un bond. Sa main se referma sur son épaule et le tira violemment en arrière. Déséquilibré, Liam tomba à la renverse. Son agresseur l’enjamba et se pencha au-dessus de lui, la bouche tordue en un sourire sadique :
— T’es bien comme ton père, toi... grinça-t-il. Un pleutre tout juste bon à se cacher.
Tremblant, Liam ne pouvait que fixer cet homme, ce monstre, droit dans les yeux. Des yeux noirs et cruels, profondément enfoncés dans leurs orbites.
— Enfin, si on peut dire qu’il était ton père... ajouta-t-il avec sarcasme.
Un éclat métallique accrocha le regard de Liam. L’assassin venait de tirer une dague argentée en biseau. La situation semblait beaucoup l’amuser. Bientôt, pressentit Liam, cette lame filerait entre ses côtes pour atteindre son cœur. Cela ne faisait aucun doute. Il comprit également que cet homme n’en ressentirait aucune émotion, à part peut-être un plaisir pervers. Pendant quelques secondes éphémères, cette pensée le mit hors de lui et ce bref instant, baigné d’un éclair de sang-froid, lui fut largement suffisant pour attraper le pied d’un petit guéridon non loin, l’empoigner à pleine main et l’abattre sur son assaillant.
L’homme, toujours au-dessus de lui, vacilla en se tenant la tête. Sans perdre de temps, Liam décampa en laissant là son bourreau, qui jurait et titubait sous la douleur. Jamais il n’aurait cru pouvoir un jour dévaler l’escalier de la maison aussi vite. Dans la panique, il faillit tomber. S’il y avait eu une marche de plus, ses pieds se seraient sans doute emmêlés et il se serait écrasé sur le tapis du salon. Heureusement, il n’en fut rien.
Le jeune homme fondit sur la porte d’entrée et gagna l’extérieur. Il franchit le perron d’un seul bond, traversa le jardin sans un regard en arrière, et courut aussi vite qu’il le put en direction de la ville, de la fête. Il ne pensait plus à rien. À la place, un grand vide absorbait toutes ses émotions. Son cœur frappait fort dans sa cage thoracique. Il la heurtait presque, comme un marteau contre une fragile porte en verre. Il battait dans ses tempes. Dans ses oreilles. C’en devenait assourdissant. Sa gorge le brûlait. Ses inspirations, entrecoupées d’expirations rauques, lui étaient douloureuses. Puis sa vue s’embruma, envahie par les larmes qui perlaient au coin de ses yeux.
L’autre était toujours sur ses talons. Il devinait ses pas dans l’herbe qui couvrait la colline. Pourquoi n’utilisait-il pas ses pistolets ? Pourquoi ne lui tirait-il pas dessus ? Tout à coup, il ne l’entendit plus. S’était-il arrêté pour le mettre en joue ? Pris par l’envie de vérifier, Liam tourna brièvement la tête pendant sa course folle, cherchant à l’apercevoir. Il ne vit pas la racine traîtresse qui dépassait du sol. Son pied s’y prit. Emporté par son élan, il roula dans la terre battue. Des buissons amortirent sa chute un peu plus bas. Une branche effilée lui entailla la joue et le front, lui infligeant une douleur cuisante.
Il resta un moment étendu là, dans les fourrés. Avec de la chance, l’autre passerait sans le voir. Il l’entendit le chercher. Ses bottes foulaient la terre meuble et les feuilles sèches.
— T’es où, gamin ? le héla-t-on. Pas la peine de te planquer, tu sais que je vais finir par te trouver. Alors j’te conseille de sortir de ta cachette maintenant si tu veux pas me foutre en pétard...
Liam resta silencieux, le souffle court. Il attendit jusqu’à être sûr que le tueur s’était suffisamment éloigné. Alors il se releva péniblement et reprit sa route vers la ville, cette fois en empruntant un chemin détourné. Un sentier que son père lui avait un jour montré.
Quand il déboula enfin dans l’une des rues de Telemnar, son premier réflexe fut de se mêler à la foule. Dans le clair-obscur que diffusaient les lanternes, personne ne pouvait remarquer ses yeux rougis, ni le sang sombre qui maculait toujours ses vêtements. Il se fit le plus discret possible. Ses jambes, vidées de leurs forces, menacèrent de flancher. Elles lui parurent emplies d’un métal aussi froid et lourd que l’image qu’il avait en tête. Celle de son père gisant dans une mare pourpre, inerte, les yeux vitreux. Il hoqueta. Ou bien était-ce un sanglot qu’il fut incapable de réprimer ?
Un silence troublant tomba soudainement autour de lui. Là, au fond d’une rue un peu plus loin, une silhouette l’observait dans l’ombre. Elle ne bougeait pas. Comme si elle le regardait fixement. Était-ce le tueur ? L’avait-il retrouvé ? Tenaillé par la peur, Liam se tourna et se retourna sans arrêt, scrutant chaque visage, chaque personne qu’il croisait. Il chercha une figure familière. Un ami, un proche. Il voulut crier à l’aide, appeler Jack, Layla ou Rozenn. Mais rien ne sortit de sa gorge endolorie. Désespéré, Liam s’arrêta au beau milieu de la foule et se recroquevilla, tel un rocher coupant en deux cette marée humaine. Soudain, une détonation retentit et les lumières s’éteignirent. Le jeune homme releva la tête, affolé. Il avait cru voir un éclair percer l’obscurité. Un flash. Comme celui d’un coup de feu. Puis il y en eut un autre. Et encore un autre. Chacun d’eux s’accompagnait d’une désagréable odeur de poudre. Il ne manquait plus que celle du sang. Liam pouvait presque entendre le bruit des corps qui s’effondraient tour à tour. Une autre explosion, plus violente, l’obligea à se boucher les oreilles tant il ne supportait plus ce vacarme. Malgré tout, il en perçut une autre, encore et encore. À chaque détonation, Liam sursautait en croyant entendre le tir qui avait abattu son père.
— Eh, ça va mon gars ? l’interrogea enfin un passant d’un air sincèrement inquiet.
Plusieurs autres badauds s’étaient également arrêtés et murmuraient entre eux. Au milieu de ce cercle, Liam releva les yeux. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il comprit que les déflagrations qu’il entendait n’étaient que celles du feu d’artifice qu’on tirait tous les ans pour l’occasion. Les fusées incendiaient la ville de leurs lumières multicolores, illuminant le ciel obscurci. Sous la pluie d’escarbilles dorées, un homme s’avança. Il fendait la foule, bousculant ceux qui gênaient son passage, et marchait d’un pas déterminé vers Liam. Son sang ne fit qu’un tour. On l’avait retrouvé. Dans un regain d’énergie, guidé par l’instinct de survie, le jeune homme réussit à se relever et se fraya un chemin parmi les fêtards. Il s’engagea dans la première ruelle qu’il atteignit. Un groupe d’adolescents y allumait des pétards. Les artifices claquèrent. Mais, parmi eux, Liam fut certain d’entendre un véritable coup de feu cette fois. Une balle siffla juste au-dessus de son oreille alors qu’il se précipitait dans une venelle adjacente. Puis dans une autre. Et encore une autre. Il espérait semer son poursuivant dans ce dédale urbain. Longtemps, Rozenn et lui y avaient établi leur terrain de jeu, lorsqu’ils étaient enfants. Il en connaissait tous les secrets. Il était peu probable que l’assassin parvienne à le suivre. Pourtant, au détour d’une masure, dans l’angle d’une rue exiguë, quelqu’un l’attrapa. On le frappa à la tête. Un voile rougeâtre troubla sa vue avant qu’il ne perde connaissance.
Chapitre 8 : L’homme à l’œil d’or

Lentement, Liam reprit connaissance, la tête ceinte d’une douleur vive. Sa vision, tout comme son esprit, était embrouillée, cernée d’un halo rouge. Cela, mêlé à l’obscurité, ne lui permit pas de voir le visage de son tortionnaire, qui le traînait au sol. Ce dernier s’y prenait par à-coups, arrachant quelques grincements au plancher centenaire.
L’endroit était particulièrement sombre et humide. On pouvait aussi y sentir une forte odeur de moisi et de renfermé. Liam connaissait cette fragrance nauséabonde. C’était notamment celle qui régnait dans les très vieilles maisons près du centre-ville, là où plus personne n’habitait depuis que le quartier ancien menaçait de s’écrouler sur lui-même. Sans doute se trouvait-il dans le grenier de l’une d’entre elles. D’un coup, il se sentit tomber. L’autre venait de le lâcher avec rudesse, probablement sous le coup de l’effort. Bien que sa tête heurta les planches à demie vermoulues, le jeune homme s’efforça de rester immobile. Seul un infime gémissement s’échappa d’entre ses lèvres. Par chance, cela n’attira pas l’attention de l’étranger qui s’éloigna en maugréant quelques paroles incompréhensibles. À son pas lourd et irrégulier, Liam comprit qu’il boitait. Jusque-là, il avait eu la quasi-certitude d’avoir affaire à l’assassin de son père. À ce Soren. Mais à cet instant, il vint à en douter. D’un regard prudent et discret, il avisa la silhouette voûtée de son ravisseur, posté devant l’immense baie en demi-lune qui s’ouvrait sur la rue, un étage plus bas. Il regardait au-dehors, les mains jointes dans son dos.
— Si tu n’es pas ce type, se murmura-t-il en pensant à l’assassin de son père. Alors qui es-tu ?
Dans le silence de la vieille bâtisse, Liam scruta l’inconnu sans pouvoir apercevoir son visage, puis s’attacha à découvrir l’endroit dans lequel on l’avait amené. La charpente de l’ancienne demeure était rongée par une effroyable moisissure suintante. Le toit, qui menaçait de s’effondrer par endroits, était encore maintenu par quelques poutres tordues, elles-mêmes victimes de la vermine. Quant au plancher croulant, Liam se demandait encore comment il pouvait supporter le poids d’un homme tant il était usé. Il comprit facilement que personne ne penserait à le chercher là. Ni ses amis, ni sa famille, ni même Soren, l’assassin. Difficile de dire si c’était une bonne ou une mauvaise chose finalement. Sa seule certitude, en cet instant, fut qu’il ne pouvait se fier qu’à lui-même. Il réalisa d’ailleurs qu’il n’avait rien pour se défendre au cas où il serait amené à en découdre. D’un regard fébrile, il explora donc les environs, jusqu’à ce que quelque chose, dissimulé derrière un tas de planches et de débris divers, attire son attention. C’était un pied de chaise, une arme providentielle mais dont il saurait se servir en cas de nécessité. Il tendit un bras prudent. Il ne devait pas faire le moindre bruit, sinon l’autre réaliserait qu’il avait repris conscience. Ses doigts glissèrent sur le parquet, à travers l’épaisse couche de poussière grise. Ils frôlaient le pied de chaise quand la voix de l’homme voûté retentit dans le grenier :
— Inutile de te donner cette peine, tu n’en auras pas besoin.
Liam retint un hoquet de surprise. L’étranger venait de se retourner, comme s’il avait pressenti ce qui se préparait. Il l’observait avec attention. Sur le moment, le jeune homme s’abstint de toute réponse. Il profita même de ce bref échange de regard pour détailler son interlocuteur. On devinait sans mal son crâne lisse sous le large chapeau noir qu’il portait. Son visage marqué par les âges avait quelque chose de noble et de sage. Sa barbe courte, quant à elle, était d’un blanc immaculé et contrastait particulièrement avec sa peau d’ébène.
— Vous êtes qui ? lança-t-il finalement.
— Un ami de ton père, lui répondit-on d’une voix grave et profonde.
L’homme reporta son attention sur la grande baie qui occupait toute la façade. À travers la vitre, on pouvait voir les maisons du quartier, si anciennes et tordues que leurs avancées de toit en venaient à se frôler. Non loin, se trouvait même un vieux manoir, dont les deux tours octogonales penchaient l’une vers l’autre et donnaient l’impression qu’elles essayaient de se murmurer quelque chose. Il faisait toujours nuit. Au bruit qui provenait de la rue, ou peut-être d’un peu plus loin, il était évident que la fête battait encore son plein. Le feu d’artifice continuait. Chaque détonation lui rappelait celle qui marquerait à jamais son existence. Il revoyait le visage de son père, soudain balayé par un éclair de poudre. Son corps inerte. Le sang se répandant sur le plancher.
— Un ami de mon père… murmura Liam sans s’en rendre compte.
Il se releva tant bien que mal et eut quelques peines à se tenir debout, encore un peu sonné par le coup qu’il avait reçu à la tête. Il fut même contraint de prendre appui contre le chambranle de la porte pour garder son équilibre. L’homme afficha une grimace en le remarquant :
— Vraiment navré pour le coup de tatane, lâcha-t-il. J’ai dû agir dans l’urgence.
— Oui… et vous n’y êtes pas allé de main morte, maugréa Liam. C’était pas nécessaire d’ailleurs…
— Une fois de plus, je te prie de me pardonner. Mais je me voyais mal te courir après… Quand je t’ai vu approcher, j’ai simplement saisi l’opportunité de t’intercepter. C’est tout.
Le jeune homme plongea son regard dans celui de son interlocuteur mais peina à le soutenir, dérangé par ses yeux. Ils étaient dépareillés. L’un était presque aussi sombre que sa peau, l’autre paraissait avoir été moulé dans l’or le plus fin qui puisse exister. Le vieillard, pour simple réponse, se détourna de lui et reporta son attention sur la fenêtre.
— Vous pourriez au moins me dire qui vous…
L’inconnu l’interrompit d’un signe de la main, les yeux rivés sur la rue en contrebas.
— Plus un bruit…
Liam se tut, surpris par son ton brusquement incisif. L’homme pivota sur ses talons, le visage à présent tourné vers l’escalier qui conduisait au rez-de-chaussée.
— Ne bouge pas, ordonna-t-il un peu plus sèchement.
Des bruits se firent soudain entendre, en bas. Quelqu’un était entré et commençait à fouiller la masure. Le vieillard invita Liam à s’approcher, ce qu’il fit non sans une certaine méfiance. Une fois à proximité, son mystérieux ravisseur décrivit un symbole dans le vide en joignant son index à son majeur. Aussitôt, Liam vit son œil doré briller avec une rare intensité. En quelques millièmes de seconde, un dôme de particules étincelantes fit son apparition autour d’eux puis se dissipa tout aussi vite. À travers, tout semblait légèrement déformé, comme s’ils se trouvaient dans une bulle de verre gondolée. Là, une silhouette apparut au sommet de l’escalier, de l’autre côté de ce voile étrange.
— Lui… souffla Liam, les mâchoires crispées.
Comment n’aurait-il pas pu reconnaître celui qui avait assassiné son père ? À cet instant, ce fut tout un cocktail d’émotions qui l’ébranla. Un subtil mélange de peur et de haine. Ses muscles se crispèrent. Il voulait agir, le frapper, lui écraser son poing en pleine figure. Mais avant même qu’il ait pu bouger le petit doigt, le vieil homme le retint d’une main plaquée contre son torse. Un simple regard de son œil d’or suffit à l’en dissuader. Tous deux demeurèrent silencieux. Le tueur arpenta le grenier d’un pas lourd. En marchant, il soulevait d’infimes nuages de poussière qui dansaient au clair de lune. L’air furieux, il scruta les environs à la recherche de quelque chose, ou plutôt de quelqu’un. Liam serra les poings. Il savait que cet homme en avait après lui. Mais pour quelle obscure raison ? Impossible de le savoir. Fort heureusement, l’assassin ne semblait pas les voir. Pour la énième fois, son regard balaya la pièce sombre et poussiéreuse, puis il finit par abandonner et redescendit l’escalier. Sitôt qu’il eut disparu, Liam se dirigea vers la fenêtre. Au travers des carreaux jaunis par le temps, il suivit des yeux le meurtrier qui arpentait la rue. Il le perdit lorsqu’il pénétra dans une autre bâtisse, toujours à sa recherche.
— Qu’est-ce qu’il me veut ce type-là ? s’inquiéta-t-il à voix haute.
Derrière lui, il entendit soupirer. Le vieil homme venait de s’asseoir sur une poutre affaissée et rongée par les termites. Il était essoufflé. Peut-être à cause de son grand âge, ou bien simplement en raison du tour de passe-passe qu’il venait d’exécuter.
— Comment vous avez… Vous êtes un Aurimancien ? l’interrogea Liam.
L’homme opina.
— Bien vu… p’tit.
Liam se sentit étrangement vexé par cette réponse qu’il estima un peu trop cynique. Il choisit néanmoins de passer outre.
— Au risque de me répéter… je pourrais au moins savoir qui vous êtes vraiment ?
Le vieillard se frotta les mains. Liam les devinait particulièrement sèches au bruit qu’elles émettaient l’une contre l’autre.
— Je m’appelle Artemius Salazar, commença-t-il. Et comme je te l’ai dit, je suis un vieil ami de ton père.
— Un vieil ami, hein ? Le genre qu’on ne voit jamais et qui se manifeste seulement quand tout va mal, c’est ça ?
L’homme releva le menton vivement, sans pour autant paraitre heurté.
— Non, plutôt le genre bienveillant mais qui sait garder ses distances pour ne pas se montrer trop intrusif, répliqua-t-il.
Liam grimaça sous le coup de l’incompréhension, ce qui n’échappa pas à l’étranger. Son visage s’adoucit et après une profonde inspiration, il poursuivit :
— Même si on ne se voyait pas beaucoup, je t’assure que nous nous connaissions bien.
— Vraiment ? s’étonna Liam. Pourquoi je n’ai jamais entendu parler de vous dans ce cas ?
L’homme pouffa discrètement, comme s’il s’était attendu à ce retour de flamme.
— Somaël souhaitait rester discret. Il gardait ses distances à cause de mes détracteurs. Sache qu’en tant qu’Aurimancien, je suis régulièrement la cible de personnes malintentionnées. Heureusement, cela ne nous empêchait pas de nous écrire de temps à autre.
Il y eut un bref silence qu’Artemius dissipa bien vite :
— Vois-tu, je suis à la tête d’un clan qui a des yeux un peu partout sur l’archipel, révéla-t-il en choisissant soigneusement ses mots. Peu après l’arrivée de ton père sur cette île, il y a des années de cela, il m’a donné une petite liste de gens qu’il souhaitait éviter, et m’a demandé de le prévenir si jamais certaines de ces personnes mettaient le pied ici. Des personnes qui auraient pu lui poser problème. Des personnes comme ce Soren Asgaïr.
— Vous ne savez pas pourquoi j’imagine ? questionna Liam d’un ton involontairement rude.
— Pas vraiment. Je sais juste que Soren et lui ont eu de nombreux différends par le passé. Je crois bien que ces deux-là n’ont jamais pu se sentir.
— Ah parce qu’ils se connaissaient ?
— De longue date, oui. En fait, Soren a rejoint la Noranaï peu de temps avant ton père, il leur est même souvent arrivé de travailler ensemble.
Liam se figea à cette évocation.
— Attendez, quoi ? balbutia-t-il, incrédule. La Noranaï ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Artemius afficha une moue indéchiffrable. Il fronça même les sourcils d’un air désapprobateur comme s’il reprochait intérieurement à Somaël d’avoir gardé ce secret pour lui.
— Je… je suis vraiment navré que tu l’apprennes ainsi, je pensais qu’il t’en avait parlé…
Liam eut du mal à en croire ses oreilles. Il y avait encore quelques jours, Somaël et lui-même avaient longuement discuté sur la Noranaï. Ainsi, si les dires d’Artemius s’avéraient vrais, cela signifiait que son père s’était joué de lui, qu’il lui avait volontairement dissimulé cette part de sa vie et ses connaissances sur le sujet. En y pensant, Liam secoua la tête, incapable d’admettre une telle réalité.
— Non, laissa-t-il finalement tomber. Désolé, mais je ne crois pas que mon père aurait pu me cacher un truc pareil.
— Et pourquoi pas ? le contra Artemius. Somaël a pas mal souffert de son passé à la Noranaï. Je pense, après réflexion, qu’il a sûrement souhaité tourner la page, laisser tout ça derrière lui.
Liam voulut rétorquer quelque chose, n’importe quoi qui aurait pu contredire le vieil homme, mais il ne trouva rien. Il peina même à mettre de l’ordre dans ses idées. Peut-être que son père avait déjà essayé d’aborder le sujet avec lui, mais sans jamais trouver les mots. Peut-être avait-il tenté de le mettre sur la piste en lui parlant de cette guilde ancestrale, après sa conférence. Puis il songea à ce qu’il avait vu dans son bureau, avant sa mort, à cet échange étrangement familier auquel il avait assisté entre son père et cet odieux assassin. En y repensant, ils avaient effectivement eu l’air de se connaître. Et si Artemius disait vrai, après tout ? Liam pouffa nerveusement à cette idée, oppressé par la sensation que son père s’était moqué de lui toute sa vie. Qu’il avait manifestement eu conscience du danger qui planait sur leur tête, mais qu’il avait préféré le garder pour lui.
Troublé, le jeune homme détailla son interlocuteur des yeux. Il eut la détestable impression que tout le monde en savait bien plus que lui, et qu’on lui avait caché tout cela à dessein. Pourtant, d’un seul coup, il se montra inquisiteur. Si la plupart des détails lui échappaient, d’autres lui parurent curieux :
— Attendez, reprit Liam. Si vous êtes ici ce soir, c’est que vous saviez que ce type était là ? Et vous n’avez rien fait pour l’arrêter ?
— Nous avons essayé, répliqua Artemius avec sévérité. Cela ne fait que quelques heures que nous avons détecté sa présence sur l’île d’Aia. Je ne sais pas comment il a fait pour échapper à notre vigilance, mais force est de constater qu’il a réussi. Le temps que j’arrive sur place, il était déjà trop tard. J’en suis vraiment navré. La mort de Somaël m’affecte beaucoup, peut-être pas autant que toi bien sûr, mais si j’avais pu l’éviter, crois-moi, je l’aurais fait.
L’Aurimancien soutint le regard pénétrant du jeune homme sans sourciller. Il était tel un lion assagi par les âges. Impérial. Imperturbable.
— J’ai conscience de l’état dans lequel tu te trouves actuellement, poursuivit-il avec plus de douceur. Je sais à quel point il est dur d’accepter pareille réalité. Mais dans ton malheur, tu devrais au moins être reconnaissant d’être encore en vie.
— Oui, je sais que je devrais sans doute vous remercier, admit Liam en relevant les yeux. Mais je crois bien que c’était à lui que vous deviez rendre ce service, pas à moi...
Artemius secoua doucement la tête.
— Détrompe-toi, Liam. Il m’avait également demandé de garder un œil sur toi. Il n’aurait jamais accepté qu’il t’arrive quoi que ce soit.
Entendre cet homme prononcer son prénom lui arracha une moue d’incompréhension, conscient qu’il ne le lui avait jamais révélé. Mais ce ne fut pas ce qui l’interpella le plus, raison pour laquelle il s’empressa de l’interroger :
— Il vous a demandé de garder un œil sur moi ? Pourquoi ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’il craignait que la Noranaï ne te mette la main dessus. Comme je lui étais redevable, j’ai accepté de l’aider lorsqu’il me l’a demandé et nous nous sommes efforcés de surveiller toutes les personnes de sa liste noire.
À son expression perplexe, Artemius ne mit pas longtemps à comprendre à quel point Liam était perdu. Il tâcha de le rassurer de son mieux :
— J’imagine que cela a à voir avec ta nature d’Aurimancien. Il y a pas mal de personnes qui cherchent à nous nuire ces derniers temps.
Il y eut alors un nouveau moment de flottement, bien vite balayé par un rire nerveux que Liam ne tenta même pas de retenir cette fois :
— Non, si j’en étais un, je pense que je serais au courant… affirma-t-il, quelque peu cynique, en croisant les bras.
Artemius fronça les sourcils, son attention un peu plus portée sur les étonnants iris turquoise du jeune homme.
— Je ne sais pas ce qui me surprend le plus : ton ignorance sur un état de fait aussi évident, ou que ton père ait réussi à te dissimuler ça aussi ?
Si Liam se sentit blessé, il n’en laissa rien paraître. Il se contenta de le dévisager d’un air sévère.
— À moins qu’il ait pu bloquer ses dons… marmonna le vieil homme dans sa barbe, pensif. Oui… pourquoi pas ? Reste à savoir comment il s’y est pris…
Liam garda le silence tandis qu’Artemius retournait se poster devant la grande fenêtre. Cela faisait déjà quelques minutes qu’on n’entendait plus les acclamations de la foule, ni la musique environnante. Le feu d’artifice avait lui aussi cessé.
— Je vois, en tout cas, que tu as beaucoup de choses à apprendre, laissa tomber Artemius. Des choses que je ne peux pas t’expliquer ici, ni maintenant. Mais je vais te laisser le choix.
Liam leva la tête vers lui lorsqu’il lui fit face.
— Soit tu restes là et tu te débrouilles pour affronter cet homme qui te retrouvera tôt ou tard... Soit tu décides de venir avec moi au clan Hildir, sous ma protection personnelle, et nous trouverons ensemble la solution à ton problème. Qu’en dis-tu ?
— Venir avec vous ? s’étonna Liam. Là, maintenant ?
L’homme opina.
— Le clan subit les affres d’une nouvelle milice. Comme je te l’ai déjà dit, nous sommes très recherchés depuis quelques temps et pour une personne extérieure au clan, il n’est pas aisé de nous trouver. Mais si tu viens avec moi, je pourrai te montrer le chemin.
Liam scruta le plancher sans vraiment le voir. Pendant une minute, la réponse lui parut évidente. Limpide même. Comment pouvait-il envisager de refuser une telle proposition ? Quelles auraient été les raisons qui auraient pu le pousser à la décliner ? Pourtant, il hésita. Son regard céruléen croisa celui du vieil homme, alourdi par les années. Il n’aurait su dire pourquoi, mais cet Artemius, cet Aurimancien, lui inspirait confiance. Il serait probablement en sécurité à ses côtés. Mais était-ce vraiment cela que Liam désirait au fond de lui ? Car en définitive, les meilleurs choix n’étaient pas toujours les plus évidents. Son père venait de disparaître. Si lui-même partait sans rien dire, il ignorait l’impact que cela aurait sur ses proches, en particulier sa mère et sa sœur. Ainsi, au terme d’une longue réflexion, il secoua mollement la tête :
— Je ne peux pas, décida-t-il d’un ton à peine hésitant. Je ne peux pas partir comme ça. Je…
Liam ferma un instant les paupières pour calmer cette panique qui menaçait de poindre, puis il rejoignit Artemius devant la baie vitrée. Là, il jeta un coup d’œil à la rue rendue déserte, animé par la ferme intention d’y retourner.
— J’suis désolé.
Son soupir agita les multiples particules de poussière qui flottaient autour de lui. Il allait sortir quand il fut interpellé par le vieillard :
— Attends, lança-t-il en fouillant l’une de ses sacoches. Prends ça et quand tu seras prêt, viens au Donnel avec cet emblème.
L’Aurimancien lui tendit un pendentif en argent, dont Liam s’empara sans conviction. Avant qu’il ait pu s’éloigner, Artemius l’attrapa par le poignet et lui glissa à l’oreille :
— À l’heure où les lumières se meurent, suis la lueur des lanternes rouges. Nous sommes sous l’étoile la plus brillante, au pied de la flèche rocheuse. Celle qui domine les plus hauts châteaux.
Liam opina fébrilement, même s’il n’avait pas compris un traître mot de ce qu’on venait de lui dire. Envahi par la curieuse sensation que tout cela n’était qu’un rêve, ou plutôt un cauchemar, il descendit l’escalier d’un pas lent et sortit. À l’extérieur, une odeur de poudre et de caramel flottait toujours dans l’air. Liam crut aussi y déceler un relent nauséabond de sang. Malgré tout, le silence était revenu. La fête était terminée.
Chapitre 9 - Cape de voyage

Liam venait tout juste de s’asseoir dans l’herbe quand le ciel cracha ses premières gouttes. Au cours des derniers jours, la météo n’avait pas été des plus clémentes. Associée à la pluie, une vague de froid venue des contrées du nord avait saisi l’île d’Aia. Ainsi, tout était encore humide, à l’exception de ce qui poussait au pied du vieux chêne dont le tronc craquelé témoignait de la rudesse du climat. L’air hagard, les traits fatigués, Liam leva les yeux vers la plaque cuivrée qui s’ajoutait à l’écorce de l’arbre.
Somaël Darrows
Messidor 4066- Brumaire 4118
En l’observant, il ravala les larmes qu’il sentait poindre puis prit une profonde inspiration. Chose vaine car le calme ne pouvait s’installer en lui. Et pour cause, on avait mis en terre tout un pan de son univers, juste là, parmi les racines noueuses de ce chêne millénaire. Ce n’était pas seulement un être cher, c’était une part de lui-même qui venait de disparaître. Un morceau de son histoire. Une pièce centrale dans le puzzle de son existence. Liam avait toujours vu son père comme un phare guidant ses pas. Il réalisait seulement à quel point il l’avait été, à présent qu’il pleurait sa disparition et fleurissait sa mémoire.
— Salut p’pa, souffla-t-il en baissant les yeux.
La brise lui répondit par un murmure dont il ne comprit pas le sens. Les derniers jours avaient été éprouvants, tant pour lui que pour sa famille. Sa mère et sa sœur étaient parties quelques jours pour Bassecorne, chez sa tante, peu après l’inhumation. Liam, lui, avait choisi de rester, même s’il avait refusé de retourner dans la maison de ses parents. Pas après y avoir vu son père mourir. Pas en sachant qu’un assassin pouvait rôder autour, avide de lui mettre la main dessus. Au lieu de quoi, il avait trouvé refuge chez Layla, même si la solitude ne s’était jamais faite aussi oppressante.
— Qu’est-ce que je dois faire maintenant ? murmura-t-il.
Son regard se perdit sur les nombreuses gerbes de fleurs qui avaient été déposées au pied de l’arbre. Il y en avait tant. Les premières commençaient même à faner, abîmées par les intempéries.
— Si j’avais un moyen de comprendre ce qui s’est passé, de savoir pourquoi…
Avec nervosité, il se mit à triturer les quelques brins d’herbe qui l’entouraient. Au-dessus de lui, il entendait le vent faire danser le feuillage du chêne, dont les bruissements évoquaient de fébriles chuchotements.
— Je sais que tu n’étais pas étranger à tout ça, que tu m’as caché certaines choses, toutes ces années et… À cause de ça, j’ai vraiment du mal à ne pas t’en vouloir…
Liam savait que son père ne pouvait pas l’entendre mais au fond, confier ce qui lui pesait tant sur le cœur le soulageait.
— Je ne sais pas si je dois croire Artemius quand il dit que je suis un Aurimancien, soupira-t-il. Même si certains événements récents me font aller dans son sens.
Il leva ensuite une de ses mains à hauteur de ses yeux, comme pour l’examiner.
— L’autre jour, après la cérémonie, j’aurais juré avoir vu des… Volutes de fumée autour de ma main. Mais… Peut-être ai-je seulement rêvé...
Liam pouffa en y repensant. Ces derniers temps, il avait la désagréable sensation de ne plus être sûr de rien le concernant.
— Je vais trouver des réponses, lâcha-t-il en redressant la tête avec détermination. Je vais essayer tout du moins.
Passé ce moment d’égarement, il se releva. Lorsqu’il attrapa son sac pour le mettre sur son dos, quelque chose en tomba et roula dans l’herbe. Un petit objet argenté et métallique. C’était le pendentif qu’Artemius lui avait donné.
Tant de choses s’étaient passées ce soir-là. Trop de choses. Il n’était même pas sûr de se souvenir de tout. D’ailleurs, il n’était pas sûr non plus de le vouloir. Et voilà qu’à présent, il contemplait le pendentif qui paraissait luire dans l’herbe grasse. Mais étrangement, il hésita à le ramasser, comme si ce simple geste allait l’obliger à s’engager auprès d’Artemius. Car même si pendant une seconde, il avait été prêt à accepter sa proposition, avec du recul, il se demandait s’il pouvait vraiment lui faire confiance. À lui, ainsi qu’à l’ensemble du clan dont il lui avait parlé. Peut-être manigançaient-ils quelque chose ? Peut-être essayaient-ils de se servir de lui ? Il ne pouvait en avoir aucune certitude. Pourtant, malgré ses doutes, il savait qu’ils étaient sa seule piste pour tenter d’élucider le meurtre de son père.
— Des Aurimanciens, songea-t-il en ramassant finalement l’objet. Un clan seulement composé d’Aurimanciens…
À cette pensée, une vague idée lui traversa l’esprit. Jack. Son ami de toujours était lui aussi l’un de ces hommes doués du pouvoir de l’Aura. Et si la guilde l’avait déjà contacté ? Et s’il en faisait secrètement partie ? Il devait l’interroger. Peut-être que, grâce à lui, il en apprendrait plus sur eux et qu’il saurait s’il pouvait leur accorder sa confiance. Ce fut donc avec ce maigre espoir que Liam prit le chemin du retour.
Il descendit de la Colline des Souvenirs, là où l’on inhumait les familles de Telemnar, et quitta l’ombre des vieux arbres qui en parsemaient le sommet. Depuis la mort de son père, il avait constamment l’impression qu’on l’épiait, que quelqu’un le suivait. Dans ces moments-là, Liam avait tendance à accélérer le pas, même s’il savait qu’il avait peu de chance de croiser cet assassin, ce Soren, en pleine journée. Il suivit malgré tout le sentier en toute hâte afin de retourner en ville.
Le soleil n’avait pas atteint son zénith quand le jeune homme arriva devant l’atelier de Jack. Il hésita toutefois à franchir la grande porte en bois de ce bâtiment sans âge. L’apprenti inventeur et lui ne s’étaient pas encore revus depuis les funérailles, mais Liam ne douta pas que son ami tenterait de le détourner de ce qu’il avait en tête. Néanmoins, cette fois, ce serait peine perdue. Liam désespérait trop d’en savoir plus sur la guilde des Aurimanciens pour se laisser distraire. Aussi tâcha-t-il de garder à l’esprit les questions qui le tourmentaient avant de frapper.
Quand la porte s’ouvrit, Jack écarquilla de grands yeux derrière ses lunettes à fine monture.
— Liam ?
Le jeune homme tenta de sourire.
— Salut. Hum… Je peux entrer ?
— Oui, bien sûr, viens ! Ne reste pas dehors par ce froid.
L’inventeur referma derrière lui. Comme d’habitude, il faisait chaud dans le vaste atelier. Dès qu’un vent frais pointait sur l’île, on pouvait être sûr d’y voir la cheminée allumée, apportant à la fois de la chaleur et une odeur de brûlé qui imprégnait les vêtements. Une histoire de tirage mal réglé, avait un jour prétendu Jack. Liam, lui, l’avait toujours suspecté de dissimuler son manque d’habileté à allumer un feu.
— Tu veux boire quelque chose ? J’ai… J’ai un peu de tout, lui proposa maladroitement l’apprenti inventeur.
Liam déclina l’offre d’un signe de la main. Il venait tout juste de remarquer Layla, assise dans l’un des divans qui formaient un arc de cercle devant la cheminée. Avant qu’il ait pu la saluer, elle se leva et se jeta dans ses bras.
— Tu es parti si tôt ce matin, je ne t’ai même pas entendu te lever… Je… Je me suis fait tellement de soucis, lui avoua-t-elle à mi-voix.
— Excuse-moi, j’aurais dû te le dire mais… Enfin, j’avais besoin d’un moment pour moi, tenta-t-il de la rassurer.
Sa présence lui fit un bien fou, comme à chaque fois qu’il la retrouvait. Il aurait aimé le lui avouer mais pour une raison qui lui échappa, il garda le silence. Néanmoins, en croisant le regard de la jeune femme, il comprit qu’il n’y avait pas besoin de mots. Elle avait déjà deviné ses pensées.
— Qu’est-ce que tu fais ici d’ailleurs ? lui demanda-t-il finalement.
— Juste une visite de courtoisie, l’informa-t-elle après avoir desserré son étreinte. En fait, il fallait que je parle de quelque chose à Jack.
Liam haussa un sourcil interrogateur.
— Ah oui ? Et de quoi donc ?
Ses amis l’invitèrent à s’asseoir. Il s’exécuta sans broncher tandis que Jack reprenait :
— Eh bien, on se disait que tu avais besoin de changer d’air, expliqua le jeune inventeur en s’installant dans l’un des divans. Du coup, Layla m’a suggéré l’idée d’une escapade quelque part sur le littoral, du côté d’Almandrine.
Cette proposition lui fit chaud au cœur. Ce n’était pas la première fois qu’ils envisageaient un séjour quelque part. Le dernier en date précédait le départ de Jack pour son apprentissage sur le continent. Autant dire une éternité. Et même s’ils n’étaient jamais allés bien loin, en tout cas pas en dehors de l’île d’Aia, ces moments avaient chaque fois permis de forger des souvenirs auxquels Liam se raccrochait dans les moments difficiles.
— C’est une bonne idée, acquiesça-t-il mollement, tout en s’affalant un peu plus dans son divan.
Jack termina son verre en le toisant d’un air soucieux. Tout comme Layla, il n’avait pas manqué de remarquer l’absence d’enthousiasme de leur ami. Son air pensif en disait long sur ses préoccupations. Tout à coup, comme pour dissiper la tension, l’apprenti inventeur se leva d’un bond et se dépêcha de filer en direction du gros buffet, tout au fond de l’atelier, pour se resservir un verre.
— Tu es sûr que tu ne veux rien boire ? insista-t-il. Même pas un verre d’hypocras ?
Liam refusa une nouvelle fois. Il n’était pas venu pour cela, contrairement à ce que ses amis semblaient penser. C’était un peu égoïste, mais il devait admettre avoir rendu visite à Jack seulement par intérêt et ne comptait pas s’éterniser. Le pendentif d’Artemius, au fond de sa poche, le lui rappela lorsque ses doigts l’effleurèrent.
— Et pourquoi on n’irait pas du côté du Donnel ? lâcha-t-il alors.
— Du… Du Donnel ? s’étrangla Layla en finissant son verre de cidre. Pourquoi ? Tu as envie d’acheter du poisson et du tabac ?
— Bah, pourquoi pas ? Et puis ça fait une paye que je n’y suis pas allé. La dernière fois, c’était avec mon père alors… Je me dis que ça peut être une bonne façon de me remémorer certains souvenirs...
Au regard que lui lança Jack, Liam comprit que celui-ci avait vu clair dans son jeu. En fin de compte, son ami figurait parmi les trop nombreuses personnes capables de désamorcer ses mensonges. Celui-là ne fit visiblement pas exception à la règle.
— Il y a un truc qui te tracasse, pas vrai ? l’interrogea-t-il lorsqu’il revint s’asseoir.
Liam haussa les épaules, harassé. Il réalisa que cela ne servirait à rien de tourner autour du pot. Le léger sourire qu’il avait conservé jusque-là s’évanouit, emporté par l’amertume et le chagrin qui ne le quittaient pas. Il opina donc, attirant l’attention de ses compères, puis se confia enfin à eux :
— Ouais. En fait, j’ai rencontré un type, un ami de mon père apparemment, le soir où… Le soir où ça s’est passé. Un certain Artemius Salazar. Il a prétendu être le chef d’un clan d’Aurimanciens basé au Donnel et…
— Et tu veux le retrouver, c’est ça ? devina Jack.
— Il faut que j’en apprenne plus sur lui, confirma Liam.
Le silence retomba, seulement entrecoupé par les cliquetis de la vieille horloge. Layla, perplexe, dévisagea tour à tour ses deux amis.
— Pourquoi tu ne nous en parles que maintenant ? s’enquit-elle gravement.
— Désolé. Je… Y a plein de trucs qui se bousculent dans ma tête en ce moment, s’excusa-t-il, penaud.
Liam détestait mentir à ses proches, tout comme il détestait leur dissimuler des choses. Immédiatement, les griffes glacées du remord lui entaillèrent l’esprit et le cœur.
— Disons que j’ai essayé de gérer ça tout seul. Mais pour le coup, j’ai besoin de votre aide. Et…
Il hésita à poursuivre mais comprit à leurs expressions qu’il ne pouvait plus faire marche arrière.
— Et si je suis venu, acheva-t-il, c’est parce que je dois savoir si ce que m’a dit ce type est vrai.
Jack, en croisant le regard de Liam, se sentit directement visé par la question. Il but une gorgée d’hypocras puis reposa son verre sur la table basse, l’air affligé.
— Pourquoi je le saurais ?
— T’es un Aurimancien, prétexta Liam. Le seul que je connaisse, en plus d’être mon meilleur ami. Et comme ce gars m’a aussi affirmé avoir des yeux et des oreilles partout sur Aia, j’ai pensé qu’il devait connaître tous les Aurimanciens qui s’y trouvent. Toi inclus. Du coup, je me demandais si tu ne l’avais pas déjà rencontré, ou s’il t’avait déjà approché ?
Sur ces mots, il extirpa le pendentif de sa poche et le lui tendit. Le bijou accrocha un éclat argenté sous la lumière de l’atelier, comme s’il tenait à accaparer toute l’attention. Jack s’en empara et le fit rouler entre ses doigts pour mieux l’observer. Il opina ensuite d’un air grave, puis alla ouvrir un petit coffre posé non loin, d’où il retira un pendentif similaire. Lorsqu’il revint, il le montra à Liam.
— On me l’a donné il y a deux ans. Quelqu’un est venu me voir juste avant mon départ pour Haïrin.
Par son silence, Liam l’incita à poursuivre.
— Ce pendentif est une invitation, une clé pour entrer dans le clan. Personnellement, j’ai dû refuser car je partais sur le continent. Mais j’ai choisi de le garder, au cas où. Après tout, ce n’était pas inintéressant comme proposition.
Après avoir échangé leurs pendentifs, Jack s’enfonça dans son divan.
— Mais je me demande pourquoi ils t’invitent à y entrer, toi aussi. Tu n’es pourtant pas un Aurimancien à ce que je sache.
— J’en sais trop rien non plus, marmonna Liam, qui ne tenait pas à s’épancher sur le sujet. Ce que je voudrais savoir, c’est si je peux leur faire confiance. Car si cet Artemius connaissait mon père comme il le prétend, il pourrait peut-être m’aider à comprendre pourquoi il s’est fait tuer.
Layla, assise à côté de lui, parut de plus en plus inquiète. Elle posa une main sur celle de Liam, comme pour le lui manifester.
— Justement, tu ne trouves pas ça bizarre ? Va savoir s’il n’est pas lié à l’homme qui a assassiné ton père, Liam. C’est peut-être un piège, tu ne penses pas ?
Sa voix trahissait elle aussi son anxiété, que le jeune homme ne pouvait que partager. Pourtant, il secoua la tête.
— C’est possible, mais j’ai besoin de savoir. Et je n’apprendrai jamais rien en restant ici, à attendre…
Jack finit par soupirer avec lassitude. Il se pencha en avant, les coudes sur les genoux et les doigts croisés.
— Pendant mon apprentissage, nous avons abordé le sujet avec le prof’ Van Léopold. Il ne connaissait pas spécialement le clan mais il avait déjà côtoyé cet Artemius, par le passé.
Jack savait que ses paroles allaient influencer le jugement de son ami et que, de ses révélations, dépendrait son départ. Il hésita même à poursuivre, peu enclin à voir partir Liam vers d’obscurs horizons, mais il se devait d’être honnête. Quand celui-ci l’invita à reprendre, désireux d’entendre ce qu’il avait à dire, Jack ignora l’expression réprobatrice de Layla et enchaîna :
— Il ne m’en a dit que du bien. Selon lui, c’est quelqu’un de juste et de digne de confiance. Donc très franchement, je ne pense pas qu’il essaie de te piéger.
Liam hocha la tête, les yeux dans le vague. Il ne remarqua pas l’air offusqué de Layla, pas plus qu’il ne se rendit compte de l’infime sourire qui étirait ses propres lèvres. Un subtil mélange d’excitation et d’appréhension l’étreignit. Sa décision était prise et plus rien ne pourrait l’en détourner.
— Je pense que vous comprendrez si je vous dis que je vais partir quelques temps ? lança-t-il au terme de sa réflexion.
Jack acquiesça sans grand entrain mais à la tête qu’il faisait, Liam sut qu’il respectait sa décision. Layla en fit de même, non sans un soupir désappointé. Désireux de la réconforter, Liam la prit aussitôt dans ses bras pour la rassurer. Ils échangèrent quelques mots tandis que Jack se dirigeait vers l’un de ses établis.
— Bon, te connaissant, j’imagine que tu ne veux pas qu’on t’accompagne, supposa-t-il en revenant vers eux. Alors permets-moi de te filer une petite babiole pour ton escapade.
Tout en marchant, Jack s’affaira sur une petite boule en laiton brillant qu’il lustra à l’aide d’un chiffon. Une fois à sa hauteur, il offrit l’objet à Liam, qui l’attrapa du bout des doigts. Intrigué, il l’examina, sûr de l’avoir déjà vu.
— Eh, ce ne serait pas le truc sur lequel tu bossais y’a quelques jours ?
— Exact, confirma l’inventeur. C’est un manobot, un petit appareil que j’ai mis au point pendant mon apprentissage !
Liam observa la coque en laiton qui luisait à la lumière de l’atelier. Il y avait deux interrupteurs et un renfoncement dans lequel était repliée une petite hélice prête à se déployer.
— Et ça sert à quoi ?
Jack, comme s’il avait attendu qu’on lui pose la question, dégaina un deuxième appareil identique de sa poche et le lui montra :
— Tu vois ces deux petits engins ? Ils sont connectés l’un à l’autre. Grâce à eux, nous pourrons facilement communiquer. Comme ça, en cas de pépin, tu pourras toujours nous prévenir !
— Excellent, le félicita Liam en détaillant l’objet de plus près. J’imagine qu’il a une bonne portée ?
— Plutôt, oui. Il utilise les flux d’Aura qui parcourent notre monde pour transmettre le signal. Évidemment, plus tu es loin, plus ça prendra du temps à arriver.
— Décidément, tu ne cesseras jamais de m’étonner, commenta Liam. Et il fonctionne comment ? Sur batterie ?
L’inventeur secoua la tête.
— Non, grâce à une hémérite. Autant dire que tu n’as pas à t’en préoccuper. Je te demanderai juste de ne pas le perdre !
Liam lui en fit la promesse, le gratifiant d’un sourire sincère malgré l’angoisse qui lui étreignait toujours le cœur. Il rangea l’objet dans son sac, qu’il posa sur une chaise à proximité.
— Dis-moi, tant qu’on y est, tu n’aurais pas une carte du Donnel dans tes affaires ?
— Pas sûr mais ça ne coûte rien de jeter un œil !
Sur ces mots, le jeune inventeur alla se poster devant un vieux placard qui grinça effroyablement en s’ouvrant. Après une seconde de réflexion, il attrapa à bout de bras l’un des trois gros cartons rangés sur l’étagère la plus haute. Il le ramena ensuite dans le salon, puis le déposa sur la table basse.
— Voyons un peu ce que j’ai là.
Liam s’installa à ses côtés, curieux de ce qu’il pouvait contenir. Jack en sortit divers carnets rangés dans un large sac de voyage en cuir. Il trouva ensuite un nocturlabe, un sextant et tout un tas d’objets aussi étonnants les uns que les autres, mais rien susceptible d’attirer l’attention de Liam. Rien, jusqu’à ce que Jack déploie un tissu bleuté devant lui, une sorte de vêtement long muni d’une capuche. Il s’agissait d’une superbe cape de voyage bleu sarcelle sertie de symboles blancs.
— Ah, cette cape, commença Jack en remarquant l’air intéressé de son ami. Nous l’avons récupérée après l’incendie qui a ravagé la maison d’un vieil explorateur. Tout avait cramé. Tout sauf elle, bien sûr.
— Sérieusement ?
— Je peux te l’assurer. Ce truc est un vrai mystère. On l’a étudiée, le prof’ et moi, mais on n’a rien pu apprendre dessus. Pas même la matière dans laquelle elle a été fabriquée.
Fasciné, Liam la saisit avec délicatesse pour l’examiner d’un peu plus près. Il constata que le tissu, qui paraissait pourtant épais, était étrangement léger. Un reflet de lumière bleutée attira son attention au moment où il la toucha et il crut même apercevoir sa main au travers de la fibre, comme si elle était furtivement devenue transparente.
— Si tu la veux, tu peux la prendre. Je ne vois pas ce que je pourrais en faire de toute façon.
— Merci Jack, fit Liam, reconnaissant.
Il déplia entièrement la cape, qu’il épousseta avant de la lancer sur son dos. Elle drapa ses épaules sans pour autant gêner ses mouvements.
— Je suis désolé mais je n’ai pas de carte, regretta Jack après avoir fini de fouiller le carton. Par contre, j’ai une bandoulière à sacoches si ça t’intéresse.
Après un rapide coup d’œil, Liam l’accepta de bon cœur et le remercia une fois de plus. Ravi, le jeune inventeur s’éclipsa ensuite pour ranger la boîte.
Liam s’apprêtait à retirer sa cape quand Layla l’enlaça de plus belle, l’en empêchant :
— Tu peux la garder sur toi, lui souffla-t-elle après un baiser furtif. Elle te va bien.
Liam l’étreignit davantage, silencieux.
— Tu n’en auras pas pour longtemps… Hein ? espéra-t-elle avec une moue ennuyée.
— Je ne pense pas, non. Quelques jours tout au plus.
La jeune femme se détacha, la mine soudain rêveuse. Elle triturait un pan de la cape entre ses doigts et Liam crut la voir sourire.
— Eh bien dans ce cas, dépêche-toi d’y aller ! l’encouragea-t-elle. Comme ça, tu seras plus vite de retour !
Le jeune homme s’autorisa un petit rire. D’un bras, il la ceignit à la taille pour la ramener contre lui. Ils allaient s’embrasser une fois de plus quand ils furent interrompus par Jack, qui lui lança depuis le bar :
— Et tu comptes partir quand exactement ?
— Ce soir. Autant ne pas traîner.
Jack lui donna raison d’un signe de tête, puis il sortit une bouteille de bière artisanale ainsi que trois bocks qu’il remplit à ras bord.
— Alors à ta santé mon ami, lui souhaita-t-il tout en lui tendant son verre. Et cette fois, tu n’as pas le droit de refuser !
Chapitre 10 - D’ombre et d’argent

Cela faisait plusieurs heures que le soleil avait disparu derrière l’horizon quand Liam mit le pied au Donnel. Le voyage en train depuis Telemnar n’avait pas été particulièrement long, mais en traversant les monts et les vallées verdoyantes d’Aia, il ne s’était jamais senti aussi loin de chez lui. Loin de sa famille, de ses amis. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il se rendait dans cette ville portuaire, la plus grande de toute l’île. Il avait déjà eu l’occasion d’y séjourner avec ses parents quelques années auparavant. Mais l’endroit lui parut fort différent, comme si ses souvenirs l’avaient trompé.
Sur le parvis de la gare, Liam huma l’air humide. Un épais brouillard recouvrait la ville à un point tel qu’on n’y voyait pas à cinq mètres. Au bruit, on devinait néanmoins que le port grouillait d’activité malgré l’heure tardive. La lumière des calèches et des lampes à huile de baleine perçait péniblement cette obscurité brumeuse, baignée par l’odeur des poissons fraîchement éviscérés et du crottin que laissaient les chevaux.
— Bon, se murmura-t-il afin de se donner un peu de courage. Allons-y.
S’il avait gardé en mémoire une ville colorée et pleine de vie, le Donnel devenait à la nuit tombée un royaume étrange. Les bâtiments de bois et de pierre paraissaient l’observer. Dans les étroites venelles du centre-ville, les badauds ne faisaient que passer. S’ils s’attardaient un peu trop, on pouvait tout de suite penser qu’ils complotaient. Mais contre qui ? Contre quoi ? Peut-être contre ceux dont le visage ornait les innombrables avis de recherches placardés ici et là ? Il s’y arrêta d’ailleurs une minute, sans trop savoir pourquoi. Au fond de lui, il espérait sans doute y reconnaître les traits d’un fuyard bien particulier. Celui qui avait bouleversé sa vie en assassinant son père. Soudain, des bruits de pas cadencés se firent entendre dans la brume. Des gardes, comme il n’en avait jamais vus, passèrent à proximité. Suffisamment près pour qu’il puisse distinguer leur uniforme noir. Peu importait qui ils étaient, Liam devina qu’il valait mieux ne pas traîner dans le coin. Méfiant, il serra le pendentif confié par Artemius et qu’il portait désormais autour du cou. Sa seule et unique piste. Il le contempla quelques secondes, puis le dissimula sous sa cape en essayant de se remémorer ce que l’Aurimancien lui avait dit.
— « À l’heure où les lumières se meurent, suis la lueur des lanternes rouges. »
Liam soupira en projetant son regard sur les bâtiments de briques brunes qui s’élevaient devant lui. Les lampadaires en candélabre peinaient à dissiper le voile nocturne qui recouvrait le quartier. Malgré tout, il avança. Ses bottes foulèrent les quelques flaques d’eau qui stagnaient entre les pavés. Ce fut au détour d’une ruelle qu’il aperçut la lueur rougeoyante d’une petite lanterne, accrochée à la devanture d’un vieux pub. Les mains dans les poches de son pantalon blanc, Liam se figea, hésitant à aller plus loin.
— Les gens sont bavards dans ce genre d’endroit, avait un jour dit Somaël. C’est le lieu parfait pour se tenir à jour des derniers ragots.
— L’endroit idéal pour avoir des informations, se convainquit Liam. Et si je suis ce qu’a dit Artemius, alors c’est probablement le début de la piste pour le retrouver.
Sans compter qu’il commençait à avoir faim. Il fut presque certain d’entendre son estomac gargouiller lorsqu’il entra dans cette taverne rustique, la bien nommée Manticore. Liam, lui, l’aurait plutôt baptisée le Varech cramé tant l’odeur d’algue et de cigarette avait investi l’atmosphère, âcre et tenace. La dizaine de clients attablés ou accoudés au comptoir ne lui prêtèrent qu’une attention distraite, bien qu’il fut certain qu’une poignée d’entre eux ne le lâchaient déjà pas des yeux. Il fila s’asseoir dans un coin et hésita à rabattre sa capuche sur sa tête. Peut-être que cela aurait été de trop. Peut-être que cela aurait immédiatement paru suspect. Aussi n’en fit-il rien.
— Et pour toi, jeunot, ce sera quoi ?
Il leva les yeux vers la tenancière, une femme imposante à la poitrine démesurément généreuse.
— Un… Un plat du jour, bredouilla-t-il en tâchant de maintenir son attention sur son visage rond aux pommettes rouges. Et une pinte.
Elle opina puis s’éloigna d’une démarche lourdaude. Liam profita de l’attente pour accorder un peu d’attention aux autres clients, pour la plupart de pauvres hères. Néanmoins, un groupe d’hommes, au fond, l’intrigua. Ils avaient un il-ne-savait-quoi d’insolite. Quelque chose de peu commun. Sans doute était-ce leurs yeux d’un vert brillant. Ou bien la peau de leurs mains, plus sombre, comme s’ils les avaient plongées dans de la poussière de charbon jusqu’aux coudes.
— Des Daturiens, songea-t-il.
Les quelques regards furtifs qu’il jeta dans leur direction lui suffirent pour savoir que ces hommes étaient de loin les plus intéressés par sa présence, hélas pas dans le bon sens du terme. Ils paraissaient plutôt irrités et méprisants.
— Et voilà le plat du jour et la pinte, annonça soudain l’aubergiste en lui servant sa commande.
En voyant ainsi l’énorme morceau de viande qui fumait dans son assiette, Liam prit conscience qu’il n’avait en réalité aucun appétit. Et c’était sans compter l’effroyable portion de frites qui l’accompagnait. En fait, il se demanda bien comment il allait pouvoir engloutir tout ça. C’était à croire que son estomac lui faisait tout à coup comprendre qu’il n’était pas nécessaire de manger. Pourtant, il y parvint, tout comme il réussit à avaler presque d’une traite sa pinte de bière sans sourciller. Et sans ressentir la moindre ivresse. Il mit ça sur le compte de l’anxiété. Cet endroit ne lui inspirait rien de bon, d’autant que les Daturiens ne cessaient de le dévisager.
— Ne croise pas leur regard, s’intima-t-il.
Liam se leva presque d’un bond après s’être assuré de n’avoir rien laissé dans son assiette. Il se dirigea vers le comptoir en déboursant quelques mérins du fond de sa poche. La tenancière ne lui accorda qu’un bref hochement de tête en signe de remerciement. Il allait quitter les lieux quand il se rappela pourquoi il était venu, au-delà de vouloir se sustenter.
— Dites, commença-t-il. Vous…
— Quoi ?
Il s’accouda au bar après s’être assuré qu’on ne risquait pas de les entendre. Pendant un instant, Liam se demanda s’il devait aborder le sujet abruptement ou s’il fallait plutôt faire preuve de subtilité. Les avis de recherche placardés derrière son interlocutrice lui offrirent une réponse. Il reconnut sur l’un d’eux le visage d’Artemius Salazar et préféra opter pour la prudence.
— Vous n’avez pas entendu parler de choses bizarres en ville récemment ?
L’aubergiste haussa un sourcil, à mi-chemin entre la surprise et l’indifférence la plus totale.
— Des choses bizarres ? Comme quoi ?
— Je ne sais pas, avoua Liam. Disons des événements inhabituels.
Elle leva les yeux au plafond, que les araignées avaient commencé à envahir avant de le déserter. Sa poitrine plus large qu’un fût de bière monta puis redescendit au même rythme que son soupir.
— Mon p’tit, des trucs bizarres, il s’en passe tout le temps au Donnel. La faute à tous ces Aurimanciens, là. Ah s’ils pouvaient déguerpir de cette ville, ça nous ferait un sacré poids en moins, tiens !
Liam l’observa sans rien perdre de son sang-froid, se demandant ce qui pouvait bien engendrer une telle haine à leur égard.
— Ces avis de recherche, qu’on voit partout, reprit-il. Ils ne concernent que des Aurimanciens ?
La tavernière hocha la tête.
— De la vermine, c’est moi qui te l’dis. Ces types sont dangereux.
Elle se pencha un peu plus vers lui, écrasant son opulente poitrine sur le comptoir.
— Si tu veux mon avis, la prime pour leur capture est vraiment trop basse. Et puis devrait y avoir écrit « mort ou vif » sur ces affichettes.
Liam acquiesça mollement. Bien sûr, il ne partageait pas son point de vue. D’autant qu’il ne savait pas encore s’il n’était pas lui-même l’un de ces Aurimanciens. D’un signe de tête, il la remercia, prêt à quitter la taverne, mais se ravisa à nouveau sous l’œil intrigué de son interlocutrice. Alors il extirpa son pendentif et le lui désigna discrètement :
— Vous connaissez ce symbole ? Vous savez si je peux trouver quelqu’un qui…
L’aubergiste se figea. Elle jeta plusieurs coups d’œil nerveux aux alentours, comme pour vérifier que personne ne les épiait. Peine perdue. Le groupe de Daturiens ne les lâchait pas du regard. L’un d’eux s’était même redressé en le voyant sortir le pendentif.
— Range ça, tu veux ? le réprimanda-t-elle à voix basse en dissimulant sa soudaine anxiété sous un masque de gentillesse mielleuse. J’veux pas voir ça dans mon établissement. J’ai pas envie d’avoir des ennuis, moi. Alors tire-toi vite fait, sale petit fouineur !
— Mais je…
Elle secoua la tête en marmonnant avant de s’éloigner. Déçu, Liam rangea le pendentif avant de se retourner, frustré de ne pas avoir obtenu les réponses escomptées. Il remarqua alors que tout le bar semblait s’être soudain arrêté. Sans plus attendre, il se dépêcha de quitter les lieux en prenant soin cette fois de mettre sa capuche. Mais à peine eut-il mis un pied dans la rue qu’il entendit la bande de Daturiens sortir à son tour. Liam accéléra le pas. Ces types n’avaient pas cessé de l’observer depuis qu’il était entré et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’ils le suivaient. Il ne lui fallut pas bien longtemps pour en avoir la confirmation.
— Eh, l’Aurimancien ! lança l’un d’eux. Où tu vas comme ça ?
Liam serra les mâchoires. Il profita de son avance pour se faufiler dans une étroite venelle, qu’il longea en courant. Derrière, les individus ricanaient comme des hyènes affamées. Il les entendait se disperser aux alentours pour mieux le traquer. À présent, Liam cavalait à toute allure. Le bruit de ses bottes claquant sur le sol retentissait dans la rue vidée de ses habitants par l’heure tardive.
— Par là ! cria-t-on.
La voix résonnait tellement que Liam ne sut d’où elle venait. Suivant son instinct, il choisit d’emprunter la grande avenue qui s’ouvrait à lui. Peut-être aurait-il la chance de tomber sur quelqu’un qui pourrait l’aider ? Lorsqu’il stoppa enfin sa course, il réalisa qu’il n’y avait étrangement plus aucun bruit. Son souffle se dissipa dans l’air en une fine vapeur à peine perceptible. Il crut s’être tiré d’affaire en les semant mais des silhouettes surgirent brusquement dans le halo pâle d’un lampadaire, un peu plus loin.
Liam recula avant de prendre à nouveau la fuite. Il s’engagea dans la première ruelle qu’il croisa mais dut ralentir en constatant qu’elle était bien trop exiguë pour qu’il puisse la traverser sans marcher. Elle débouchait sur une ancienne rue marchande bordée par de vieux bâtiments dont les murs noircis restaient les seuls témoins d’un incendie vécu plusieurs années auparavant.
— Bah alors ? s’exclama une voix derrière lui. Qu’est-ce que tu fuis comme ça ?
Liam s’apprêtait à prendre de nouveau ses jambes à son cou quand il comprit qu’il se trouvait dans une impasse. Résigné, il se retourna, le visage crispé. Son estomac se noua tandis qu’il découvrait les trois Daturiens qui approchaient. Leur sourire, couplé à leur démarche nonchalante, le pétrifièrent. Il se sentait telle une proie encerclée par des loups. Son cœur s’emballa et il toisa ses assaillants comme l’aurait fait un chien apeuré prêt à attaquer.
— J’me rappelle pas avoir vu sa tronche à celui-là, ricana l’un d’eux. Mais je suis sûr qu’ils nous en donneront un bon prix quand même !
Liam s’efforça de garder son calme. Il devait trouver un moyen de s’en sortir. En cet instant, son attention était tellement happée par l’individu qu’il avait en face de lui qu’il ne prit pas garde à celui qui venait de surgir par derrière. On lui asséna un coup sur le crâne. Il en tomba à genoux. Le choc fut si fort qu’il manqua de s’évanouir. Il entendait à peine les rires des hommes qui venaient de se rapprocher encore un peu. L’un d’eux frappa à nouveau. La seconde suivante, il se sentit tracté en arrière par un autre qui l’allongea sur le sol en le ruant de coups de pied. Abattu par la douleur, transi de peur, Liam gisait sur les pavés humides, incapable de se défendre. La seule expression satisfaite des Daturiens lui arracha un profond soupir de désespoir. Quand l’un d’eux réalisa qu’il les dévisageait, cela lui valut un nouveau coup de poing, cette fois à la tempe.
— Baisse les yeux ! lui ordonna-t-on sèchement.
Il obéit et aperçut le reflet du Daturien dans une flaque d’eau à proximité. Il savait qu’au moindre geste, on le rouerait à nouveau de coups, aussi choisit-il de rester tranquille. Un filet de sang s’écoula de son front tandis qu’un long sifflement retentissait dans sa tête. Il tenta d’en faire abstraction, si bien qu’il ne fit pas attention aux obscurs murmures qui l’accompagnaient.
Les malfrats s’agenouillèrent près de lui. L’un se chargea de lui faire les poches. Un autre décrocha la dernière sacoche qu’il portait à la ceinture. Le visage écrasé contre les pavés, Liam observa du coin de l’œil ces hommes fouiller délibérément dans ses affaires, allant même jusqu’à les renverser sur le sol mouillé. Pour lui, le temps semblait avoir ralenti. Le livre de Mandes vola dans les airs pour finalement atterrir non loin du caniveau où ruisselaient les eaux usées. Le manobot de son ami Jack heurta le sol rudement. De là où il se trouvait, il devina sans mal l’impact que cela aurait sur le métal lisse de sa coque en laiton. La simple pensée qu’on pouvait lui prendre ou lui casser cet objet le plongea dans un état de tristesse et de colère mélangées. L’un de ses agresseurs s’arrêta un moment sur quelques photos que Liam avait glissées dans le carnet de Mandes et qui venaient de s’éparpiller autour de lui.
— Joli morceau, siffla l’individu en désignant celle de Layla. C’est ta copine, je présume ?
La jeune femme posait devant la cathédrale, monument emblématique qui n’échappa pas à l’attention du Daturien.
— Et à Telemnar en plus ! s’écria-t-il. C’est la porte à côté, ce serait trop bête de pas lui rendre une petite visite…
Tous opinèrent dans l’hilarité générale. Pour Liam, ce fut comme un coup de marteau en plein cœur. C’en était trop. Définitivement trop. La fureur acheva de monter en lui, tout comme ces étranges murmures qu’il percevait de plus en plus nettement. C’était comme si une voix d’outre-tombe lui soufflait des paroles dans une langue gutturale qu’il ne pouvait comprendre. Elle monta crescendo dans son esprit jusqu’à en devenir assourdissante. Puis elle cessa, subitement. Alors il sentit un courant électrique parcourir son corps, pareil à une injection d’adrénaline. Il commençait à bouger quand le troisième Daturien lui asséna un coup de pied dans la mâchoire.
— Eh ! Reste tranquille, toi !
La douleur fut aussi vive et foudroyante que cette rage qui grondait en lui. Cette même ire qui, très vite, se changea en une haine irascible et profonde. Un sentiment de puissance l’enveloppa, telle une énergie nouvelle qui se déversait dans ses veines et se répandait dans tout son organisme. L’autre, dont l’attention était à présent dirigée vers ses acolytes, ne remarqua pas tout de suite qu’il s’était relevé.
— Oh ! aboya-t-il, prêt à le frapper encore. Qu’est-ce que j’t’ai…
Le Daturien s’interrompit. Tout le corps de Liam était à présent ceint d’une aura sombre. On aurait dit que l’obscurité de la nuit s’amassait autour de lui, formant un voile impalpable sur sa peau. Puis ses yeux se mirent à luire d’un bleu électrique intense, accentué par la colère qui brûlait en lui comme un brasier incontrôlable. Ses trois agresseurs se figèrent en le découvrant ainsi. Pendant une seconde, aucun d’eux ne sut comment réagir, si ce ne fut en empoignant dagues et couteaux. Ils allaient l’agresser. Liam en était sûr. Mais à sa grande surprise, deux d’entre eux reculèrent.
— Ça craint, ça, grogna l’un d’eux.
À l’inverse, le dernier fit un pas en avant. Il semblait bien plus confiant.
— Allez chercher du renfort ! exigea-t-il en faisant signe à ses comparses. Moi, je m’occupe de cet enfoiré d’Aurimancien.
Il saisit un poignard, qu’il agita devant lui tandis que les deux autres prenaient leurs jambes à leur cou.
— J’vais te calmer comme j’ai calmé tous les autres !
Liam n’en fut pas certain, mais il crut le voir frémir. Il se demanda brièvement s’il ne valait pas mieux fuir tant qu’il le pouvait. Des hommes allaient rappliquer et il ne serait sûrement pas de taille à tous les affronter. Mais étrangement, ses jambes refusèrent d’obéir, comme si elles ne lui appartenaient plus, comme si elles répondaient à la volonté d’un autre, une chose innommable tapie dans les méandres de son esprit. Ainsi, il resta planté là, toisant l’homme d’un air mauvais.
— À nous deux ! gronda le Daturien avant de se ruer sur lui.
Mais Liam riposta quand la lame s’apprêta à plonger dans ses entrailles. Une onde d’Aura bleutée s’échappa de sa main et frappa celle de son ennemi, le désarmant et lui entaillant la paume du même coup. Tous deux échangèrent un bref regard. Liam, de son côté, n’avait aucune idée de ce qu’il venait de faire. Quant au Daturien, il s’efforça de masquer la peur qui faisait pourtant trembler ses muscles. Avec véhémence, il repassa à l’attaque et frappa son adversaire au visage d’un coup de poing que Liam ne put esquiver. Le jeune homme se ressaisit toutefois assez vite pour répliquer d’un direct au foie avant de se ruer sur son agresseur pour le plaquer au sol. Il l’y maintint ainsi de tout son poids, sa main appuyée contre son cou.
— A… Alors ? Tu comptes faire quoi maintenant ? Me flinguer ? articula le Daturien avec un sarcasme que Liam ne saisit pas. Mais je t’en prie, vas-y ! Vas-y et attends de voir comment tes petits copains et toi allez déguster après ça ! Comment la ville, déjà apeurée par votre présence, va brandir torches et fourches pour vous chopper !
Sa phrase laissa le jeune homme perplexe pendant une seconde, puis il resserra sa poigne :
— Ce qu’on raconte sur les Aurimanciens dans le coin, que ce sont des tueurs, ça vient de vous… N’est-ce pas ? comprit Liam, les mâchoires crispées.
L’autre ne dit rien mais son sourire pervers aux dents désordonnées suffit à confirmer qu’il avait vu juste. Alors Liam, toujours spectateur de ses propres gestes, attrapa une lame qui pendait à la ceinture du Daturien et l’appliqua avec précision sur sa gorge. Du sang perla. Il n’aurait fallu qu’un geste pour qu’il l’égorge. Pourtant, l’autre se mit à pouffer :
— Le plus amusant là-dedans, c’est qu’on aurait sûrement de quoi avoir les foies, avec tous vos super pouvoirs ! Mais la vérité, c’est que vous êtes trop couards pour vous en servir !
Une fois ces paroles prononcées, le Daturien laissa éclater un rire franc et déstabilisant. Comment pouvait-on s’esclaffer de la sorte dans un moment pareil ? Liam y sentit de la malveillance, du sadisme, mais aussi une pointe de satisfaction. Satisfaction probablement due à ces bruits de pas qui retentirent autour d’eux tandis que la pluie commençait à tomber. Cernant la place, venus des rues adjacentes, une dizaine d’hommes approchaient, l’air menaçant.
— Mais moi, tu vois, ça me va très bien, enchaîna le Daturien, toujours étendu au sol. Parce que moi, les Aurimanciens, j’hésite pas à leur faire la peau ! Ces abrutis rapportent beaucoup en ce mom….
Liam ne lui laissa pas le temps de finir. Sèchement, il lui planta son arme dans la gorge. Jamais il n’aurait fait une chose pareille, mais ses muscles avaient encore une fois réagi de leur propre chef. Le Daturien se crispa avant de rendre l’âme dans un râle guttural.
— Butez-le ! brama alors quelqu’un dans la petite foule silencieuse.
Aussitôt, les dix hommes fondirent sur lui. Liam arracha la lame de la tête du Daturien, d’où jaillit un flot de sang épais et poisseux. Il se releva ensuite d’un bond et esquiva habilement un coup de masse qui lui aurait réduit le crâne en bouillie. Là, il enfonça son couteau entre les côtes d’un solide gaillard avant d’en éventrer un second. Quant au troisième qui venait au contact, il n’alla pas bien loin. Il se figea dans un gargouillement inintelligible lorsque la lame d’acier pénétra sous sa mâchoire, comme si elle avait été faite de beurre chaud. Le sang gicla et inonda les pavés que la pluie avait déjà détrempés.
Liam laissa là son couteau, toujours fiché dans la chair. Un poing s’abattit sur son crâne sans qu’il ne le voie venir. Il répliqua et planta le sien dans le nez de son adversaire. Sa force était telle qu’il sentit les os et le cartilage se rompre sous le coup qu’il flanquait. Il attrapa l’homme au col avant qu’il n’ait pu s’effondrer et le frappa à nouveau, encore et encore. Un autre, subitement, lui passa son bras autour du cou pour l’étrangler. Mais le jeune homme n’en avait cure. Il frappait toujours le Daturien, et ce jusqu’à ce que son visage ne soit plus qu’une masse sanguinolente. Puis deux autres le cintrèrent pour tenter de le plaquer contre un mur.
— Tu vas voir ce qu’on fait aux aberrations dans ton genre !
Liam ne ressentait plus la douleur. Seul son champ de vision rougissant lui indiquait qu’il commençait à manquer d’air. Sans même le vouloir, il projeta une puissante onde bleue qui envoya valser les deux hommes occupés à le maîtriser. L’un d’eux se rompit la colonne, propulsé contre l’angle d’un mur. Le second, sonné, peinait à se redresser. Il darda un regard torve sur Liam, agenouillé dans une flaque.
Le jeune homme, une main posée sur son cou encore endolori, le dévisageait tant bien que mal. La douleur, associée au dégoût qu’il éprouvait, lui saisit l’estomac, les tripes et la tête. Ce qu’il faisait là, ce n’était pas lui. Mais cette torpeur, cette sorte de transe dans laquelle l’affrontement l’avait plongé, l’avait comme emprisonné.
Et à présent qu’elle commençait à s’estomper, il mesurait toute l’horreur de la situation. Il contempla ses mains, toutes deux souillées de sang. Quelque chose y attira néanmoins son attention. D’étranges éclats de métal argenté, comme des fragments d’armure, semblaient couvrir ses doigts par endroit tandis que la peau de ses mains avait viré au noir charbon.
— C’est quoi ça… grommela-t-il en les examinant d’un œil inquiet.
Le dernier Daturien profita de ce bref moment d’égarement pour se relever, se jeter sur lui, et lui planter une lame dans l’omoplate. Sous la douleur fulgurante, Liam hurla. Il parvint tout de même à se débarrasser de son adversaire d’un puissant coup de coude. Esclave de sa propre colère, il le saisit ensuite à la gorge et l’écrasa brutalement contre le mur. Une nouvelle fois, le sang jaillit.
Surpris, Liam desserra son étreinte et recula, certain de n’avoir rien fait. Dans un gargouillis répugnant, le Daturien s’écroula, une main portée à sa jugulaire perforée en plusieurs endroits.
— Qu’est-ce que… ? s’interrogea Liam d’un air effaré.
Ses yeux se posèrent à nouveau sur ses mains, qu’il fixa avec une fascination teintée d’effroi. Elles s’étaient toutes deux parées d’une fine pièce d’armure argentée qui protégeait jusqu’à ses avant-bras. Ses paumes, à la peau sombre, étaient toujours apparentes mais ses doigts, eux, s’étaient tous munis d’une large griffe de métal. Des griffes si tranchantes qu’il n’eut pas à chercher bien loin pour comprendre comment il avait pu égorger son adversaire. Hélas, Liam n’eut pas le loisir de les observer plus longtemps car déjà, les runes qui ornaient sa peau disparurent aussi vite qu’elles étaient apparues. Puis les griffes elles-mêmes se volatilisèrent, libérant ainsi ses mains qui reprirent leur teinte naturelle.
— Qu’est-ce… Que c’était que ça ? bredouilla-t-il.
La peur lui comprima la poitrine jusqu’à lui en donner des vertiges. Toutes ses forces s’évanouirent d’un seul coup. Exténué, abattu, il se laissa tomber à genoux sur les pavés ruisselants. Ces mêmes pavés désormais maculés du sang des Daturiens, que les flots emportèrent en rougissant les caniveaux.
Nerveux, Liam ne pouvait s’empêcher d’étudier ses mains sous toutes les coutures, comme s’il craignait de voir ressurgir cet étrange gantelet d’argent. Il tremblait, consumé par une terreur toujours prête à frapper aux portes de son esprit. Comment devait-il réagir après cela ? Devait-il fuir ? Héler quelqu’un ? Pour quoi faire ? Les gardes seraient sans doute les premiers à arriver, qu’il les appelle ou non. Mieux valait ne pas être là quand ils débarqueraient.
Soudain, des pas l’alertèrent. Liam n’eut pas le temps de bouger qu’une silhouette se profila au bout de la ruelle. Une femme, abritée sous un parapluie. Quand elle remarqua ce qui restait des Daturiens, dont certains agonisaient encore, elle esquissa un mouvement de crainte. Liam s’était d’abord figé, ses iris azur tournés vers elle. Qu’allait-elle penser ? Allait-elle alerter les autorités ? Se jetterait-on sur lui pour le mettre aux fers ? L’exécuter en public ?
Comme une proie face à son prédateur, le jeune homme ne cessait de la fixer. Doucement, il finit par se relever, la respiration encore haletante. Il ne savait ni quoi faire, ni quoi dire, si bien que la fuite lui parut être la meilleure option. Il commençait à reculer quand la femme fit un pas vers lui, un bras tendu dans sa direction.
— Non ! Attendez ! Ne… Ne partez pas ! l’apostropha-t-elle.
Liam ne bougea plus, laissant la pluie diluvienne parcourir son corps aux vêtements déjà trempés. La jeune femme s’approcha à pas mesurés. Au fur et à mesure qu’elle progressait vers lui, elle examinait d’un coup d’œil rapide chaque homme qui gisait au sol. Quand enfin elle arriva à sa hauteur, elle le dévisagea d’un air indéchiffrable. Puis son visage à la peau d’albâtre et aux beaux yeux verts se fendit d’un sourire bienveillant. D’un geste nonchalant, elle repoussa les boucles rousses qui retombaient sur ses épaules, couvertes par un gilet en laine blanche.
— Vous… Tu n’as rien à craindre, lui assura-t-elle. Je suis venue pour toi.
Elle s’exprimait avec un accent que Liam n’avait jamais entendu, particulièrement chantant et aux « r » roulés. Néanmoins, sur l’instant, il ne s’en préoccupa pas. Tout ce qui l’intéressait, c’était le pendentif qui ornait son cou. Le même que celui qu’Artemius lui avait donné. Celui du clan Hildir.
Chapitre 11 - Le clan Hildir

La pluie battait son plein quand le tonnerre se mit à gronder au-dessus de la ville. Des claquements de sabots vinrent s’ajouter à ce vacarme assourdissant qui ne cessait de résonner dans l’obscurité du soir. Bientôt, des éclats de voix se mêlèrent au bruit des cavaliers qui approchaient. La soudaine lumière diffuse d’une lanterne transperça la pénombre que les antiques lampadaires peinaient à repousser.
— Allez, faut pas traîner ! jeta l’inconnue à l’attention de Liam.
À ces mots, le jeune homme se ressaisit. Il était prêt à lui emboîter le pas quand il aperçut la coque en laiton brillante du manobot de Jack, entre deux pavés. Cela lui fit prendre conscience qu’il n’avait pas encore récupéré ses affaires, dispersées un peu plus tôt par les Daturiens. Il les chercha du regard à la hâte, soucieux de les trouver avant l’arrivée de la garde. Par chance, elles n’étaient pas aussi éparpillées qu’il l’avait craint et il ne prit guère plus de quelques secondes à tout ramasser. Une fois fait, il jeta un œil aux environs, à la recherche de la femme. L’impasse dans laquelle il s’était retrouvé pris au piège des Daturiens faisait également office de place. Une grande place bordée par des maisons en ruines, serrées les unes contre les autres. Jadis la proie des flammes, leurs murs noircis et en partie détruits offraient le triste souvenir d’un drame que la ville ne pouvait oublier. Soudain, l’étrangère réapparut sur le seuil de l’une d’entre elles et lui adressa un geste impatient. Liam se dépêcha de la rejoindre. Avant d’être repéré par les soldats, il disparut à son tour dans la bâtisse fragilisée et la femme s’empressa de refermer la porte derrière elle.
— Essaie de les garder à l’œil, lui ordonna-t-elle en désignant une fenêtre couverte de suie. Moi, je vais voir s’il y a un moyen de sortir.
Liam opina avant de prendre position devant la vitre, qu’il essuya de son bras. Son cœur manqua un battement quand il aperçut les deux gardes à cheval qui venaient de rappliquer, sans doute alertés par les habitants d’une rue voisine. Il espéra que personne ne l’avait vu régler leur compte aux Daturiens, car la seule perspective d’être recherché lui donnait des sueurs froides.
— Encore ces chiens d’Aurimanciens, grogna l’un des soldats en descendant de sa monture.
Le second acquiesça, l’air grave.
— Ils ont frappé fort cette fois.
Il s’approcha du Daturien que Liam avait égorgé, mit un genou à terre, et appuya un doigt sur son cou. Quelques gouttelettes d’un sang encore chaud et liquide jaillirent de la plaie béante.
— Ça vient juste de se produire, affirma le garde en se relevant. Ils ne doivent sûrement pas être bien loin.
Il balaya la place d’un regard inquisiteur et s’arrêta sur la maison où Liam s’était caché et depuis laquelle il les observait. Quand le soldat fit un pas dans sa direction, le jeune homme se plaqua contre le mur attenant à la fenêtre et qui menaçait de s’écrouler. Un frisson d’effroi lui parcourut le dos. Peut-être l’avait-on vu ? Il attendit, le souffle court, mais par chance rien ne se produisit. La pénombre, alliée à la crasse sur les vitres, avaient visiblement suffit à le dissimuler. Tout à coup, une main jaillit de l’obscurité et lui agrippa l’épaule tandis qu’une autre scellait ses lèvres pour l’empêcher d’émettre le moindre son.
— Suis-moi... murmura l’inconnue à voix basse. J’ai trouvé une issue.
Liam acquiesça en se remettant de ses émotions, puis la suivit jusque dans un vieux salon au plafond à moitié effondré. Ils progressèrent en prenant soin d’éviter les nombreux débris de bois et de verre dispersés ça et là. Juste devant eux, s’ouvrait une large fissure communicante avec la maison voisine. De là, ils aperçurent un rai de lumière qui perçait l’ombre, un peu plus loin. Il s’agissait d’une fenêtre à demie ouverte donnant sur le bon côté de la rue. Ils s’y dirigèrent avec prudence, escaladant les décombres qui obstruaient le passage, puis gagnèrent l’extérieur. Une fois dehors, la jeune femme tira Liam à sa suite et l’entraîna dans une ruelle exiguë, difficilement praticable du fait de ses pavés descellés. Sans doute s’agissait-il de l’une des voies les plus anciennes du Donnel.
— Merci, lui glissa-t-il timidement. D’être venue à moi…
La jeune femme lui répondit d’un bref hochement de tête. Elle semblait d’un naturel souriant et cela lui fit du bien. Il se sentait presque rassuré en sa présence, sans qu’il sache pourquoi.
— Comment t’as su que j’étais là, dans cette rue ? l’interrogea-t-il.
— Je n’en savais rien. Je me suis simplement laissée guider par les cris des Daturiens et je t’ai trouvé, avoua-t-elle. Il faut dire qu’Artemius nous avait demandé de surveiller les rues dernièrement. Il attendait ta venue, Liam.
Ces révélations interpellèrent le jeune homme. Ainsi donc, la guilde des Aurimanciens était bel et bien telle qu’Artemius l’avait prétendu : elle avait des yeux et des oreilles partout au Donnel.
— Alors… Tu es une Aurimancienne, toi aussi ?
La jeune femme se mit à rire.
— Oh non, pas du tout. Je n’ai rien de spécial. Je rends juste service à la guilde quand je le peux.
— Je vois. Et je peux connaître ton nom ? questionna-t-il avec une hésitation palpable.
— La Renarde, lui confia-t-elle sans même le regarder. Ça suffira amplement pour le moment.
Liam n’insista pas, conscient qu’il était sans doute dangereux pour elle d’énoncer son nom en pleine rue. La venelle étroite qu’ils avaient empruntée jusque-là déboucha enfin sur une intersection nimbée d’une lumière rouge étrange. Elle provenait d’une lanterne, accrochée à la devanture d’une taverne. Plus loin, d’autres luminaires semblables se balançaient imperceptiblement dans le vent du large, balisant un chemin subtil que seuls les initiés pouvaient emprunter. Il suivait fidèlement le relief de la baie, où la ville se développait, presque tentaculaire comparée à Telemnar. Le Donnel occupait jusqu’aux premières pentes des hauts pitons rocheux qui le dominaient. Les deux fugitifs longèrent ainsi toute la côte, jusqu’à s’enfoncer dans le quartier le plus éloigné de la cité. Un panneau en bois, fiché à proximité, en révélait le nom :
La Roche-Castelli
Ici, l’architecture des bâtiments était différente. Liam leur trouva quelque chose de plus chaleureux, entre les murs bâtis en pierres grises et les toits faits de tuiles orangées. En levant les yeux, il remarqua que ce quartier était ceint par trois hauts éperons rocheux, dont le plus imposant, qui surplombait la baie, portait près de son sommet ce qui ressemblait aux ruines d’une tour de guet. Sa silhouette noire se découpait sur le clair-obscur de la lune, vestige d’une époque révolue.
— C’est encore loin ? grogna le jeune homme, que la fraîcheur nocturne et la pluie commençaient à engourdir.
— Non, nous y sommes, le rassura la Renarde, à peine fatiguée par leur cavalcade.
Elle lui désigna une bâtisse toute proche. À la base du piton portant les restes de la tour de guet, s’ouvrait en effet une taverne creusée dans le falun. Sans surprise, deux lanternes rouges luisaient de chaque côté de sa porte en bois grossier. Sans plus attendre, ils en franchirent le seuil et refermèrent derrière eux. Les lieux, éclairés par des lumignons accrochés aux poutres, étaient plutôt calmes en dépit des nombreux clients.
— C’est… Ça le clan ? s’étonna-t-il en balayant les alentours d’un regard abasourdi.
La Renarde se contenta de lui sourire en repliant son parapluie. Puis elle l’invita à s’approcher du comptoir, où un homme à la moustache bien fournie ouvrait un nouveau fût de bière. Elle lui montra son médaillon. Le tenancier opina silencieusement avant de porter son attention sur Liam, qui resta immobile. La jeune femme finit par lui asséner un petit coup de coude dans les côtes pour le faire réagir.
Aussitôt, il se dépêcha de sortir à son tour le médaillon donné par Artemius et le présenta maladroitement à l’aubergiste. Le maître des lieux hocha une nouvelle fois la tête sans rien dire, puis les invita à le suivre.
Ils longèrent le comptoir et se dirigèrent vers une large anfractuosité, creusée dans la pierre. On aurait dit une sorte de petit débarras séparé du reste de la salle par un épais rideau noir. En y entrant, on pouvait y trouver des bouteilles, des caisses de vivres et de petits tonneaux, mais pas le moindre accès, d’aucune sorte, ce qui laissa Liam particulièrement perplexe. Il remarqua seulement le mur à sa droite, gravé d’une rune.
— Et maintenant ? s’enquit-il, un peu dérouté.
L’homme à moustache s’approcha alors du symbole sur lequel il fit doucement glisser sa main. Sa paume se mit à luire d’une belle lumière dorée qui se propagea ensuite à l’ensemble de la gravure. Quelques particules luminescentes s’en échappèrent en émettant un sourd grésillement. Liam eut du mal à y croire lorsqu’un pan de mur entier disparut en quelques secondes, comme si la paroi était soudain devenue transparente et intangible. Cela dévoila un étroit passage qui grimpait en pente raide dans les hauteurs du piton rocheux.
— Allons-y, le convia la Renarde en prenant la tête.
Liam lui emboîta le pas tandis que le tavernier se retirait. Sitôt qu’il fut parti, le mur réapparut, marqué du même symbole étrange.
Talonnant la jeune femme, Liam gravit les marches dans une obscurité à peine entrecoupée de quelques lumignons discrets. Une fois en haut, tous deux traversèrent un couloir arqué et cerné de colonnes millénaires. Ils rejoignirent la porte qui se trouvait à l’autre bout et Liam put bientôt entendre des voix étouffées filtrer à travers les murs.
— À toi l’honneur, l’invita la Renarde en s’écartant pour lui laisser le passage.
Bien qu’anxieux, Liam s’exécuta. Devant lui, se dévoila un long hall tendu de bois, à l’odeur de renfermé particulièrement tenace. Cette fragrance se mêlait sans harmonie à des vapeurs d’encens et de benjoin, qu’écrasait celle, plus discrète, du vieux papier. L’endroit croulait en effet sous les livres qui envahissaient de hautes bibliothèques sans âge, dont les étagères encombrées étouffaient sous la masse de manuscrits en tout genre. Il y avait aussi une grande collection d’anciennes reliques, abritées par des vitrines qui alourdissaient de longues tables massives aux pieds sculptés. En étudiant cette pièce incroyable, Liam se sentit dévisagé par toutes ces statues, ces armures et ces masques tribaux rapportés de lointaines contrées.
Les innombrables personnes qui s’activaient un peu partout ne lui prêtèrent aucune attention. Toutefois, lorsqu’il se risqua à faire un pas dans l’immensité de ces lieux bâtis dans la roche, son coude heurta par inadvertance l’une des armures qui trônaient sur le côté. Avant qu’il ait pu la rattraper, elle s’écroula, se fracassant sur le sol dans un vacarme métallique. Le casque rond roula sur les dalles de granit et franchit un tapis poussiéreux, où un homme stoppa sa course du pied. Liam n’osa pas lever les yeux vers lui, le visage crispé en un rictus navré tandis que les derniers échos de ce chaos sonore se dispersaient enfin. Dans son dos, la Renarde ne put retenir un pouffement railleur.
— On peut dire que tu sais soigner ton entrée, se moqua Artemius avec bienveillance.
Il ramassa le casque, qu’il déposa sur une table, puis remonta à sa hauteur. Liam s’empourpra malgré lui, mal à l’aise. La Renarde profita de son arrivée pour s’éclipser et rejoindre un homme qui lui faisait signe à quelques pas.
— En dépit de cette armure millénaire que tu as sans doute endommagée à jamais, je te souhaite la bienvenue parmi nous, Liam, poursuivit l’Aurimancien, dont l’œil d’or scintillait sous la lumière des lanternes. Je savais que tu finirais par venir.
— Vraiment désolé pour ça, s’excusa-t-il platement.
— Ne t’en fais pas, il n’y a pas mort d’homme.
Ces quelques mots, qui visaient à se montrer rassurants, ne firent cependant que rappeler à Liam le massacre qu’il avait commis, un peu plus tôt dans la soirée. Machinalement, il baissa les yeux vers ses vêtements encore entachés de sang, et ce malgré la pluie qui s’était efforcée d’en faire disparaître toute trace. Seule sa cape semblait avoir été épargnée. Elle n’était même pas mouillée. Devant son expression, Artemius posa une main réconfortante sur son épaule.
— Je sais ce qui s’est passé. On vient tout juste de me rapporter l’incident... Tu n’as pas été blessé au moins ?
— Non. En fait, bizarrement, je n’ai rien du tout, réalisa-t-il, perplexe.
— Et comment tu te sens après tout ça ?
— J’en sais trop rien, avoua Liam en haussant les épaules. J’ai beaucoup de mal à accepter ce qui s’est passé, ce que j’ai fait ce soir...
Artemius ne dit rien. Il prit un air grave, signe qu’il réfléchissait, mais Liam fut bien incapable de deviner quelles préoccupations le rendaient si songeur. Tout à coup, le vieil homme frappa dans ses mains en s’efforçant de reprendre une expression rassurante :
— J’imagine, en tout cas, que tu ne doutes plus d’être un Aurimancien maintenant ? lui lança-t-il avec un clin d’œil entendu.
Le jeune homme dodelina de la tête en fourrant les mains dans ses poches, même s’il ne savait pas trop quoi penser de cette histoire. Des tintements, dans son dos, attirèrent son attention. Lorsqu’il se retourna, il découvrit une femme d’une quarantaine d’années, vêtue d’une robe à corset cramoisie, affairée à remettre l’armure à sa place. De ses mains gantées jusqu’aux coudes, s’échappaient des volutes de poussière dorée qui cerclaient les pièces d’armure, les soulevaient et les déplaçaient pour finalement les assembler comme par enchantement. À son allure fine et élégante, il la supposa issue de la noblesse locale. Une fois qu’elle eut terminé, la femme se tourna vers eux. Elle tendit une main à Liam, qui la serra prudemment. Durant ce bref instant, les grands yeux noisette de la nouvelle venue le toisèrent avec insistance.
— Tu n’as pas menti, Artemius, reconnut-elle en se tournant vers son compère. Celui-là a du potentiel…
Liam la dévisagea tout en retirant sa main. Il ne sut quoi dire.
— Liam, je te présente Evie Rosalind, intervint Artemius. Une Aurimancienne chevronnée qui co-dirige le clan avec moi.
La femme s’inclina dans une révérence gracieuse, ses longs cheveux châtains élégamment maintenus en chignon.
— Je suis ravie de t’accueillir ici, Liam. J’espère que tu te sentiras à ton aise parmi nous.
— Merci à vous mais je ne compte pas rester très longtemps.
— Soit. À ta guise. Que ton séjour à nos côtés te soit profitable en ce cas.
Elle lui adressa un dernier sourire avant de s’en retourner à ses occupations. Artemius invita ensuite Liam à le suivre d’un geste du menton. Et tandis qu’il gravissait un large escalier ouvert, le jeune homme aperçut la Renarde qui le saluait d’un signe de tête, en contrebas.
— Une chance qu’Helixane t’ait trouvé ce soir, souligna Artemius en le voyant lui retourner son salut. Elle nous rend un grand service ici. Tout comme les autres rôdeurs.
Le vieillard, malgré son grand âge apparent, marchait à bonne allure. Liam le talonna sans cesser d’examiner tout ce qui l’entourait. Les lieux étaient immenses, creusés directement dans le falun tendre qui dominait le Donnel. La roche restait apparente par endroits, seulement renforcée par des poteaux et des poutres en bois finement ouvragés. Lorsqu’il leva les yeux en s’engageant dans un grand escalier en colimaçon, Liam comprit que les étages les plus hauts s’échelonnaient jusque dans un vaste bâtiment encastré dans l’éperon rocheux, et qui chapeautait les troglodytes. Pourtant, il n’avait pas le souvenir d’avoir aperçu tout ce complexe depuis l’extérieur, à l’exception d’une tour en ruines.
— Nos plus puissants Aurimanciens travaillent en permanence à maintenir une illusion, le renseigna Artemius lorsqu’il remarqua son air interrogateur. Cet endroit n’est pas visible depuis le Donnel, hormis ce qui reste de l’ancienne tour. Cela permet de dissiper les soupçons.
Cette réponse, aussi satisfaisante fut-elle, soulevait cependant bien d’autres questions. Des interrogations qui se bousculaient dans son esprit embrouillé par la fatigue. Aussi, lorsqu’ils entamèrent leur ascension vers le niveau supérieur, il ne put s’empêcher de demander comment les Aurimanciens avaient eu vent de l’existence de ce refuge.
— À l’origine, c’était une planque de Daturiens, expliqua Artemius. Cela leur servait de base secrète pour faire de la contrebande. Bien sûr, il n’était pas si grand à l’époque.
— Et ça fait longtemps que vous êtes installés ici ? voulut savoir Liam en admirant les hauteurs insoupçonnées de cet asile secret.
— Oui, plusieurs décennies. Tout s’est construit au fur et à mesure. Nous l’avons aménagé avec le temps.
Les deux hommes empruntèrent un autre escalier, plus large, qui donnait accès aux étages supérieurs.
— Je ne te fais pas visiter, prévint Artemius. Cela prendrait un temps considérable. Retiens juste que le rez-de-chaussée est le quartier des rôdeurs, autrement dit les yeux et les oreilles de la guilde. Le premier étage, lui, est consacré aux sciences. C’est là que tu trouveras les savants et autres inventeurs essentiels à notre communauté.
Liam se surprit à sourire. Si son ami Jack avait accepté la proposition que le clan lui avait faite autrefois, il aurait sans doute travaillé dans ces locaux. Il s’imagina une autre version de l’histoire où, accompagné de Layla, il aurait pris le train de temps à autre pour lui rendre visite.
— Quant au deuxième et dernier étage, c’est en quelque sorte celui de l’administration, termina son guide sans avoir remarqué son instant d’égarement. C’est également là que sont entreposés nos manuscrits et autres reliques, que nous tenons à garder secrets.
Sans plus attendre, ils quittèrent l’escalier et s’engagèrent dans un long corridor. Un homme à peine plus vieux que Liam croisa leur chemin, affublé d’un sublime chapeau à plumes. Quand il les aperçut, il s’arrêta aussitôt pour exécuter une petite courbette en guise de présentation, ce que Liam trouva particulièrement pompeux.
— Alors c’est toi Liam ! s’esclaffa-t-il en le détaillant de la tête aux pieds.
— Faut croire, se contenta-t-il de répondre.
Le jeune homme ne goûtait que peu à cet effet de célébrité dont il semblait être l’objet. Lui qui pensait pouvoir passer inaperçu au sein de la guilde, voilà que tout le monde paraissait le connaître.
— Cette vieille sauterelle d’Artemius nous a pas mal parlé de toi. T’es assez spécial à ce qui paraît ?
Il pivota vers l’Aurimancien à l’œil d’or, l’air soudain taquin :
— Et qu’en a dit Evie ? C’est un Duneyr je parie !
Liam haussa un sourcil circonspect. Il n’avait jamais entendu ce terme auparavant et ignorait donc tout de son sens, ce qui l’agaça.
— Nous la consulterons plus tard à ce sujet, Zoran, rétorqua Artemius, évasif.
Un petit sourire toujours fiché au coin des lèvres, le dénommé Zoran n’insista pas et s’écarta pour les laisser passer avant de reprendre sa route. Liam, toujours incrédule quant au fait que toute la guilde semblait connaître son nom, s’empressa d’interroger le vieil homme à ce propos :
— On dirait que vous avez parlé de moi à tout le monde. Pourquoi ça ?
L’Aurimancien ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de le toiser avec attention, puis se tourna pour repousser d’une main la porte devant laquelle ils venaient de s’arrêter.
— Parce que c’est la première fois que je rencontre un cas comme le tien, avoua-t-il finalement avant d’entrer.
— Un cas comme le mien ? répéta Liam en lui emboîtant le pas.
Artemius se dirigea vers un grand bureau, dos à une série de bibliothèques si poussiéreuses que les livres qu’elles contenaient semblaient prêts à s’émietter au premier contact. Il prit place dans son fauteuil et invita Liam à en faire autant.
— Oui, reprit le chef du clan Hildir. Un Aurimancien qui s’ignore depuis plus de vingt ans, c’est assez exceptionnel.
Le jeune homme s’affala sur la chaise désignée par Artemius, laquelle grinça sous son poids. Il se sentait complètement étranger au sein de cette guilde, alors que tous paraissaient faire des gorges chaudes de son prétendu potentiel.
— Je sais pourquoi tu es là, ajouta gravement Artemius. Mais avant, j’aimerais échanger un peu avec toi. Tu m’intrigues beaucoup.
Liam garda un silence presque religieux. Il se mit à craindre qu’Artemius ne l’ait en réalité fait venir que pour l’étudier, ou l’utiliser. Mais pour quelle raison ? Bien qu’il n’en sache rien, un doute persistant s’installa dans son esprit et il se tint sur ses gardes. Du moins jusqu’à ce qu’il se rappelle les paroles de Jack. Selon lui, Artemius était digne de confiance. Peut-être se faisait-il des nœuds au cerveau pour rien ? Il soupira donc puis croisa les bras :
— Très bien. Je vous écoute. Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Tes yeux… Ils ont toujours été ainsi ?
Il fit signe que non.
— Ça ne fait que quelques jours. Ça s’est passé un peu avant la mort de mon père, se souvint Liam.
Artemius hocha la tête, analysant chacun de ses propos.
— C’est arrivé comme ça ? Sans prévenir ?
Liam hésita à répondre mais, après une courte réflexion, il se décida :
— Oui, enfin… C’est assez compliqué. J’ai des migraines depuis que je suis petit. Mon père me donnait un traitement qu’il fabriquait lui-même et… C’est arrivé alors que j’avais oublié de le prendre. Juste une fois. C’était même la première fois quand j’y repense.
Artemius sourit, comme s’il s’était attendu à cette réponse.
— Et ce remède ? l’interrogea-t-il. Il contenait de l’esprit de myrrhe et de la plume de Sylfari, je présume ?
Liam le dévisagea d’un air étonné. Comment pouvait-il le savoir ?
— Ces deux ingrédients sont assez réputés car, pris séparément, ce sont d’excellents antidouleurs, révéla l’Aurimancien en réponse à sa mine interrogative. Ce n’est que bien plus tard qu’on a découvert que pris ensemble, ils agissaient directement sur les fonctions impliquées dans la maîtrise de l’Aura.
Artemius s’enfonça un peu plus dans son fauteuil, deux doigts sur sa tempe.
— Ce n’était pas un remède pour tes migraines que tu prenais, mais un sérum inhibiteur, spécialement conçu pour bloquer ton pouvoir, acheva-t-il.
Liam tapota son genou d’un doigt nerveux, dubitatif.
— Mais ces migraines étaient pourtant bien réelles...
— Oui, car lorsque les effets de l’inhibiteur s’estompent, on se retrouve souvent avec un bon mal de crâne. Tes migraines indiquaient en réalité que ta maîtrise de l’Aura se rétablissait. Hélas, à chaque fois, tu t’administrais une nouvelle dose afin de soigner ton mal, qui n’en était pas vraiment un, et ton pouvoir se retrouvait à nouveau bridé. Un véritable cercle vicieux.
Liam peinait à croire ce qu’il entendait. Il resta pantois en réalisant qu’une fois encore, on l’avait trompé. Que son père lui avait fait croire des choses pour mieux lui en cacher d’autres.
— Mais… Pourquoi il aurait fait ça ? se questionna-t-il à voix haute.
— Peut-être craignait-il que la Noranaï ne te mette la main dessus, ce qui ne pouvait être qu’en rapport avec ta nature d’Aurimancien et ton potentiel manifestement élevé. Peut-être qu’il pensait pouvoir te préserver d’eux en inhibant tes capacités.
À cette hypothèse, Liam se radoucit malgré le soupçon d’amertume qui lui serrait encore la gorge.
— Peut-être, oui.
— D’ailleurs, je commence à croire que ses craintes étaient fondées quand on voit ce qui s’est passé tout à l’heure, avec ces Daturiens. Tu ne t’es pas ménagé, commenta Artemius avec une certaine admiration dans la voix. Pour une première fois, on peut dire que ça a été plutôt explosif, non ?
Liam n’avait pas envie de s’étaler sur le sujet. Le simple fait d’y penser le mettait profondément mal à l’aise, ce qui n’échappa pas à son hôte. Le vieil homme s’empressa donc de changer de sujet :
— Enfin bref. Passons à quelque chose qui va t’intéresser un tantinet plus…
À ces mots, Liam releva ses yeux azur vers Artemius, qui venait de sortir une lettre de l’un de ses tiroirs. Celui-ci le jaugea quelques secondes avant de la lui tendre :
— Qu’est-ce que…
— Lis-la, le coupa Artemius. Nous en parlerons après.
Le jeune homme s’exécuta. Il déplia le papier corné, usé par le temps et les trop nombreuses manipulations qu’il avait subies.
C’était une lettre. Une très vieille lettre de son père. Liam reconnut sans peine son écriture caractéristique :
« Cher Artemius,
Je suis au regret de te dire qu’il devient de plus en plus difficile pour nous de nous voir. L’autre jour, j’ai reçu la visite de la garde du Donnel. Ils te recherchent toujours et je ne peux me permettre d’exposer ma famille à quelque danger que ce soit. Je pense que tu comprends.
Je te suis infiniment reconnaissant pour tout ce que tu fais pour moi et je ne manquerai pas de continuer à t’écrire lorsque j’en aurai l’occasion.
Mais si je te fais parvenir cette lettre aujourd’hui, c’est avant tout pour te demander un dernier service.
Tu trouveras une clé, dans cette enveloppe. Puisses-tu la garder au clan et veiller sur elle comme sur la prunelle de tes yeux...
Si un jour il devait m’arriver malheur, par exemple des suites de l’arrivée d’un de mes ô nombreux anciens confrères, je te demande de remettre cette clé à mon fils, Liam, ainsi que cette lettre, quand il sera en mesure de les recevoir. J’ai fait le choix de le tenir à l’écart de tout cela, de lui donner une vie simple et paisible. Peut-être était-ce une erreur ? Ou peut-être pas… Quoiqu’il en soit, j’en assume pleinement les conséquences. Je suis désolé de ne pas pouvoir t’en dire plus, mais personne ne doit savoir. Il en va de sa sécurité. Et de la mienne.
Toutefois, si la fatalité devait un jour le conduire devant toi, dis-lui de trouver mon plus vieil ami, Caleb Ascraft. Tu l’as déjà rencontré. Il est la seule personne qui saura comment l’aider et qui pourra l’accompagner. J’en ai l’intime conviction. Malheureusement, je suis dans l’incapacité de te fournir une adresse précise. Comme moi, il se cache et n’a pas souhaité prendre le risque de me la révéler. Je sais juste qu’il se terre dans les contrées d’Arhnam, au cœur d’un domaine isolé, loin de tout.
Une fois de plus, je te remercie pour tout ce que tu as fait et pour ce que tu continues de faire pour nous.
Qu’Arhnam t’accompagne, mon ami.
Somaël»
Au fil de sa lecture, Liam avait senti ses yeux s’embuer. Ses mains, quant à elles, s’étaient mises à trembloter. Cette lettre provenait d’un passé lointain, d’une époque révolue. Lire ces mots, voir l’écriture de son père, faisaient resurgir un profond chagrin mêlé de regret, celui de ne pas avoir tout su. Celui d’avoir appris qu’on avait pu lui mentir, lui cacher des choses essentielles de son existence. Lorsqu’il releva enfin la tête, Liam vit Artemius passer une main sur son propre cou pour attraper un collier dissimulé sous sa barbe blanche. Il s’agissait d’une clé argentée, sans doute celle dont parlait son père. Il la déposa sur le bureau après en avoir défait la bélière.
— J’ai fait tout ce qu’il attendait de moi, confia l’Aurimancien, la voix empreinte de tristesse. Maintenant, c’est à toi de décider.
Liam observa cette petite clé hypnotiquement, égaré dans ses pensées.
— Trouver Caleb Ascraft, murmura-t-il en se remémorant le contenu de la lettre.
Il reporta son attention sur les lignes tracées à l’encre noire, et relut plusieurs fois les quelques mots griffonnés à la fin.
— Dans les contrées d’Arhnam, répéta-t-il en tentant de ravaler ses émotions. C’est extrêmement vague comme info, ça…
— Tu sais, j’ai également côtoyé Caleb à une époque. Il lui arrivait de me parler d’un immense domaine perdu dans la montagne, entouré de cascades. Un ancien lieu de pèlerinage oublié de tous qu’il souhaitait reprendre. Ce n’est pas grand-chose, mais ça peut déjà te donner une piste.
Liam ne dit pas un mot. Il se demanda pour quelle raison son père lui recommandait de trouver ce Caleb, perdu quelque part dans les monts d’Arhnam. De nombreuses questions commencèrent à lui venir : qui était cet homme ? En quoi pourrait-il lui être utile ? Et cette clé, sur laquelle ses doigts venaient de se refermer, que pouvait-elle bien ouvrir ?
— Reste à savoir si ce type est encore en vie aujourd’hui, conclut-il dans un soupir.
— Ton père entretenait une correspondance discrète mais assidue avec lui. Je suis donc convaincu qu’il est toujours vivant.
Liam sentit ses épaules s’affaisser en comprenant que le clan Hildir ne lui apporterait pas davantage de réponses. Il savait que s’il voulait vraiment en apprendre plus sur lui-même et sur son père, il n’aurait pas d’autres choix que de partir à la recherche de ce Caleb Ascraft, un inconnu dont il venait seulement d’apprendre l’existence. Et pour le trouver, il lui faudrait se rendre sur le continent, dans un endroit où il n’avait encore jamais mis les pieds. C’était là la seule perspective qui s’offrait à lui.
— Alors ? Que décides-tu ? voulut savoir Artemius, penché en avant.
— Je… Je vais devoir trouver ce type, bredouilla-t-il à contrecœur.
Le chef du clan salua sa décision d’un lent hochement de tête.
— Même si je ne sais pas du tout comment je vais m’y prendre, marmonna Liam, peu enthousiaste.
— Eh bien, déjà, il va falloir que tu prennes un bateau pour rallier le continent, l’éclaira l’Aurimancien. Par chance, le Donnel est la plus grande ville portuaire de l’île. Les lignes en direction de Rosaria sont nombreuses, mais…
Étrangement, Liam s’était attendu à ce que l’affaire ne soit pas aussi simple. Il haussa néanmoins un sourcil inquisiteur.
— Mais ? l’encouragea-t-il.
— Mais tu ne pourras pas quitter Aia aussi facilement, j’en ai peur.
Avant qu’il ait pu poser la moindre question, la porte du bureau s’ouvrit brusquement et une jeune femme entra.
— Artemius, l’interpella-t-elle. Evie voudrait te voir. Et elle n’a pas l’air de vouloir patienter.
À son grain de peau et à la finesse de ses traits, il n’était pas difficile de deviner qu’elle ne dépassait pas les trente printemps. Liam l’observa sans trop l’oser, intimidé par son expression impassible. Entre sa tunique blanche à corset en cuir et ses bottes cuissardes qui remontaient sur son pantalon noir, elle lui fit instantanément une très forte impression.
— Ah, Rita, tu tombes bien, lança Artemius en s’avachissant dans son fauteuil.
Il lui fit signe d’approcher. La jeune femme s’exécuta d’une démarche assurée, sans trop accorder d’attention à Liam. Elle le salua seulement d’un bref hochement de tête, qui agita ses cheveux blonds savamment tressés et rassemblés en une queue de cheval. Tout en rajustant ses longs gants en daim, elle se planta devant Artemius, les bras croisés sur sa poitrine ferme.
— Pourquoi je tombe bien ?
— J’étais sur le point de parler à Liam de la machine.
Surprise, elle pivota vers l’intéressé, qui ne sut pas vraiment où se mettre.
— Ah, donc c’est toi, ce fameux Liam ?
Il hocha la tête sans rien dire. Alors qu’elle le dévisageait avec intérêt, il remarqua les fines marques vert anis qui striaient le côté droit de son visage. Sans doute l’un de ces tatouages tribaux du sud de Meridian’s.
— Bienvenue à la maison, lui souhaita-t-elle en lui tendant une main amicale qu’il s’empressa de serrer. Si je peux me permettre un conseil, n’accepte aucune demande de ce vieux dindon d’Artemius. Il a le don pour entraîner tout le monde dans de sacrés bourbiers.
Si Liam ne fut pas certain qu’il s’agissait d’une forme d’humour, l’Aurimancien, lui, ne se laissa pas abuser et rit de bon cœur.
— Trêve de plaisanteries, intervint-il après avoir recouvré son flegme. Liam, si tu comptes quitter cette ville par la mer, tu vas d’abord devoir nous aider.
Le jeune homme acquiesça sans réfléchir, l’esprit toutefois assombri par une certaine appréhension.
— La milice a récemment installé une machine au sommet de la plus haute tour de garde du Donnel, annonça Artemius, le front plissé. Cet engin a été développé pour détecter les Aurimanciens qui entrent et sortent de la ville. C’est ce pourquoi nous préférons employer les quelques rôdeurs qui ne sont pas Aurimanciens, comme Helixane, quand il s’agit d’arpenter les rues. Mais avec le temps, nous pensons que cet engin pourra localiser n’importe lequel d’entre nous, n’importe où sur l’île d’Aia…
Liam comprit ainsi comment la garde avait pu si facilement le localiser après le massacre des Daturiens. Cette machine, à n’en pas douter, était diablement efficace.
— Et pourquoi font-ils ça ? Qu’est-ce que vous leur avez fait à tous ces gens ? voulut-il savoir, soupçonneux.
— Nous ? Rien. En fait, les habitants savent que nous sommes plutôt nombreux dans le coin. La faute aux Daturiens, avec lesquels nous n’entretenons pas de bonnes relations. Ils ont réussi à répandre une véritable psychose en ville, contre nous et nos capacités. Même si, soit dit en passant, la plupart des Aurimanciens sont tout juste bons à faire quelques tours de passe-passe inoffensifs. Toujours est-il qu’à cause d’eux, on nous attribue tous les méfaits et les malheurs du monde.
— C’est donc la peur qui les pousse à agir, en déduisit Liam.
— Oui, confirma Rita. La peur et la haine sont souvent liées.
Pensif, Liam opina du chef. Lorsqu’il releva les yeux vers la jeune femme, il fut saisi par l’éclat flamboyant qui brûlait dans ses iris. Une lueur orange, surnaturelle, qui brillait avec une telle intensité que cela provoqua chez lui une étrange sensation. Quelque chose qu’il était incapable d’expliquer. Cela l’embarrassa au point qu’il préféra reporter son attention sur Artemius.
— Et vous comptez faire quoi exactement par rapport à cette machine ? questionna-t-il.
— La détruire, si possible avec les schémas de sa conception. Nous avons déjà commencé à échafauder un plan pour cette mission mais je pense que nous allons avancer son exécution. Tu n’as certainement pas envie d’être bloqué ici avec nous, pas vrai ?
Liam ferma les paupières en tâchant de balayer de son esprit toute pensée qui pourrait le détourner de ce nouvel objectif. S’il pesait le pour et le contre de son départ, il était évident qu’il ne quitterait jamais Aia. Il prit donc une profonde inspiration puis rouvrit les yeux, l’air déterminé :
— On commence quand ?
Chapitre 12 - Esprits d’argile

Allongé sur un long canapé, la tête posée contre un édredon de plumes, Liam fixait le plafond de bois aux lattes usées et fissurées. Les poutres qui le soutenaient étaient déformées, affaissées sous le poids de la charpente millénaire. Il attendait, seul, dans un salon du deuxième étage. De là où il se trouvait, il pouvait apercevoir le bureau d’Artemius et ses longues bibliothèques éclairées par la lumière chancelante d’une flamme d’or.
Liam s’efforçait de ne penser à rien. Même si son esprit était bien trop souvent assailli de visions diverses. Il voyait les visages de ses amis, de sa famille mais aussi et surtout, celui de Layla. Son cœur se serrait chaque fois qu’il pensait à elle, ses émotions chamboulées par son souvenir. Pourtant, même s’il était encore temps de faire marche arrière, Liam savait qu’il ne retournerait pas de sitôt à Telemnar. Trop de choses s’étaient passées depuis la mort de son père, trop de questions se bousculaient dans sa tête.
À présent, il lui fallait quitter cette île pour gagner les contrées d’Arhnam, nourri par l’espoir de trouver ce Caleb Ascraft mentionné dans la lettre. Et cette clé qu’il portait désormais autour du cou ? Qu’ouvrait-elle ? Pourquoi la lui avoir léguée ? Pris par le fil de ses préoccupations, Liam ne vit pas Rita approcher à grands pas. La jeune femme l’avait appelé plusieurs fois depuis l’étage inférieur mais il n’y avait pas pris garde. Les bras croisés, elle l’observa avec un mélange d’irritation et d’amusement. Voyant qu’il ne réagissait toujours pas, elle s’empara d’un coussin posé sur un fauteuil à proximité pour le lui jeter en pleine tête.
— Mais qu’est-ce que… ? grincha-t-il en se redressant vivement.
Sans se départir de son côté taquin, Rita afficha une moue railleuse lorsqu’il remarqua enfin sa présence.
— Oh… Tu m’as appelé, c’est ça ? devina-t-il, un peu gêné.
Elle fit signe que oui, non sans un soupir de lassitude.
— Allez, dépêche-toi, lui lança-t-elle en tournant les talons. On t’attend pour faire le point.
Tout en se maudissant d’être en permanence si distrait, Liam se dépêcha d’aller chercher ses bottes et sa cape de voyage, qu’il avait posées près de l’entrée. Une fois prêt, il considéra avec intérêt son pantalon gris clair, le seul qui lui restait et que les Aurimanciens avaient soigneusement nettoyé après le massacre des Daturiens. Il se demandait par quel prodige ils étaient parvenus à en ôter tout le sang.
Sans plus s’en préoccuper, Liam quitta la pièce afin de rejoindre le hall principal, deux étages plus bas. Il y retrouva Rita, Artemius et Zoran, qu’il salua d’un signe de main.
— Bien, commença l’homme au chapeau à plumes. On va pouvoir faire un dernier point avant le départ.
Tous opinèrent du chef. Si les deux hommes avaient l’air déterminé, l’expression de Rita demeurait parfaitement impassible, à tel point que Liam se demanda si elle avait vraiment envie de faire partie de l’opération.
— Artemius, reprit Zoran. Toi et moi, nous serons en surface. Notre mission consistera à détourner l’attention pendant que vous deux, précisa-t-il en fixant Liam et Rita, vous progresserez en sous-terrain.
— En sous-terrain ? s’étonna Rita. On ne devait pas utiliser un bateau à la base ?
— Après concertation avec Artemius et Evie, on a convenu que le moyen le plus sûr de vous rendre jusqu’à la tour était de passer par les égouts.
À ces mots, Liam releva vivement la tête, les yeux écarquillés.
— Les égouts ? s’étrangla-t-il d’une voix involontairement fluette.
— Un problème ? s’enquit Zoran, un sourcil haussé.
— Euh... Non, non, assura Liam en s’efforçant de sourire malgré son incapacité à dissimuler entièrement le malaise qui le crispait encore.
Satisfait, l’homme au chapeau poursuivit, sans plus se soucier de lui. À ses côtés, Rita se contentait d’acquiescer de temps à autre, signifiant à Zoran qu’elle suivait ses explications, en particulier lorsqu’il fut question du chemin à emprunter. Liam, lui, les écoutait d’une oreille distraite. S’il avait pu, il se serait bien passé de participer mais on ne lui avait pas vraiment laissé le choix. De fait, à défaut d’échapper à cette ennuyeuse réunion, il préféra laisser le soin à Rita de retenir les informations principales.
Par chance, cela ne dura pas longtemps et, très vite, le groupe prit la direction du grand escalier menant à l’auberge. De là, Liam savait qu’il pourrait rejoindre la rue, rendue déserte à cette heure tardive, contrairement à la taverne qu’il eut la surprise de découvrir encore très animée. Artemius profita d’ailleurs de ce tapage ambiant pour glisser quelques mots au tenancier, qui hocha gravement la tête.
Liam, lui, préféra sortir, las d’être enfermé. Sitôt qu’il eut passé la porte, les embruns le saisirent et en profitèrent pour s’engouffrer dans l’établissement. La lune, haute dans le ciel, se camouflait derrière les nuages qui défilaient à toute allure. La mer semblait agitée, comme pour prévenir d’une tempête. Malgré cela, Liam n’hésita pas à s’approcher de la jetée qui s’avançait sur la mer. Au loin, il aperçut les lumières de la ville qui s’étendaient sur toute la côte. Le jeune homme se plut à contempler l’horizon enlacé par l’océan. Il se demandait ce qu’il pouvait bien y avoir de l’autre côté, quels peuples vivaient là-bas, quelles merveilles et quels cauchemars il pourrait rencontrer.
— Alors, paré champion ? s’enquit Zoran, coupant court au défilé de ses pensées rêveuses.
Liam se tourna pour l’accueillir, le visage étiré par un rictus qu’il effaça presque aussitôt.
— Prêt ? J’en sais rien, avoua-t-il. J’espère juste que je vous serai vraiment utile…
Zoran passa une main sur son menton mal rasé qu’il caressa brièvement.
— Tu sais, si tu nous la rejoues comme l’autre soir, avec les Daturiens, je pense qu’on n’aura même pas à intervenir, sourit-il.
— Ah, soupira Liam en haussant un sourcil. Tout le monde est au courant alors…
— Et comment ! Il paraît que c’était un vrai massacre ! Ce que j’aurais aimé voir ça ! Ces chiens n’ont rien dû comprendre !
Liam s’abstint de tout commentaire. Le souvenir de cette tuerie dont il était responsable le tourmentait particulièrement et il ne se sentait pas d’humeur à en discuter. Il s’employa donc à réorienter la conversation vers le seul sujet qui occupait encore ses pensées de temps à autre : ce mot, duneyr, qu’il avait entendu lors de son arrivée. Le jeune homme n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pouvait signifier, mais il entendait bien le découvrir :
— Dis-moi, l’autre jour, tu as parlé de… Duneyr. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Zoran fouilla un instant sa mémoire. Liam le suspecta d’essayer de se rappeler à quel moment il avait pu l’évoquer.
— Ah oui, quand on s’est rencontrés, se rappela-t-il enfin. Eh bien en fait, c’est l’une des quatre castes d’Aurimanciens. Celle d’Artemius et d’Evie par exemple.
— Des castes ? souleva Liam, intrigué.
— Oui, on se classe en fonction de nos pouvoirs, expliqua-t-il. Il y a les daìn, les dvalìn, les duneyr et les durathror. Les daìn sont les plus faibles et les plus représentés des nôtres. Les durathror sont les plus forts mais ils sont extrêmement rares et franchement, je n’en ai jamais rencontrés.
— Et qu’est-ce qui te fait croire que je suis un duneyr ?
— Moi ? Oh, je ne crois rien du tout. C’est cette vieille carne d’Artemius qui en a émis l’hypothèse. Mais il ne faut pas croire tout ce qu’il avance. Comparé à Evie, il n’est pas très bon divinateur, même s’il lui arrive parfois de voir juste !
Liam allait renchérir, désireux d’en savoir plus, quand Artemius leur fit signe de le rejoindre.
— Faut y aller, lui glissa Zoran avec une tape amicale dans l’épaule. On en reparlera plus tard si tu veux.
Un petit voilier en bois, amarré à un long quai qui débordait sur la mer, ne semblait attendre qu’eux. Le chef du clan fut le premier à monter à bord, rapidement imité par Rita, Liam et enfin Zoran. Deux Aurimanciennes se joignirent également à eux afin de s’installer à la manœuvre. On déploya les voiles et, après une légère secousse, l’embarcation capta le vent du nord pour filer sur les eaux noires de la baie. Ainsi s’approchèrent-ils de l’autre extrémité du Donnel, dont les lampadaires, alignés sur le front de mer, projetaient leur lumière diffuse dans l’obscurité de la nuit. Elle se reflétait à la surface de l’eau, où la houle les faisait danser et onduler avec volupté. Liam laissa son regard s’égarer parmi ces remous, auxquels il trouva quelque chose d’apaisant.
Après cette courte traversée, le petit voilier ralentit et s’arrêta à une cinquantaine de mètres du rivage.
— Nous y voilà, annonça Artemius. C’est à vous de jouer !
Rita acquiesça d’un signe de tête puis se leva. Elle n’accorda qu’une brève attention à ses comparses avant de sauter brusquement à la mer, arrachant à Liam un soupir d’exaspération. Il s’en voulut de ne pas avoir écouté les directives qu’on leur avait données, ce qui lui aurait évité de les découvrir sur l’instant.
— Bonne chance, l’ami, lui souhaita Zoran en tirant légèrement sur son chapeau.
Liam ne prit pas la peine de répondre. Après une courte hésitation, il plongea à son tour dans les eaux qui bordaient la ville. Un froid viscéral s’empara immédiatement de tout son corps. Malgré tout, il nagea en direction de la rive où Rita l’attendait déjà, occupée à essorer ses cheveux du mieux qu’elle pouvait. Liam, quant à lui, faillit glisser sur une pierre lorsqu’il sortit enfin de l’eau, ce qui ne manqua pas de le faire râler.
— Il n’y avait vraiment pas moyen de nous déposer directement ? pesta-t-il en retirant sa cape.
La jeune femme esquissa un léger sourire teinté d’arrogance.
— Quoi ? maugréa-t-il.
— Oh rien, prétendit-elle avec un haussement d’épaules. Les hommes sont tellement râleurs. Bien sûr, tu n’échappes pas à la règle.
Irrité, Liam ôta son t-shirt trempé pour essayer d’en chasser l’eau. Ses cheveux humides tombaient sur son front en s’y collant, ce qui ne fit que l’exaspérer davantage.
— Parce que ça t’amuse d’être trempée jusqu’aux os, toi ? rétorqua-t-il.
Elle secoua la tête en levant les yeux au ciel, puis prit la direction des lumières de la ville. Tandis qu’elle s’éloignait, Liam marmonna dans sa barbe en retirant ses bottes pour les vider de leur eau.
— Et voilà, à tous les coups elles sont fichues...
Soudain, il songea au carnet de Mandes. C’était sans doute l’objet le plus fragile qu’il transportait et il se maudit de ne pas y avoir pensé avant de plonger.
— Bordel, j’espère que…
Lorsqu’il prit le petit livre en main, il constata avec étonnement mais soulagement que les pages n’avaient pas souffert de l’humidité. Comme si l’eau qui s’était infiltrée dans sa sacoche n’avait pas réussi à traverser la couverture de cuir.
— Incroyable, murmura-t-il sans lâcher l’objet des yeux.
— Allez, dépêche-toi un peu ! s’impatienta Rita qui avait déjà une longueur d’avance sur lui. On n’a pas toute la nuit devant nous…
Avec une certaine indifférence, Liam prit le temps de ranger le carnet puis de rechausser ses bottes détrempées. Lorsqu’il remonta à sa hauteur, chacun de ses pas émettait un bruit mou qui l’agaça un peu plus à chaque mètre parcouru. Il tâcha toutefois de ravaler son irritation, même lorsqu’une brise passagère le glaça de la tête aux pieds.
Plus haut, la jeune femme s’était arrêtée à l’entrée d’une galerie étroite, et dont l’accès était fermé par une herse. L’eau qui s’en échappait dégageait une forte odeur soufrée qui arracha à Liam un haut-le-cœur. L’idée d’aller patauger dans ce bouillon répugnant ne l’enchanta guère.
— Le tunnel évacuateur principal des égouts, indiqua Rita, les mains sur les hanches. Voilà notre prochaine étape.
Elle sortit de sa poche une large clef en métal légèrement rouillée. Liam supposa qu’il s’agissait d’un passe-partout dérobé il ne savait où. Dans un grincement sinistre, la grille s’ouvrit, dévoilant le passage. Avant d’y entrer, la jeune femme prit soin d’allumer une petite lanterne qu’elle portait à la taille et dont la lumière flamboyante suffit à percer l’obscurité environnante.
— C’est parti, souffla-t-elle en posant le pied dans les eaux usées.
Sans plus attendre, elle entra et Liam dut se décider à lui emboîter le pas pour ne pas la perdre de vue. L’atmosphère de ce tunnel obscur et poisseux était irrespirable. Plus d’une fois, le jeune homme dut remonter un pan de sa cape sur son nez pour éviter d’en respirer les effluves nauséabonds, ce qui ne manqua pas de lui attirer les railleries de Rita.
— Ça ne va pas te faire roussir les poils du nez, arrête de faire ta princesse, le rabroua-t-elle.
— Excuse-moi, je n’ai pas l’habitude de patauger dans un mélange de fond de chiotte et d’évier…
Cette odeur putride allait sûrement imprégner ses vêtements à tel point que les Aurimanciens devraient avoir recours à leurs meilleurs sorts pour arriver à l’en débarrasser.
Cette odeur qui, par ailleurs, ne semblait toujours pas incommoder Rita. Elle poursuivait sa progression en silence, prenant garde à ne pas glisser sur le tapis de mousse qui couvrait le sol et les parois. Parfois, des fougères jaillissaient de quelques fissures, ici et là. Liam en vint même à se demander comment elles pouvaient pousser dans un environnement si hostile, loin de toute lumière. Devant lui, Rita venait de s’immobiliser. La galerie débouchait sur un escalier, lequel disparaissait dans les eaux sombres.
— Évidemment... grimaça-t-elle en constatant le niveau de la mer. La marée est haute en ce moment...
Dans un soupir, elle attrapa la lanterne toujours accrochée à sa ceinture et la garda à la main pour éclairer leur chemin. Bien à contrecœur, elle se résigna à s’enfoncer dans le contenu des égouts, suivie par Liam qui dut également affronter son écœurement. L’eau leur arrivait à la poitrine, charriant de nombreux débris. Une couche épaisse de substance grisâtre et cireuse en recouvrait la surface, ondulant au gré du courant qui l’emportait vers l’extérieur. Ils progressèrent sans bruit dans le long tunnel, exception faite des clapotis et des remous que leurs pas provoquaient. L’air y était toujours aussi infect, alourdi d’effluves inimaginables de putréfaction qui allaient et venaient selon les caprices des égouts.
— Tu connais bien ces tunnels ? l’interrogea-t-il, las de ce silence.
D’un geste vif, il repoussa une chose molle et informe qui s’approchait de lui en flottant. Rita prit une mine faussement surprise, un rictus au coin des lèvres :
— Tiens donc ! Tu ne te couvres plus la bouche ? Fais attention à ne pas t’évanouir !
Liam se renfrogna, vexé par sa réponse cinglante.
— C’est bon... Je ne dis plus rien, ronchonna-t-il.
— Oh, excuse-moi, s’empressa-t-elle d’ajouter en se tournant vers lui. Non, je ne connais pas particulièrement bien ces tunnels, mais il m’est déjà arrivé de les emprunter par nécessité.
Liam décida de rester silencieux, dérouté par les réactions inattendues de sa partenaire. Elle semblait constamment se tenir sur ses gardes, parée à toute attaque. Pourtant, il n’avait rien contre elle, ni aucune mauvaise pensée. Il aurait voulu qu’elle le sache mais renonça bien vite, peu enclin à recevoir une nouvelle raillerie en guise de réponse. Aussi poursuivirent-ils sans un mot leur chemin dans l’eau fétide. On aurait cru un intime mélange de poissons pourris, d’algues et d’autres choses que Liam préférait ne pas imaginer. Par chance, un escalier ascendant s’ouvrit bientôt sur le côté. Ils en gravirent les marches glissantes, ravis et soulagés de quitter enfin les eaux souillées. Parvenue la première au sommet, Rita rattacha la petite lanterne à sa ceinture puis poussa la grille qui leur faisait obstacle. Celle-ci donnait sur une grande rotonde souterraine. Il y flottait néanmoins une curieuse odeur, proche du bois brûlé. Les parois de pierre étaient en effet noircies, recouvertes jusqu’à mi-hauteur d’une fine pellicule de suie. Soudain, Liam sentit son pied s’enfoncer dans une épaisse couche de poudre grisâtre qui recouvrait le sol et de laquelle émergeaient des choses qu’il ne parvint pas à identifier. Cette poussière, plus légère qu’une plume, voltigeait à chaque pas et se déposait sur son pantalon à mesure qu’il progressait.
— C’est quoi cet endroit ? grimaça le jeune homme.
Rita voulut répondre quand un sinistre craquement la figea. Elle ôta son pied de l’étrange amas d’objets sur lequel elle venait de marcher et s’accroupit pour libérer de son carcan cendré un petit crâne, sans doute jadis celui d’un enfant.
— Un tombeau... révéla tristement la jeune femme en se relevant, le crâne serré contre elle.
Puis elle le reposa respectueusement en murmurant ce que Liam devina être une courte prière. Ces ossements étaient en piteux état. D’un pas habile, le jeune homme évita un second crâne, puis un troisième, jusqu’à ce qu’il réalise que le sol était jonché de ces restes humains. D’autres squelettes carbonisés, de tailles diverses, étaient à demi ensevelis sous les déchets et la cendre.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? la réinterrogea-t-il, l’air plus grave.
Rita braqua vers lui ses iris flamboyants. Dans la pénombre, ils ressemblaient à deux braises orangées, luisant d’une flamme surnaturelle.
— À ton avis, qu’est-ce que la milice fait des Aurimanciens une fois qu’elle les a attrapés ?
Il n’en fallut pas plus à Liam pour comprendre qu’il ne se trouvait pas seulement dans un tombeau, mais dans un immense charnier, où hommes, femmes et enfants avaient trouvé la mort. Écœuré par ce spectacle macabre, le jeune homme n’aurait jamais pensé qu’autant d’Aurimanciens aient pu se trouver au Donnel. Comme si elle avait perçu son trouble, la jeune femme précisa :
— Ne va pas croire qu’il n’y a que des Aurimanciens. La milice s’en prend souvent à des gens qui n’ont rien à voir avec notre clan. Il suffit d’un rien pour être dénoncé. À tort ou à raison. Et ça nourrit d’autant plus la psychose locale. En gros, si quelqu’un te fait passer pour un Aurimancien, t’es mort...
— Pourquoi vous restez là alors ?
— Et pourquoi devrions-nous partir ? argua-t-elle férocement. Et pour aller où ? Sans compter que le clan est connu des Aurimanciens dans tout l’empire. Certaines âmes perdues y voient même une sorte de refuge et traversent le continent tout entier pour nous rejoindre. Si ces gens viennent là et que nous n’y sommes plus, qui va les aider ? La milice ? ironisa-t-elle. Et puis de toute façon, ça ne serait sûrement pas mieux ailleurs.
— Tu sais, mon meilleur ami est un Aurimancien, lui apprit Liam. À ce que je sache, il n’a jamais été la cible de ce genre de personnes.
— Peut-être a-t-il simplement eu de la chance, rétorqua Rita.
Liam hésita à renchérir, soucieux de lui assurer qu’il n’avait pas voulu la vexer ou la contredire, mais il se garda bien d’ajouter quoi que ce soit. Peu lui importait finalement. La jeune femme se tut et prit les devants pour s’aventurer dans une nouvelle galerie.
— Fais attention, il y a une marche juste là. À moins que tu ne doutes encore de ce que je te raconte ? persifla-t-elle.
Liam leva les yeux au plafond crasseux.
— Je ne doutais pas de ce que tu m’as dit, soupira-t-il. Je voulais juste témoigner que la situation n’est pas forcément la même partout.
Rita lui adressa un regard sceptique :
— Ou bien tu es juste trop aveuglé par ta naïveté pour voir ce qui se passe vraiment, railla-t-elle.
Liam fronça les sourcils. Il ne savait plus sur quel pied danser. La moindre de ses réactions était retournée contre lui, même lorsqu’il voulait bien faire, à tel point qu’il songea à se taire jusqu’à la fin de leur mission.
L’escalier qu’ils empruntèrent les conduisit dans un autre tunnel, envahi d’algues et de mousse, où l’eau leur atteignit d’abord la taille, puis à nouveau la poitrine. L’obscurité devint rapidement pesante. Cela faisait déjà plusieurs longues minutes qu’ils pataugeaient dans cette boue pestilentielle quand soudain, un grondement résonna quelque part non loin d’eux. Liam s’arrêta net, pétrifié. Il scruta les environs. Malgré la pénombre, il remarqua qu’une étrange brume les talonnait. Elle se hissa jusqu’à eux, glissant voluptueusement à la surface de l’eau. Il y eut alors un bruit mou accompagné d’un couinement à peine perceptible.
— Attention ! s’écria tout à coup Rita.
Liam eut à peine le temps de se retourner qu’une masse visqueuse s’abattit sur son épaule. La chose était froide. Mouvante. Sans trop l’oser, il l’attrapa puis la projeta avec force.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? gronda-t-il avec dégoût.
La jeune femme ne lui répondit pas tout de suite, affairée à tenter de percer les ténèbres qui noyaient la galerie en brandissant sa lanterne.
— Des nidgarms… Ce sont des nidgarms, chuchota-t-elle. Des esprits d’argile et de sable…
Liam fit volte-face lorsqu’il entendit un nouveau couinement, beaucoup plus proche. En y regardant mieux, il se rendit compte que le tunnel était tapissé de ces monstruosités qui se mouvaient et se rassemblaient à la surface de l’eau. Les nidgarms s’y répandaient en une couche de substance brunâtre accrochant quelques éclats irisés, pareille à une nappe d’hydrocarbures. Insidieusement, ils se glissèrent jusqu’à eux. Bientôt, d’autres se laissèrent flotter depuis les profondeurs et les encerclèrent peu à peu. Ces tas de limon méphitique, piquetés de coquillages et de vers, commencèrent à se tortiller, à se contorsionner. Le plus proche d’eux gémit, ouvrant la fente filamenteuse qui lui tenait lieu de bouche.
— Rassure-moi, c’est pas dangereux ces trucs ? se crispa Liam en avalant presque l’odeur soufrée et immonde de la créature.
— J’en suis pas sûre... Zoran m’avait prévenue qu’on risquait d’en croiser mais pas dans l’itinéraire prévu…
Liam recula de quelques pas.
— Ce qui veut dire ?
— Je crois que je me suis trompée de chemin, avoua-t-elle.
L’une de ces bêtes s’approchait d’eux, flottant plus ou moins dans l’eau boueuse contre laquelle elle semblait lutter constamment pour ne pas se dissoudre à nouveau.
— On ferait peut-être mieux d’y aller alors, non ? proposa Liam avec un rire nerveux.
Rita opina et, ensemble, ils prirent leurs jambes à leur cou. Aussitôt, plusieurs nidgarms s’agitèrent et couinèrent de la plus odieuse des façons. D’autres émergèrent des eaux sombres tandis que ceux qui tapissaient les parois se laissaient tomber au-dessus d’eux. Pris de panique, Liam ne remarqua pas l’amas de débris au beau milieu du chemin. Emporté par son élan, il s’y empêtra et s’effondra dans le bain puant que formait le fond des égouts. Une violente nausée lui souleva le cœur quand il en avala une gorgée au passage, mais la peur eut tôt fait de dissiper son malaise. Quelque chose lui avait attrapé la cheville. D’un coup sec et avec une force qu’il n’aurait pas pu soupçonner, elle le tira vers elle. Des tentacules épais et visqueux tentèrent de le noyer, ou peut-être de l’étouffer. Ils s’enroulèrent autour de sa tête, écrasant son nez, masquant sa bouche, allant jusqu’à s’insinuer dans ses oreilles. Entraîné vers le fond, Liam luttait, mais en vain. Il défaisait cette masse aussi aisément qu’on pouvait défaire un château de sable humide mais à chaque fois, cette infâme construction se réparait d’elle-même. L’oxygène commençait sérieusement à lui manquer. Brusquement, il sentit une main se refermer sur son bras pour le tirer hors de ce piège liquide. Suffoquant, Liam s’agrippa à l’un des rebords submergés qui longeait la paroi en reprenant son souffle.
— Il va falloir que tu te défendes un peu si tu veux qu’on s’en sorte ! s’énerva Rita en le lâchant. Mets donc à profit ce que tu sais faire !
Liam, dépassé par les événements, ne trouva rien à dire. Comment pouvait-il mettre à profit un pouvoir qui échappait à son contrôle et dont il ne savait absolument rien ? Autour d’eux, les nidgarms se rassemblaient en un concert de sons ignobles ponctués de couinements. Impuissant, Liam tourna sur lui-même, à la recherche d’une échappatoire qu’il ne trouva pas. À côté de lui, Rita tendit vivement son bras vers l’un des monstres. Il fut aussitôt repoussé par un écran de lumière orangée, qu’elle réitéra à plusieurs reprises. Lorsque les nidgarms se firent trop nombreux, elle frappa la paroi de la galerie du poing. Une nappe de brume dorée jaillit partout autour d’elle et s’y propagea, balayant toutes les créatures qui avaient l’audace d’approcher. Liam la contempla, partagé entre la terreur et la fascination.
— Liam ! Reste pas...
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase qu’un tentacule de ténèbres vint s’enrouler autour de son cou et la tira violemment en arrière. Étranglée, elle fut happée par l’une de ces choses, qui s’employa à l’emporter sous la surface. Poussé par la panique, Liam se leva d’un bond. Il était prêt à la secourir quand il vit la jeune femme plaquer avec hargne l’une de ses mains sur l’infâme mucus lui recouvrant la tête. De sa paume, émana alors un flot de particules dorées dont l’éclat étreignit l’ensemble de cette étrange bête. Ses mains devinrent aussi rougeoyantes que du fer en fusion. Une forte chaleur s’en dégagea, brûlant le nidgarm qui se débattit dans un crissement effroyable. En quelques secondes, il n’en resta plus qu’une gangue sèche, fragile et cassante, dont la jeune femme n’eut aucun mal à se libérer. Sous la fatigue, celle-ci se laissa tomber dans la fange tandis qu’un autre nidgarm rampait mollement dans sa direction.
— Rita ! cria Liam malgré lui.
Le cœur battant à tout rompre, le jeune homme ne réfléchit pas plus longtemps et se précipita vers elle. Hélas, avant qu’il ait pu l’atteindre, il faillit perdre l’équilibre, brutalement immobilisé. Il lui fallut un moment pour comprendre que deux de ces choses venaient d’enserrer ses jambes à l’aide de tentacules tout juste façonnés. Très vite, d’autres arrivèrent de nulle part et s’agglomérèrent aux premières, comme pour mieux le souder au fond de l’égout. Il ne cessait d’en venir, encore et encore, surgissant de l’eau putride. Plusieurs bloquèrent ses poings avec plus de force qu’il n’en avait pour se libérer.
— Putain de…
Liam sentit son souffle se couper lorsque l’un des monstres s’éleva juste devant lui. Sa large gueule limoneuse aux dents effilées s’apprêta à se refermer sur son crâne, informe et grotesque, mais fut tout à coup repoussée. Le jeune homme, qui avait fermé les yeux, les rouvrit brutalement. Il découvrit qu’une lueur bleutée formait un dôme autour de lui, empêchant la créature de le toucher. La respiration haletante, il observa son adversaire s’acharner avec hardiesse sur cet étonnant bouclier, qu’il fut incapable de percer. Mais combien de temps cette protection allait-elle le garder à l’abri ? Il ne tarda pas à avoir la réponse. Quand la lumière se dissipa, une onde de choc balaya tous les nidgarms alentour, faisant voler sable et limon au passage. Liam lui-même en tomba à la renverse et se vautra dans la fange malodorante. Sonné, sa vision trouble prit quelques secondes à se préciser, mais cela ne l’empêcha pas de remarquer un détail qu’il avait déjà vu auparavant.
— C’est pas vrai, pesta-t-il en grimaçant. Encore ?
Sa paume, à l’aspect charbonneux, était de nouveau cerclée de cette armure ésotérique qui semblait apparaître et disparaître au gré de ses émotions. Stupéfait, le jeune homme put contempler un peu plus longtemps les griffes de métal enveloppant ses doigts. Celles-ci, néanmoins, s’effritèrent peu de temps après et sa main retrouva presque aussitôt son aspect d’origine.
Liam soupira de désappointement. Il ne comprenait décidément pas comment fonctionnaient ses talents d’Aurimanciens, qu’il considérait comme particulièrement aléatoires et incontrôlables. Il n’eut toutefois pas le loisir de s’interroger plus longtemps car déjà, le nidgarm qui avait tenté de le dévorer fut agité d’un spasme. Il s’étala dans un bruit visqueux, fondit puis se défit pour se refaire un peu plus loin en attirant à lui les autres nidgarms de la galerie. Chaque gouttelette, chaque micelle, formait une unique masse compacte qui émergea de son environnement aquatique.
— Oh ça, ça n’sent pas bon... jugea Liam à mi-voix.
La chose s’anima en émettant un grondement fort et retentissant. Un cri si puissant qu’il lui vrilla les tympans. Puis elle prit une forme indescriptible. Grondante et mouvante. Semblable à un amas de bouches, de visages meurtris et de pattes informes constitués de souillures. Liam serra les dents. Pouvait-il vraiment affronter cette horreur ?
Il n’eut pas à hésiter bien longtemps. D’un coup d’œil, il repéra Rita à moitié immergée dans l’eau brunâtre, inconsciente. Et avant que le nidgarm ne l’atteigne, il se précipita vers elle pour l’arracher à l’emprise gluante de la bouillasse. Ahanant sous l’effort, Liam s’empressa de la charger sur son épaule et s’enfuit aussi vite qu’il le put dans le boyau souterrain, jusqu’à atteindre un petit escalier qui lui permit d’échapper aux eaux usées charriées par le courant. Le sol était un peu glissant mais au moins, il pourrait y progresser plus aisément malgré la lanterne brisée de Rita. Sans lumière, il eut l’impression que l’obscurité s’épaississait autour de lui à chaque pas. Pourtant, il n’eut aucun mal à se repérer. Il mit ça sur le compte de l’adrénaline, à moins que ce ne fût l’œuvre de ses iris luminescents ? Bientôt, une secousse fit trembler les parois décrépies. Puis une seconde, plus forte. Très vite, toute la galerie se mit à vibrer. Des morceaux de roche et de ferraille commencèrent à leur tomber dessus, les éclaboussant lorsqu’ils atterrissaient dans l’eau toute proche. Sans trop savoir où il allait, Liam bifurqua dans un autre tunnel. Derrière eux, le nidgarm les talonnait toujours. Immense. Repoussant. Informe. En absorbant ses congénères, il était devenu une sorte de masse argileuse suffisamment large pour occuper une bonne partie du souterrain et s’étendait sur plusieurs mètres. Sa tête, ou du moins ce qui devait l’être, prenait diverses formes, évoquant des figures qui hurlaient et se tordaient de douleur à chaque mètre parcouru.
Essoufflé, Liam ne tarda pas à débarquer devant un étroit boyau, clos par une porte circulaire qu’il réussit à ouvrir d’une main tremblante. Les jambes coupées par la fatigue et le stress, il s’engouffra à l’intérieur, emportant avec lui sa comparse toujours inconsciente. Au moment de refermer le sas, il aperçut la créature se déformer en ouvrant une gueule disproportionnée dont les contours ondulèrent de fureur. Puis elle se fracassa contre le battant verrouillé de justesse par Liam. Soulagé d’avoir trouvé cet abri, il put enfin déposer Rita sur un rebord sec, sans pour autant lâcher la porte des yeux. Il craignait de voir le nidgarm parvenir à se faufiler dans l’un des interstices. Mais rien. Heureusement. Seuls ses grondements et borborygmes humides trahissaient sa présence de l’autre côté. Au bout d’un moment, Liam ne l’entendit plus. Vidé de son énergie, il finit par s’écrouler, le cœur palpitant.
Chapitre 13 - Rouages et Engrenages

« Eh, la belle au bois dormant, on se réveille ! »
D’une gifle cinglante, Rita ramena Liam à la réalité. L’épuisement avait eu raison de lui, et il avait été incapable de lutter contre l’engourdissement. Sous la douleur qui irradia sa joue, il rouvrit les yeux. Du fait de sa vision encore trouble, il crut reconnaître le visage de Layla, penché au-dessus de lui. Il aurait donné n’importe quoi pour la voir et la serrer dans ses bras. Mais lorsqu’il retrouva ses esprits, il ne découvrit que Rita.
— Ah. C’est toi, soupira-t-il.
La jeune femme eut un mouvement de recul, les traits teintés d’ironie :
— Si tu t’attendais à trouver les vierges du paradis, je suis vraiment désolée de te décevoir.
Liam se redressa, l’air hagard.
— Ça fait longtemps que je me suis assoupi ?
— Non, à peine dix minutes, le rassura-t-elle en lui tendant une main pour l’aider à se lever.
Une fois debout, il balaya les environs de son regard turquoise, comme pour vérifier qu’aucun nidgarm n’avait réussi à passer.
— Merci au fait, reprit la jeune femme. Pour m’avoir portée jusque-là… Et pour avoir empêché ces sales bestioles de me bouffer.
Liam lui adressa un sourire amical pour seule réponse. Elle acquiesça, satisfaite, puis plissa le front d’un air interrogateur :
— Dis-moi... Tu as toujours autant de mal à utiliser tes pouvoirs ou c’est la panique qui te fait faire n’importe quoi ?
Liam croisa les bras, un rictus crispé étirant ses traits. Faussement indigné, il lui rétorqua :
— Sache, pour ta gouverne, que c’est la panique qui m’aide à m’en servir…
Elle haussa un sourcil soupçonneux :
— Attends, tu ne les maîtrises pas ?
Il secoua la tête, à la fois gêné et amusé.
— Mais, si tu as si peu d’expérience, pourquoi t’es-tu embarqué dans cette mission ?
— Oh, si ça n’avait tenu qu’à moi, je serais sagement resté à vous attendre, soupira Liam. Mais Artemius a insisté pour que je participe. Je le soupçonne de vouloir me tester un peu…
Rita dodelina de la tête, ses iris de feu tournés vers lui.
— Oui, ce serait bien son genre, confirma-t-elle.
Liam lui jeta un regard scrutateur en songeant qu’elle contrôlait plutôt bien ses talents d’Aurimancienne, pour autant qu’il put en juger. Ce qui l’amena à s’interroger, lui qui éprouvait les plus grandes difficultés à cerner la nature des siens.
— C’est assez curieux, avoua-t-il enfin. J’ai un mal de chien à comprendre comment fonctionne ce pouvoir. Je n’arrive pas encore à l’invoquer. Jusque-là, il est toujours apparu de lui-même, comme s’il…
— Comme s’il avait sa volonté propre, le devança Rita, le visage masqué d’une expression indéchiffrable.
L’entendre terminer sa phrase ne manqua pas d’interpeller Liam, qui resta pantois quelques secondes.
— Oui, c’est ça, mais comment tu….
— On devrait avancer maintenant, le coupa-t-elle abruptement. À moins que tu n’aies envie de prendre le thé avec ces gros tas de bouse ?
Du menton, elle désignait le sas qu’ils avaient refermé derrière eux. Liam approuva, décontenancé malgré lui. Alors qu’ils reprenaient leur marche, il fut presque sûr de voir Rita sourire. Peut-être était-ce à cause de sa propre répartie ? Ou peut-être s’était-elle simplement retrouvée dans ce qu’il venait de lui partager ? Peut-être avait-elle vécu quelque chose de similaire par le passé ? Il n’aurait su l’expliquer mais il éprouvait une curieuse attirance envers elle. Rien de charnel, ni même de sentimental. C’était simplement un lien étrange qu’il ne parvenait ni à décrire, ni à comprendre. Il tâcha toutefois de ne rien laisser paraître et préféra garder le silence. Ainsi, durant un moment, on n’entendit plus que le bruit de leurs pas ainsi que le clapotis irrégulier de l’eau.
— C’était quoi au fait ? demanda-t-il soudain. Ces bestioles qui nous ont attaqués ?
— Les nidgarms tu veux dire ?
Liam acquiesça.
— Eh bien, quand un Aurimancien meurt, il laisse toujours une sorte de trace derrière lui. Une essence singulière. C’est comme de l’Aura mais… Différente, expliqua-t-elle en cherchant soigneusement ses mots. Cette essence, si elle est présente en grande quantité, peut imprégner et animer n’importe quelle matière. Ici, c’est le limon des égouts qui a pris vie, grâce aux Aurimanciens que la milice a assassinés plus loin.
— Je vois, murmura-t-il en repensant aux ossements qu’ils avaient découverts. J’espère qu’on n’en croisera pas d’autres…
— Moi aussi.
Une forte odeur d’iode et d’algues en décomposition imprégnait les lieux à mesure qu’ils progressaient. Les murs, d’ailleurs, en étaient couverts. Bientôt, les parois, lisses, poisseuses et puantes, firent place à des murs de pierre verdâtre, là où le tunnel bifurquait. Mais avant qu’ils aient pu s’y engager, Rita s’immobilisa. De là où ils se trouvaient, ils aperçurent une faible lumière qui dansait en repoussant les ténèbres.
— J’ai la nette impression que nous ne sommes pas seuls, constata-t-elle à voix basse.
Liam retint son souffle. Il n’y avait pas prêté attention jusque-là, mais on pouvait très clairement entendre des bruits de pas ainsi que des cliquetis métalliques.
— Des hommes de la milice, devina-t-il.
Rita acquiesça.
— S’ils sont là, c’est que nous sommes arrivés au niveau des fondations de la tour de garde, mais je ne pensais pas que cet accès serait surveillé, lui aussi.
— Faut croire qu’ils ne prennent aucun risque, en déduisit Liam.
La jeune femme fit quelques pas avant de se plaquer contre la paroi poisseuse. Depuis sa position, elle risqua un œil plus loin.
— Ils ne sont que deux. Je m’en occupe, décida-t-elle.
Sans laisser à Liam le temps de réagir, elle attrapa la dague qu’elle portait à sa ceinture et prit une profonde inspiration. Puis sans prévenir, elle bondit sur l’homme le plus proche et lui enfonça son arme directement dans la gorge. L’autre, sous le coup de la surprise, tira son épée.
Rita n’eut pas le temps d’esquiver. La lame s’abattit sans pitié, et elle ne put que la parer à l’aide de son bras. Liam vit avec horreur le métal s’y enfoncer aisément, jusqu’à rencontrer l’os contre lequel il buta sans pour autant l’entamer. Pourtant, malgré une grimace, la jeune femme ne sembla pas en souffrir outre mesure. Stupéfait, le milicien n’eut pas l’occasion de se ressaisir. Rita en profita pour lui asséner une violente frappe de la main d’où jaillirent des gerbes d’étincelles noires, essaim de mouches furieuses et bourdonnantes. L’instant d’après, l’homme tomba à terre. Raide.
Haletante, Rita observa les deux hommes étendus à ses pieds. L’un baignait dans une mare de sang, l’autre semblait avoir été consumé par un mal étrange. La jeune femme tituba, épuisée, et Liam dut lui venir en aide pour lui éviter de s’écrouler.
— Eh, ça va ? s’inquiéta-t-il.
Elle respirait fort. Ses membres tremblaient légèrement, mais elle fit un signe de tête en attrapant la main que Liam lui tendait.
— Oui, je vais bien.
Il devinait que ses capacités lui coûtaient beaucoup d’énergie. Cela s’avérait donc plutôt dangereux pour elle, d’autant qu’elle pouvait ployer en plein combat. Malgré tout, elle fit mine de rien, puis gravit l’étroite échelle qui longeait la paroi sans rechigner, comme si le coup d’épée qu’on lui avait porté s’était déjà soigné de lui-même. Du sang s’en écoulait pourtant encore. En dépit de l’obscurité, Liam fut presque sûr qu’il était aussi sombre que le sien, mais ce n’était pas ce qui l’interpellait le plus. Comment ses os pouvaient-ils être assez solides pour bloquer la lame d’une épée ?
— La voie est libre, lui indiqua-t-elle avant de se hisser par une trappe, vers l’étage supérieur.
Liam prit soin de refermer l’abattant lorsqu’il la rejoignit. Là encore, il faisait sombre. En revanche, l’odeur était nettement plus iodée et bien moins agressive que dans les égouts.
— Il n’y a personne ? s’étonna-t-il.
— Écoute bien.
Il tendit l’oreille. Au dehors, on pouvait entendre de l’agitation. Probablement la diversion provoquée par Artemius et Zoran. Quelques coups de feu, des hennissements, et bientôt toute la garde de la ville fut en émoi dans les rues du Donnel.
— Sacré Zoran. Il en fait toujours des caisses, commenta Rita. Ça ne m’étonnerait pas qu’il ait fait sauter tout un bâtiment juste pour distraire nos ennemis... Allez viens, nous n’avons plus qu’à monter.
Elle se tenait devant un étroit escalier hélicoïdal dont les marches de pierre étaient si anciennes qu’elles s’étaient creusées à force de passages.
Là encore, ce fut Rita qui prit la tête. Ils gravirent donc l’édifice dans un silence tout relatif, prenant garde à chaque pas de ne pas glisser à cause de l’humidité. Les quelques meurtrières qui perçaient les parois circulaires laissaient passer quelques rayons de lune, si bien qu’ils purent se repérer sans trop de mal. La tour n’était pas très haute. Il ne leur fallut pas plus de quelques minutes pour en atteindre le sommet. Une fois sur le palier du dernier étage, ils se retrouvèrent face à une massive porte en bois.
— J’y vais en première, chuchota Rita. Toi, tu me couvres, d’accord ?
Liam, bien que peu sûr de lui, opina. Une légère angoisse l’étreignit lorsqu’il la vit pousser le battant. Dans un grincement, celui-ci s’ouvrit sur quatre gardes, qui les découvrirent avec des yeux ronds.
— Eh bien... On dirait qu’on a de la visite ! s’esclaffa aussitôt l’un d’eux.
Rita serra les mâchoires, prête à en découdre tandis que les miliciens empoignaient leurs armes. Liam n’en avait jamais vu de telles. Les lourdes masses qu’ils maniaient étaient dotées d’une tête sphérique et crachaient des éclairs bleus. À l’expression qu’eut Rita, le jeune homme comprit avec inquiétude qu’elle découvrait aussi cet arsenal pour la première fois.
— Allez les gars, chopez-les !
Sans sommation, les gardes furent sur eux. Rita, saisissant sa dague, alla droit au contact. Elle esquiva un coup de masse et planta sa lame dans une carotide avant de plonger entre deux hommes qui avaient essayé de l’attraper.
Le sang jaillit mais cette fois, leurs adversaires semblaient davantage rompus au combat. L’un d’eux riposta d’un coup de pied, disloquant le genou droit de la jeune femme dont le cri de douleur se répercuta au sommet de la tour. Alors Liam, qui était resté en retrait, prit son courage à deux mains et s’élança à son tour. L’une des masses électriques frôla son crâne tandis qu’il assénait un direct au foie à celui qui avait osé s’en prendre à Rita.
— On va vous fumer, chiens d’Aurimanciens ! leur beugla-t-on.
Ce fut une épée, bien conventionnelle cette fois, qui s’abattit sur eux. Liam, dans un réflexe, lui interposa son avant-bras. S’il craignit de se retrouver amputé, il n’en fut rien, car au lieu de rencontrer sa chair, la lame ripa contre le métal qui venait tout juste de la recouvrir. De vives étincelles suivirent le choc tandis que ses doigts se paraient à leur tour de cet argent surnaturel. Rita, profitant de ce bref moment de surprise chez leurs ennemis, se redressa après avoir prestement remboîté son articulation. Elle s’attaqua au premier qui vint et lui entailla la gorge avant d’enfoncer sa lame entre ses côtes. Neutralisé, le garde s’écroula mais l’un de ses comparses surgit par derrière. Avant que Liam ait pu réagir, il abattit sa masse parcourue d’éclairs sur l’épaule de Rita. Instantanément, la jeune femme se raidit. Tout son corps se pétrifia, saisi par une onde d’énergie.
— Rita ! s’écria son compagnon en la voyant s’effondrer à son tour.
Il ne restait plus que deux miliciens. Mais Liam, bien qu’armé de ses griffes, craignait de ne pas pouvoir en venir à bout. Il redoutait ces masses étranges qui étaient parvenues à assommer la jeune femme d’un simple contact. Avaient-elles été conçues pour abattre les Aurimanciens ? Aucun doute n’était permis. Si l’une d’elles le touchait, alors il serait perdu.
— Tu vas moins faire le mariole sans ta copine ! cracha l’un des hommes.
— Une fois qu’on t’aura foutu par terre, t’inquiète, on va bien s’occuper d’elle !
Liam se ramassa, prêt à bondir.
— Touchez à un seul de ses cheveux, et je jure que je vous trucide, rétorqua-t-il, animé par une passion soudaine, comme s’il était brièvement redevenu spectateur de ses gestes.
Rendus furieux par la provocation, les miliciens se jetèrent sur lui. Leurs armes sifflèrent dans l’air. Leurs éclairs, brûlants, lui mordirent la peau quand l’une d’elle érafla son bras gauche. Liam les sentit parcourir ses muscles, ses nerfs et ses os dans une décharge douloureuse. S’il fut alors incapable de se servir de cette main désormais neutralisée, l’autre, munie de ses griffes de métal, perfora l’abdomen de son adversaire. Des viscères se déversèrent sur le sol de pierre, bientôt rejointes par la massue électrique du milicien quand Liam le désarma d’un revers. Puis, dans un puissant coup de pied, il le jeta au sol. L’homme, bien qu’affaibli, se retourna vers lui avec véhémence, ses mains levées en guise de soumission.
— Je... j’me rends… bredouilla-t-il en retenant un gémissement de douleur.
Liam resta statique quelques secondes, contemplant cet homme avec une insistance morbide. Peu à peu, ses traits se crispèrent, comme s’il prenait conscience de ce qu’il venait de faire. Une fois encore, il eut du mal à comprendre comment il avait pu en arriver à de telles extrémités. Il en vint même à se demander s’il n’était pas dominé par une force malfaisante. Toutefois, lorsqu’il croisa le regard de cet homme encore vivant et implorant, il sut qu’il ne pourrait pas se résoudre à l’abattre. Ainsi, malgré son déchaînement de fureur, il comprit que la pitié relevait toujours de son libre-arbitre, ce qui le rassura quelque peu.
— Allez-vous-en, lui intima-t-il alors. Avant que je ne change d’avis.
L’homme opina fébrilement et déguerpit sans demander son reste. Quand il eut quitté la pièce, Liam fila vers Rita, toujours inconsciente, et s’agenouilla à ses côtés. Sa respiration, bien que rapide, était régulière.
— Bon, ça a l’air d’aller, se dit-il, soulagé.
Tout à coup, un léger vrombissement en provenance de la pièce voisine perturba le silence environnant.
— C’est peut-être la machine dont parlait Zoran ?
Après s’être assuré que Rita ne risquait rien, Liam se releva et rejoignit le vestibule ouvert. Un grand engin, sorte d’entrelacs de câbles, de tuyaux et d’engrenages, s’offrit à lui. Après une brève analyse visuelle, il se posta devant, convaincu d’avoir affaire à la machine qu’ils étaient supposés détruire.
— Détruire la machine, se répéta-t-il. D’accord, mais com….
Liam s’interrompit en contemplant ses propres mains, toujours gantées d’argent jusqu’aux coudes. Les longues griffes effilées qui ceignaient ses doigts semblaient assez résistantes pour trancher n’importe quelle matière, si bien qu’il choisit de les tester sur l’engin.
— Oui, ça pourra peut-être faire l’affaire…
Il s’approcha du premier module et, sans ménagement, y abattit ses griffes de métal. Malheureusement, au moment de l’impact, celles-ci se volatilisèrent d’elles-mêmes. Ses doigts, redevenus de chair et d’os, s’écrasèrent contre la surface d’acier de l’engin avant d’être happés par ses mécanismes.
— Saleté de… gronda-t-il entre ses dents, luttant contre la douleur cuisante.
Il parvint néanmoins à s’arracher à la prise des rouages, dont les ronronnements et les grondements évoquaient une bête à demi assoupie. Une moue hargneuse déforma ses traits lorsqu’il reporta son attention sur sa main, maudissant ses talents d’Aurimancien d’être si aléatoires et incontrôlables.
— Super… marmonna-t-il, agacé. Et je fais comment maintenant ?
Pensif, il analysa longuement les tuyaux en laiton qui crachaient une fine fumée. En balayant les lieux du regard, Liam repéra l’une des matraques électriques qui traînait par terre à seulement quelques pas de lui. Il s’empressa d’aller la ramasser. Une fois en main, il actionna un petit interrupteur à la base du manche et aussitôt, une série d’éclairs anima la masse. Un rictus étira ses lèvres lorsqu’il approcha de la machine pour y abattre son arme. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois, faisant voler rouages et engrenages en tout sens jusqu’à ce que le vrombissement de la machine cesse. Quand le silence retomba enfin, le jeune homme capta autre chose. Des sanglots.
— P… Pitié, s’étrangla une petite voix.
Un vieil homme se tenait là, recroquevillé dans l’un des coins de la pièce. Liam le toisa d’un air ahuri, surpris de ne pas l’avoir remarqué plus tôt. À son tablier, ses nombreux outils à la taille et ses épaisses lunettes munies de diverses loupes, Liam devina qu’il s’agissait d’un inventeur. Très certainement celui qui avait mis au point cette machine. Mais qu’était-il censé faire à présent ? Le tuer ? À moins qu’il ait aussi raté cette information, Liam ne se souvenait pas avoir entendu Zoran parler de descendre qui que ce soit de sang-froid. Et même si cela avait été le cas, il ne pouvait s’y résoudre. Quelque part, cet homme lui rappelait Jack, lui aussi inventeur. Si son ami était amené un jour à mettre au point ce genre d’engin et qu’il devait se retrouver face à un homme prêt à l’abattre, Liam ne pourrait s’empêcher de trouver cela injuste. Car après tout, il n’avait fait que son travail, il n’avait fait que répondre à une demande. Cette pensée le répugna particulièrement. Il se refusait à agir de la sorte, d’autant que rien ne l’obligeait à se soumettre à toutes les volontés de la guilde. Celle de tuer encore moins. Il tourna donc les talons, délaissant l’inventeur qui lui bredouilla de timides remerciements d’une voix chevrotante. Mais alors qu’il s’apprêtait à quitter les lieux, Liam aperçut Rita, son regard flamboyant braqué sur le vieillard. Elle chancelait mais se tenait debout, un pistolet dans la main, sans doute récupéré sur l’un des cadavres près d’elle. Il y eut un silence. Un soupir. Puis elle tira.
Chapitre 14 : Celui qui murmure dans le noir

Artemius s’enfonça dans son siège, le visage empreint de lassitude. Cela faisait déjà quelques heures qu’ils étaient rentrés de mission. Bien qu’exténué, le chef de clan avait insisté pour faire le point avec Liam et Rita, après leur douche respective. Cependant, il n’aurait jamais cru l’atmosphère si électrique en les voyant entrer dans son bureau. D’abord murés dans un silence obstiné, les deux compères n’avaient pas traîné à laisser éclater leur désaccord.
— Tu n’avais aucun droit de tuer ce type ! l’accusa Liam avec véhémence.
— Bah tiens. Je me demandais quand on allait aborder à nouveau le sujet, ironisa Rita en croisant les bras.
— Il était désarmé. Il ne représentait aucune menace !
— Cet homme dont vous parlez... intervint Artemius en s’efforçant de comprendre ce qui s’était passé. N’était-ce pas l’ingénieur à l’origine de la machine ?
— Possible, et après ? Parce qu’il a fait ce qu’on lui demandait, il méritait de mourir ? s’insurgea de plus belle le jeune homme.
Rita se dressa devant lui, son habituel air impérieux sur le visage. Là, elle se hissa légèrement sur la pointe des pieds pour se faire plus grande qu’elle ne l’était en réalité et planta son regard de braise dans le sien :
— Et qu’est-ce qu’on aurait dû faire selon toi ? Le laisser filer ?
— Et pourquoi pas ? Qu’est-ce qu’on craignait au juste ?
— Oh, je ne sais pas... Qu’il prévienne d’autres gardes ? Qu’il reconstruise une autre machine, peut-être encore pire que celle-là ?
— Tu crois vraiment que sa mort va changer la donne ? se moqua Liam. Je te rappelle qu’on n’a pas détruit les schémas de sa conception… N’importe qui pourra la refaire.
— Sur ce point, il n’a pas tort, souligna Artemius. J’avais espéré que vous arriveriez à mettre la main dessus.
— Alors t’es de son côté ? s’offusqua Rita pour seule réaction.
— J’essaye seulement d’entendre les arguments de l’un et de l’autre, rectifia Artemius avec diplomatie. Mais quoi qu’il en soit, je pense que tu as pris la bonne décision. Cet homme aurait effectivement pu rameuter le reste de la garde et vous auriez pu ne pas vous en sortir.
Rita adressa à Liam un rictus de satisfaction, ses iris de feu toujours braqués sur lui.
— De toute façon, qu’est-ce que ça peut te faire ? ajouta-t-elle sèchement. Tu te fiches bien des menaces qui pèsent sur notre clan puisque tu comptes te tirer d’ici !
— Ça n’a rien à voir. C’est…
— Oh que si, l’interrompit-elle. Ça a tout à voir au contraire… Qu’importent les problèmes des gens de cette ville tant que ta petite conscience est intacte, pas vrai ?
Liam voulut rétorquer mais la jeune femme ne lui en laissa pas le temps, entraînée par sa propre virulence :
— Et puis d’ailleurs, à ce que je sache, on ne t’a rien reproché quand t’as buté tous ces types au Donnel ! Alors pourquoi t’en fais des caisses pour ce vieillard ?
— Arrête, c’était différent et tu le sais.
— Différent ? enchaîna Rita sur un ton railleur. Quoi, tu vas prétendre que tu ne l’as pas fait exprès ?
— Tu n’peux pas comprendre, maugréa Liam en songeant à cette transe dans laquelle il s’était retrouvé plongé peu avant l’affrontement.
— Ben voyons... Ça t’arrange bien, tiens...
Silencieux, Artemius fixait Liam avec un mélange de curiosité et de perplexité, comme si cet échange animé lui dévoilait des secrets qu’il était le seul à percevoir.
— Et puis ça n’a rien de comparable, poursuivit Liam. Au Donnel, ces types voulaient ma mort. Dans la tour, ce vieillard demandait seulement à ce qu’on épargne sa vie. Ce que tu n’as pas été foutue de faire !
— En effet. Et si c’était à refaire, je le referai sans hésiter ! Tu sais pourquoi ?
Liam ne répondit pas, se contentant de glisser les mains dans les poches de son pantalon.
— Parce que ce vieux était l’un de nos ennemis ! C’est tout ce qu’il y a à retenir, conclut-elle, les traits crispés.
— C’était un homme sans défense que tu as abattu de sang-froid, corrigea Liam sans se démonter. En agissant ainsi, tu ne vaux pas mieux que les Daturiens.
Il pouffa, l’air tristement ironique.
— Et tu vois, je commence à me dire que les rumeurs qui circulent sur le clan ne sont peut-être pas si infondées que ça finalement…
Rita grinça des dents, prête à contre-attaquer. Percevant la tension qui s’accentuait, Artemius choisit de mettre un terme au débat. Il se leva et prit appui sur le bureau, observant les deux querelleurs l’un après l’autre :
— Je crois qu’il est inutile de poursuivre cette discussion, jugea-t-il. Peu importe vos différends. Ce qui est fait est fait et on ne pourra plus rien y changer.
Liam se tut, l’air aussi revêche que celui de Rita.
— Je vous remercie pour ce que vous avez fait cette nuit, reprit l’homme à l’œil d’or. Tous les deux. Même si les plans nous ont échappés. Il faudra s’en occuper une prochaine fois.
Ils opinèrent de concert, sans oser se regarder.
— Le plus important, à cette heure, c’est que cette maudite machine soit détruite. Même si c’est temporaire, cela nous donne au moins un répit dont nous saurons tirer profit.
Ce disant, il fixa Liam d’un air indéchiffrable. Le jeune homme voulut répliquer mais se ravisa, refusant de contredire le chef de la guilde.
— Quoi qu’il en soit, Liam, tu vas pouvoir prendre le large plus sereinement, annonça Artemius en ouvrant l’un de ses tiroirs. Je t’ai obtenu un billet à bord du paquebot qui mouille actuellement à Port-Feuillu. Considère ça comme un gage de notre gratitude.
Sur ces mots, il tendit une enveloppe au jeune homme, qui s’en saisit avec un hochement de tête reconnaissant. Rita, qui ne digérait toujours pas leur récent désaccord, lui jeta un œil mécontent en marmonnant des paroles inintelligibles.
— Cela dit, avant que tu ne partes, poursuivit Artemius, j’aimerais discuter de quelque chose avec toi…
Se croyant congédiée, Rita s’apprêtait à sortir lorsque le chef du clan lui fit signe :
— Non, reste Rita. Je pense que la discussion qui va suivre pourrait également t’intéresser…
La jeune femme leva brièvement les yeux au ciel, agacée, avant de revenir sur ses pas. Elle alla s’adosser à l’un des meubles, les bras croisés, toujours bougonne. De nouveau derrière son bureau, Artemius reporta son attention sur Liam :
— D’ordinaire, nous arrivons plutôt bien à définir la caste à laquelle appartient un Aurimancien, commença-t-il. En fait, Evie a même une prédisposition naturelle pour cela.
Il jeta un regard furtif à Rita qui ne le remarqua pas, à présent trop occupée à nettoyer ses longs gants en daim. Sous le coup de l’irritation, elle mettait tant d’ardeur à l’ouvrage que Liam fut certain qu’elle allait finir par les abîmer.
— Mais à l’évidence, certaines personnes sont plus difficiles que d’autres à cerner, continua Artemius. Des personnes comme toi.
— J’avais compris. Mais où est-ce que vous voulez en venir ?
— Il faut que tu nous aides à comprendre, à y voir plus clair. Pour ça, je dois te poser quelques questions, si tu veux bien.
— Je vous écoute, accepta Liam, nonchalant.
L’Aurimancien se redressa, les mains entrecroisées au-dessus de son bureau :
— J’ai cru comprendre que tu n’arrivais pas à utiliser tes pouvoirs.
— Ça, je crois que ce n’est un secret pour personne, répliqua le jeune homme, ironique.
Rita pouffa dans son coin. Liam crut un instant qu’elle répondait à sa raillerie, mais il réalisa bien vite qu’elle se moquait ouvertement de lui. Si cela l’agaça, il choisit cependant de l’ignorer.
— Peut-être le sais-tu déjà, mais qu’il soit daìn ou duneyr, un Aurimancien aura toujours des difficultés à comprendre et à maîtriser son pouvoir, lui apprit Artemius. Donc jusque-là, rien d’anormal dans ta situation.
— Mais ? devina Liam, soucieux.
— Mais d’après ce que j’ai entendu, tu arrives quand même à les invoquer, acheva Artemius, le front plissé. Plutôt étrange quand on sait qu’il est en théorie impossible pour un Aurimancien d’invoquer son pouvoir sans un minimum d’expérience.
— Eh bien... Pour être honnête, tout ce que je fais, je ne le fais pas de moi-même. Pas de mon plein gré en tout cas.
— C’est à dire ?
Liam haussa les épaules avec un soupir.
— J’en sais rien… Ça vient quand j’en ai besoin, je ne peux pas l’expliquer. Je n’ai pas l’impression d’avoir un grand contrôle là-dessus, mais j’imagine qu’il me faut un peu d’entraînement…
— Dis-moi, as-tu déjà imaginé que ce pouvoir pouvait ne pas dépendre que de toi ? Pas plus que ta capacité à l’invoquer ?
— Qu’est-ce que vous voulez dire ? interrogea Liam, perplexe.
Le chef du clan se racla la gorge, visiblement gêné. Il détourna les yeux et garda le silence un long moment, comme s’il cherchait les mots les plus appropriés. Lorsqu’il toisa à nouveau Liam, il arborait une expression étrange, à la fois grave et fascinée.
— N’as-tu jamais eu l’impression qu’une entité agissait à ta place lorsque tes capacités se manifestaient ? lâcha-t-il finalement.
Cette fois-ci, Liam ne put masquer son émotion, se trahissant lui-même. Conforté dans sa théorie, Artemius esquissa un sourire discret.
— Alors tu l’as déjà ressentie, n’est-ce pas ?
Une vague de chaleur parcourut le jeune homme. Il ne put qu’acquiescer.
— La première fois surtout. Quand j’ai été forcé de tuer tous ces Daturiens... Je sais que ce n’était pas moi, confia-t-il, les yeux dans le vide. Je n’ai jamais été quelqu’un de violent, ni de bagarreur. Je sais que quelque chose m’y a poussé, m’en a donné envie.
— Parce que ta vie en dépendait, compléta Artemius. C’est l’instinct de cette entité qui a pris le dessus.
— Une entité dont je pourrais entendre la voix ? grimaça-t-il, craignant de proférer une absurdité.
— La voix ? s’étonna le chef du clan.
Liam détourna les yeux, embarrassé.
— Oui. Elle résonne dans ma tête de temps à autre, avoua-t-il.
Rita, toujours adossée au mur, ne disait pas un mot mais son expression suffisait à démontrer l’intérêt que la conversation suscitait chez elle.
— J’ai l’impression qu’elle se manifeste surtout quand je suis le plus vulnérable, même s’il m’arrive aussi de l’entendre lorsque je suis seul, le plus souvent très tard dans la nuit.
Il hésita à poursuivre, lui-même effrayé par ce qu’il venait de confesser à l’Aurimancien. Il n’osait pas lui révéler qu’en réalité, ces chuchotements ne le quittaient jamais. Que cette voix, comme un râle résonnant dans le lointain, lui susurrait des choses en permanence. Des choses abjectes et cryptiques qu’il n’entendait que dans un silence absolu.
— Alors ? Faut que je m’inquiète ? questionna Liam, appréhendant malgré lui la réponse.
— Eh bien... Je ne te cacherai pas que tirer son pouvoir d’une entité est très inhabituel.
Liam sentit ses muscles se crisper. Il eut envie de se tourner vers Rita, curieux de savoir ce qu’elle pouvait bien penser de tout ça, elle qui semblait partager avec lui quelques points communs, mais il n’en fit rien. Pourtant, il se doutait que si Artemius lui avait demandé de rester, ce n’était pas sans raison.
— Bon, et si c’est bien une entité, quand et comment serait-elle arrivée là ?
— Possible que tu sois né avec, expliqua Artemius dans un haussement d’épaules. N’oublie pas que ton père te faisait boire un puissant inhibiteur depuis ton plus jeune âge. De quoi maintenir cet esprit endormi, du moins jusqu’à ce que tu le réveilles.
Liam ne trouva rien à dire. Les pièces du puzzle trouvaient peu à peu leur place.
— Et hormis tes yeux, as-tu constaté d’autres changements physiques récemment ? voulut savoir Artemius, ignorant sa déroute.
Pendant quelques secondes, le jeune homme resta muet, comme si les mots peinaient à se frayer un chemin dans son esprit embrouillé. Rita le dévisageait dans un silence religieux qu’il ne sut comment interpréter. Puis quelque chose lui revint brutalement à l’esprit.
— Maintenant que vous en parlez, il y a bien quelque chose, reconnut-il.
Jusque-là, il avait gardé cela pour lui, mais puisque le chef de clan abordait le sujet, il jugea utile de lui en parler. Sans rien ajouter, il retira sa cape, qu’il posa sur une chaise à proximité, puis commença à soulever son t-shirt noir. Rita fronça les sourcils tandis qu’Artemius se levait lentement, peinant à dissimuler sa stupéfaction. Déjà, ils apercevaient les traits sombres d’un large tatouage sous son haut. Une fois torse nu, Liam se tourna de façon à mieux leur montrer cette marque étrange. Un grand ensemble de cercles concentriques et de runes bleutées se traçait sur son flanc droit, jusqu’à sa hanche.
— Je ne l’avais pas avant mon arrivée au Donnel… Vous avez une idée de ce que c’est ? interrogea-t-il, une once d’anxiété dans la voix.
Artemius acquiesça sans lâcher le tatouage des yeux. Il semblait accorder une attention toute particulière aux runes qui l’ornementaient. Pensif, il s’enfonça dans son fauteuil.
— Alors ? insista Liam, nerveux.
— Eh bien... Certains esprits-parasites marquent leur hôte d’une façon ou d’une autre, l’éclaira l’Aurimancien. C’est un peu comme une signature qui leur est propre. Dans la plupart des cas, ces marques sont anodines et ne veulent pas dire grand-chose. Mais là, nous avons affaire à un sceau dont les runes, issues du Futhark, un alphabet runique très ancien, sont de coutume associées à la déesse Arhnam.
Liam le toisa d’un air chargé d’incompréhension, si bien qu’Artemius ne put réprimer un sourire amusé.
— Pour moi, ce sceau est la preuve formelle que tu appartiens à une classe très particulière d’Aurimanciens.
Liam se remémora ce que Zoran lui avait dit au sujet des castes. Ceux qui possédaient la meilleure maîtrise connue de l’Aura, les durathror, étaient excessivement rares. Artemius faisait-il allusion à celle-là ? Il n’eut pas à attendre bien longtemps la confirmation :
— Si je te parle de Fondamentaux… Cela t’évoque-t-il quelque chose ?
Machinalement, Liam porta la main à la sacoche qui contenait le carnet de Mandes. Les Fondamentaux. Curieuse coïncidence qu’il en ait découvert l’existence peu avant qu’Artemius lui-même ne les mentionne.
— À en juger par ton expression, la réponse est « oui », conclut Artemius en faisant craquer ses jointures. Mais que sais-tu à leur sujet ?
Liam croisa les bras.
— Honnêtement, pas grand-chose. Juste qu’ils sont sept et qu’ils sont plus ou moins liés aux Heldrazyns.
— C’est exact. Peu de gens en ont entendu parler. Je suis à la fois surpris et ravi que ça ne soit pas ton cas, apprécia Artemius en s’adossant à sa chaise.
— J’imagine que vous pouvez m’en apprendre davantage ?
— Probablement, oui. D’après ce qu’on dit, la déesse Arhnam a créé ces entités pour protéger et purifier les peuples des mondes face à l’Aura noire. Ces esprits seraient tous constitués d’une partie de son pouvoir et n’existeraient que pour chasser les Heldrazyns.
— Vous avez l’air d’y croire dur comme fer, nota Liam avec un froncement de sourcils.
— Pas toi ?
Le jeune homme se sentit démuni. En d’autres circonstances, il aurait juré que toute cette histoire n’était qu’une légende comme une autre, mais il devait bien admettre que les récents événements allaient dans le sens du mythe.
— Tu sais, il y a toujours une grande part de vérité dans les récits du passé, ajouta Artemius en guise d’argument. Et tu ne peux pas nier être clairement à part parmi les Aurimanciens…
Liam resta songeur, la tête et le cœur ceints d’un sentiment indescriptible. Il inspira profondément pour tenter de dompter la panique qui montait en lui.
— Donc... Vous pensez vraiment que c’est... Un Fondamental ?
— Je ne le pense pas. J’en suis certain.
Liam réprima un rire nerveux.
— D’accord. J’ai un Fondamental en moi. Normal, quoi.
— Je sais que c’est une nouvelle difficile à encaisser, le réconforta Artemius. Mais au moins, on sait désormais pourquoi la Noranaï cherche à te mettre la main dessus. Ce que je ne comprends pas, en revanche, c’est pourquoi Somaël a tenu à te cacher une chose pareille.
— Il croyait bien faire, je suppose, répondit Liam avec un haussement d’épaules.
— Sans doute, oui. Mais il a eu tort. Je pense au contraire qu’il aurait dû te préparer.
Liam partageait son avis. Son père. La seule personne qui aurait pu l’aider et qui lui avait été arrachée. Par chance, il ne l’avait pas totalement laissé sans rien. Grâce au curieux héritage qu’il lui avait légué et qui se résumait à une petite clé d’argent accompagnée d’une lettre, une nouvelle piste s’offrait à lui. La seule dont il disposait. Il était sur le point de remettre son vêtement quand Artemius l’arrêta d’un geste :
— Attends ! Avant de te rhabiller, j’aimerais tester quelque chose avec ce tatouage…
— Quoi ? demanda-t-il, suspicieux.
— Si je ne me trompe pas, ce sceau est un Yldarún, murmura l’Aurimancien. On devrait donc pouvoir l’activer en y injectant une certaine quantité d’Aura.
Sur cette hypothèse, Artemius pivota vers Rita. Aussitôt, la jeune femme se raidit, la mine renfrognée :
— Je te préviens, si tu me demandes d’aller te chercher une tisane, tu peux te la…
— On se calme, la coupa Artemius dans un soupir. Et puis entre nous, c’est encore un peu tôt pour une tisane… Non, j’ai simplement besoin de tes talents.
Les traits crispés de la jeune femme se détendirent au profit de l’étonnement. Quand Artemius lui fit signe, elle s’approcha bon gré mal gré en marmonnant. À peine croisa-t-elle le regard de Liam, toujours torse nu, qu’une vague d’exaspération la submergea. Sa réaction engendra chez lui un mélange d’amusement et de satisfaction narquoise qu’il ne se priva pas de lui montrer.
— Bon, et je dois faire quoi ? s’impatienta-t-elle.
— Tu vas devoir l’allumer, lui répondit Artemius en désignant le jeune homme du menton.
Rita et Liam partagèrent le même hoquet outré.
— Hein ? s’étrangla-t-elle en faisant un pas en arrière.
L’Aurimancien balaya l’air d’une main agacée, comme si cela pouvait suffire à dissiper le malentendu :
— Doucement, je parle du tatouage bien sûr.
— Pourquoi tu ne le fais pas toi-même ? protesta-t-elle, peu disposée à s’y coller.
— Je le pourrais, c’est vrai. Mais je tiens à ce que ce soit toi qui le fasses. Je profite de l’occasion pour mener une double expérience.
— De quoi tu parles ?
— Fais-moi confiance, tu veux ?
Sceptique, le regard de la jeune femme allait et venait entre lui et Liam.
— Pose ta main sur son tatouage et insuffles-y un peu d’Aura, l’encouragea-t-il. J’aimerais vérifier quelque chose.
Rita faillit râler de plus belle mais l’expression brusquement adoptée par Artemius l’en dissuada. Il valait mieux obéir au chef de la guilde lorsqu’il exigeait un service.
— Bon, très bien ! pesta-t-elle, les mâchoires crispées.
Elle retira le gant qui couvrait sa main droite. Après un bref instant, sa paume de porcelaine se mit à luire d’un bel éclat doré. La jeune femme s’accroupit et la posa au centre du tatouage de Liam, juste sous ses côtes.
— Bah dis donc, tu manges bien à la cantine on dirait, lui fit-elle remarquer d’un air dédaigneux tout en tâchant de rester concentrée.
— Eh, c’est pas ma faute si t’as l’habitude de toucher des gringalets avec tes doigts rêches et glacés comme la mort…
Sur le coup, elle ne répondit pas, mais enfonça ses ongles dans sa peau, le faisant tressaillir non sans un grognement.
— Quoique... J’arrive à sentir tes côtes, persifla-t-elle devant son silence entêté. T’es pas si grassouillet que ça en fait…
Le jeune homme s’efforça de l’ignorer, les yeux levés au ciel. Bien vite, il sentit une douce chaleur lui parcourir l’échine pour se diffuser dans l’ensemble de son corps. Les runes qui ornaient son tatouage s’illuminèrent progressivement, les unes après les autres, luisant d’un éclat bleuté surnaturel. Presque immédiatement, Liam vit ses mains, puis ses avant-bras, se ganter d’argent. Un phénomène auquel il s’était habitué malgré lui. Mais cette fois, ce fut différent. La stupéfiante métamorphose ne s’arrêta pas là. Elle progressa vers sa poitrine, ses épaules, jusqu’à ce qu’il voie une partie de son torse devenir aussi noire que du charbon.
Sa peau se désagrégea en nappes de ténèbres fumantes. Elle s’évapora, se volatilisa en d’étranges et intangibles fumerolles. Interloqué et ne sachant comment réagir, Liam resta figé. Il avait compris que plus la lumière progressait vers le centre de son tatouage, plus sa métamorphose opérait. La tête commençait d’ailleurs à lui tourner. Durant une seconde, il eut même l’impression d’entendre à nouveau cette voix obscure qui grondait au plus profond de son être.
— C’est bon, Rita. Tu peux arrêter, intervint finalement Artemius en levant un bras.
La jeune femme s’exécuta sans broncher et retira aussitôt sa main. Il ne fallut pas plus d’une seconde pour que le corps de Liam cesse sa métamorphose. Lorsqu’il eut retrouvé son aspect d’origine, le chef du clan lui tendit ses vêtements, dont il s’empara pour se rhabiller, soulagé.
— Tout va bien, Rita ?
L’inquiétude perçait dans la voix d’Artemius, si bien que Liam se tourna vers la jeune femme au moment où celle-ci lui passait devant d’un pas précipité. Sans se retourner, ni répondre à l’Aurimancien, elle quitta vivement la pièce. Elle ne prit même pas la peine de fermer la porte derrière elle.
— Qu’est-ce qui lui prend ? voulut savoir Liam, surpris par sa réaction.
— Ne t’en inquiète pas, le rassura Artemius en retournant à son bureau. Après tout, nous avons tous nos démons.
— En parlant de ça, je peux savoir ce qui s’est passé exactement ?
— Comme je le soupçonnais, ton tatouage est un Yldarún, un sceau qui renferme un pouvoir qu’on ne peut activer qu’en présence d’Aura, le renseigna Artemius avec un hochement de tête. Il est clair que le tien te permet de te métamorphoser. Quand tu seras plus à l’aise avec tes dons, je pense que tu devrais être capable de prendre l’apparence du Fondamental qui t’habite.
Liam fit une drôle de tête, à tel point qu’Artemius n’aurait su dire si cette nouvelle le réjouissait ou le répugnait. Le jeune homme, lui, faisait le rapprochement entre les étranges griffes argentées et l’esprit qui l’habitait, l’un étant une manifestation physique de l’autre. Il en vint à se demander à quoi pouvait bien ressembler le Fondamental en lui.
— Bref, je crois que nous avons fait le tour de la question, termina Artemius, les mains jointes devant lui.
— Ouais…. Ça en fait des choses à digérer…
— Je sais. C’est normal que tu sois un peu perdu. Mais dis-toi une chose : Fondamental ou pas, tout Aurimancien a dû un jour faire face à ses propres interrogations, à ses propres doutes. Il faut du temps pour trouver sa place.
Ces paroles lui procurèrent un certain réconfort. Il se surprit même à sourire bêtement.
— À ce propos... Les Fondamentaux sont-ils considérés comme des Aurimanciens « normaux » ? Je veux dire, est-ce qu’on peut nous ranger dans une caste ou c’est vraiment à part ?
Artemius se frotta le menton d’un air amusé.
— Tu sais, il n’y a pas d’Aurimancien « normal », comme tu dis. Il n’y a que des hommes et des femmes, plus ou moins capables de certains prodiges. Mais pour répondre à ta question, les Fondamentaux sont recensés parmi les durathror, puisqu’il est évident que leur pouvoir dépasse de loin celui des autres castes.
Liam dodelina de la tête, quelque part soulagé de voir ses interrogations trouver des réponses au fur et à mesure qu’il conversait avec Artemius.
— Au fait, je ne pense pas vous l’avoir encore dit mais... Merci. Pour tout ce que vous avez fait.
— Ne me remercie pas, le pria Artemius. Je devais bien ça à ton père. Oh, j’allais oublier, ajouta-t-il soudain en fouillant l’un de ses tiroirs.
L’Aurimancien lui dévoila une enveloppe pliée, contenant deux feuilles de papier.
— C’est la liste que ton père m’a donnée. Tu y trouveras les noms et les photos des personnes qu’il souhaitait que l’on surveille. S’ils s’intéressent aussi à toi, il est préférable que tu connaisses leur visage.
Liam s’empara vivement de la lettre, empreint d’une curiosité si fébrile qu’il dut empêcher ses mains de trembler.
— Ça peut être utile, en effet. Merci, une fois de plus.
Artemius hocha la tête en le toisant de son œil d’or surnaturel, puis son regard dévia vers la pendule qui venait tout juste de sonner.
— Loin de moi l’idée de te chasser mais il me semble que le Njörd Océanica met les voiles dans moins de deux heures. Tu devrais peut-être y aller.
— Oui, vous avez raison.
Le chef du clan lui tendit une main qu’il s’empressa de serrer.
— Bon vent, petit, et qu’Arhnam t’accompagne.
Liam le remercia de plus belle avant de tourner les talons. Au moment de franchir le seuil de la porte, il s’arrêta et jeta un œil à l’Aurimancien :
— Ah, et vous saluerez quand même Rita de ma part, hein ?
— Je n’y manquerai pas.
Satisfait, Liam se hâta de gagner le rez-de-chaussée, deux étages plus bas. Une fois dans le vaste hall, il aperçut la Renarde, qui le salua d’un sourire amical. Après quoi, il emprunta l’escalier menant à l’auberge, puis quitta les lieux. Dehors, dissimulé derrière un patchwork de nuages, le soleil frôlait à peine l’horizon et commençait tout juste à répandre sa lumière sur la Roche-Castelli. Liam apercevait les côtes du Donnel au loin et les nombreux bateaux qui y étaient amarrés. L’un d’eux attira son attention. Plus grand et plus massif que les autres, il semblait avoir été conçu pour de longues traversées. Tout en l’observant, le jeune homme songea à ce voyage vers l’inconnu, aux nouvelles terres qu’il allait arpenter, aux coutumes et traditions qu’il allait découvrir, et aux personnes qu’il allait probablement rencontrer.
— Allez, en route, s’encouragea-t-il, le cœur rongé par l’anxiété.
Il reprenait sa marche vers la ville portuaire quand quelque chose vibra contre sa cuisse. Il y porta la main et sortit de sa poche le petit manobot. Sans être vraiment certain de son fonctionnement, Liam appuya sur son unique interrupteur d’un air dubitatif. L’instant d’après, la voix de Jack retentit, accompagnée de son rire habituel et communicatif. L’entendre engendra chez lui une profonde sensation de bien-être, une sérénité enfouie qui ne demandait qu’à s’exprimer. Comme par enchantement, il oublia aussitôt ce qui le tracassait. Avec un sourire ravi, il s’empressa de répondre.
Assis sur un banc, Liam observait les quelques sternes qui se disputaient un bout de pain en piaillant à l’unisson. L’appel de Jack lui avait fait le plus grand bien. Layla et Rozenn, sa sœur, avaient également été là. Pendant plus d’une heure, ils avaient discuté de tout et de rien, riant même parfois aux éclats. Néanmoins, le sujet du départ de Liam sur le continent avait été inévitablement abordé, et bien qu’ils en comprenaient tous les raisons, aucun d’eux ne cautionnait cette idée. Ils avaient tenté de l’en dissuader à plusieurs reprises, mais Liam avait pris sa décision. En revanche, il s’était gardé d’évoquer sa nouvelle condition d’Aurimancien et peut-être de Fondamental. Même s’il s’agissait de ses plus proches amis, l’idée de leur en parler l’angoissait profondément. Il ignorait autant qu’il craignait leur réaction.
La corne de brume retentit soudain sur le quai, l’arrachant à ses pensées. Les passagers s’étaient déjà tous amassés devant la passerelle et commençaient à embarquer. Il s’apprêtait à les rejoindre quand il sentit une main se poser sur son épaule. Il fit volte-face, surpris.
— Rita ? Qu’est-ce que tu…
D’un geste, elle lui intima le silence.
— Non, s’il te plaît, ne dis rien…
Liam haussa un sourcil quand la jeune femme s’installa à ses côtés, même si étrangement, elle parut aussi garder ses distances.
— Voilà, commença-t-elle sans trop oser le regarder. Toi et moi, on n’est pas aussi différents que je le pensais.
Liam ne dit rien. Il avait déjà été traversé par cette impression, pendant leur pérégrination dans les égouts. La jeune femme reporta son attention sur l’océan qui leur faisait face avant de poursuivre :
— Tu sais, comme toi, j’ai été très déroutée par mon pouvoir au début. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûre de le maîtriser.
Intrigué, Liam l’observait en silence, conscient que se confier à lui devait sans doute beaucoup lui coûter.
— Ce qui s’est passé dans le bureau d’Artemius, m’a fait prendre conscience de certaines choses que je refusais d’admettre jusque-là.
— Quel genre de choses ?
— Eh bien même si je ne voulais pas y croire, quelque part, j’ai toujours su que j’étais différente des autres Aurimanciens. Qu’il y avait quelque chose en moi, un autre, que j’essayais de faire taire, que j’essayais d’ignorer.
Rita prit une profonde inspiration et finit par lever ses iris de feu vers lui :
— Mais aujourd’hui, j’ai compris que je ne pouvais plus nier l’évidence. C’est bel et bien d’une entité comme la tienne que je tire mon pouvoir. Et moi aussi il m’arrive de l’entendre parfois, quand je suis seule.
Liam écarquilla les yeux, stupéfait. Curieusement, cette confession lui fit le plus grand bien, comme si sa solitude s’était tout à coup volatilisée.
— Et qu’est-ce qui t’a donné le déclic finalement ?
— Toi. Quand j’ai activé ton sceau, il s’est passé quelque chose.
— Je vois. T’as ressenti un truc ? fit-il en essayant de ne pas paraître trop railleur.
— Ne le prends pas mal mais le truc que j’ai ressenti, comme tu dis, n’avait absolument rien à voir avec toi, se défendit-elle immédiatement.
— J’ai bien saisi que tu avais un problème avec les hommes, lui reprocha-t-il sans le vouloir. On ne peut pas être autant sur la défensive sans avoir vécu quelque chose avant. Quelque chose de grave, je suppose…
Rita perdit le léger sourire qu’elle s’était efforcée de maintenir jusque-là.
— Désolée mais ne compte pas sur moi pour te raconter ma vie, laissa-t-elle froidement tomber. On ne se connaît pas encore assez pour ça…
Liam se renfrogna, navré d’avoir abordé un sujet sensible. Il lui fit néanmoins comprendre d’un signe de tête qu’il ne chercherait pas à en savoir plus.
— Et sinon ? Qu’est-ce qui t’a perturbée ? reprit-il dans l’espoir de dissiper le malaise.
— Eh bien, quand j’ai activé ton sceau, j’ai entendu cette voix dans ma tête, celle de mon Fondamental. C’était comme si cet esprit qui m’habitait essayait de communiquer avec le tien… J’ai alors sentis une étrange connexion naître entre toi et moi. Un truc que je n’arrive pas à expliquer.
Elle s’interrompit quelques secondes, nerveuse, et Liam en profita pour tenter d’en savoir plus.
— Et qu’en a dit Artemius ? J’imagine que tu as dû lui en parler ?
— Oui. D’après lui, tous les Fondamentaux fonctionnent d’une manière différente. Pour preuve, je n’ai pas de tatouage comme toi. Et nos yeux, même s’ils gardent cette lueur surnaturelle, ne sont pas non plus de la même couleur. Il pense aussi que ces esprits sont tous liés entre eux. Selon lui, c’est ce lien que j’aurais ressenti quand je t’ai touché.
Rita posa à nouveau son regard embrasé sur lui. Il y décela une détermination nouvelle qui le perturba.
— Alors… Il paraît que tu rejoins le continent pour trouver quelqu’un qui pourrait t’aider à propos de ton Fondamental. Un certain Caleb Ascraft, si je me souviens bien…
— Exact, oui. Et j’espère aussi qu’il pourra me donner quelques réponses sur mon père... Même si je ne sais pas trop où il se trouve.
— Je vois. Dis-moi, je me demandais si tu accepterais que je vienne avec toi ? Après tout, si cet homme peut t’aider, il pourra peut-être m’aider, moi aussi.
Liam fit mine de réfléchir, les yeux levés au ciel.
— J’sais pas trop, lâcha-t-il enfin.
Rita haussa un sourcil.
— T’as dit que j’étais grassouillet, l’accusa-t-il. J’ai pas vraiment aimé.
La jeune femme se fendit d’un rire franc, amusée par sa réponse.
— Mais c’est qu’il est rancunier... Allez joli-cœur, je plaisantais !
— Joli-cœur ? grimaça-t-il.
— De toute façon, que tu le veuilles ou non, je viens avec toi, trancha-t-elle en se levant. Si j’ai demandé, c’était juste pour la forme.
— Très bien. Je suppose que je n’ai pas le choix alors ? ironisa Liam.
La jeune femme lui décocha un rictus moqueur avant de se tourner vers le paquebot. La majorité des passagers avait déjà embarqué et manifestement, on attendait plus qu’eux.
— Allez, faut pas traîner ! Ils seraient fichus de partir sans nous !
Liam acquiesça et ensemble, ils prirent la direction de la passerelle menant au Njörd Océanica. Mais avant de monter à bord, le jeune homme se retourna et contempla une dernière fois cette île chère à son cœur. Cette terre qu’il n’avait jamais quittée jusque-là. Gagné par l’émotion, il songea à ses proches, qu’il ne reverrait pas de sitôt, puis la crainte balaya ses souvenirs. Quand reviendrait-il ici ? Qu’est-ce qui l’attendait sur le continent ? Malgré ses interrogations, Liam finit par rejoindre Rita, qui l’attendait sur le pont supérieur. Un long voyage s’annonçait et il devait se préparer à l’affronter.
Chapitre 15 - Le parfum des péchés

Les coupes de champagne et de vin se levèrent dans la candeur et l’allégresse. On trinqua, à la légèreté de cette traversée en direction du continent, et bientôt de bons effluves de nourriture s’évadèrent dans l’air en se mêlant au tabac du salon fumoir. Mais Rita, loin d’apprécier ces remugles de mondanités, s’accouda au bastingage, le regard tourné vers le firmament. La lune était déjà haute dans le ciel qu’elle éclairait à peine. Son reflet scintillait à la surface de l’océan. Calme. Inébranlable. Les seuls remous que l’on pouvait observer étaient dus aux quelques glaciers parsemant l’horizon. La glace qui les constituait était si pure qu’elle en était transparente par endroits. Elle luisait d’un bleu profond et s’alliait avec une harmonie sans pareil au blanc immaculé qui les recouvrait.
La jeune femme se délectait de cette atmosphère doucereuse qui enlaçait la croisière. Depuis leur départ, trois jours plus tôt, elle ne s’était pas sentie si bien qu’en cet instant. Liam la rejoignit un peu plus tard et s’adossa sans un mot au garde-corps. Il observait sans grande attention la salle de réception d’où on pouvait entendre un quatuor jouer un air endiablé, sorte de gigue traditionnelle de l’île d’Aia. Rita eut une grimace amusée.
— J’ai toujours trouvé ce genre de musique un peu stressant, pas toi ? sourit-elle en se redressant.
— Pas vraiment, non, mais c’est peut-être parce que je n’ai toujours écouté que ça.
— Ah oui ? Tu es originaire de l’île donc ?
Liam fit signe que non.
— De ce que j’en sais, j’y ai seulement grandi. Je n’y suis pas né.
— De ce que tu en sais ? releva-t-elle, intriguée.
— Oui, j’ai… j’ai été adopté.
— Oh, désolée, s’excusa-t-elle.
Liam haussa les épaules, agacé d’avoir abordé sans le vouloir un sujet qu’il préférait éviter en raison du malaise que cela pouvait lui causer. Il s’empressa donc de rebondir sur autre chose.
— Et toi ? D’où tu viens ?
— De Port-Léonie. Un village de Pohanésie, dans la mer des sables, au sud de Meridian’s. Cela fait des générations que ma famille, les Reinhardt, y est implantée. Jamais personne n’en est parti. Personne à part moi bien sûr.
— Et qu’est-ce qui t’a amenée là alors ?
— C’est compliqué… éluda-t-elle. Et pour tout te dire, je préfère éviter d’avoir à m’en rappeler.
— Tu n’as pas l’air de le regretter en tout cas.
— Non, reconnut-elle. En fait, ça a même été la meilleure décision de ma vie.
Honoré par ces confidences, Liam détourna le regard sans rien dire, se contentant d’un hochement de tête pour lui faire signe qu’il comprenait.
— Au fait, je n’arrête pas de repenser à ce qu’Artemius m’a dit, poursuivit-elle.
— Tu veux dire à propos de ce que nous sommes, toi et moi ?
— Oui. Par rapport au fait qu’il y aurait sept Fondamentaux et qu’ils seraient tous différents. Depuis que tu es au courant, tu ne t’es pas interrogé sur celui qui est en toi ?
— Si, évidemment.
— Moi, j’aimerais bien en apprendre plus sur le mien. Je voudrais savoir s’il a un nom. Quel est son pouvoir. Ce genre de truc quoi...
Le front plissé, Liam repensa soudainement au carnet de Mandes qu’il avait toujours sur lui et qui contenait peut-être des réponses à leurs interrogations. Il ne l’avait pas rouvert depuis la mort de son père. Cette simple pensée lui arracha un soupir nostalgique. Lentement, il attrapa sa sacoche et sortit le petit livre à la couverture de cuir, sous l’œil curieux de son amie. Il n’avait eu qu’une seule fois l’occasion de l’étudier, le jour où les écrits s’étaient révélés à lui. À l’époque, il n’avait pas prêté grand intérêt à ce qu’il avait pu y lire. Mais aujourd’hui, c’était différent.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Rita.
— J’espère quelques réponses à tes questions. Ce journal contient pas mal d’infos sur les Fondamentaux, des choses plutôt vraies a priori.
— Et t’as eu ça où ? s’étonna-t-elle. Artemius m’a pourtant affirmé qu’il n’existait aucun manuscrit recensé sur ces esprits.
— Il a sûrement raison, car je doute que ce journal soit effectivement recensé, ironisa Liam. Cela dit, ça prendrait trop de temps à t’expliquer d’où je le sors.
Elle acquiesça sans chercher à en savoir davantage. Lorsqu’il l’ouvrit et qu’il commença à tourner les pages, les unes après les autres, Rita se racla gorge, penchée au-dessus de son épaule.
— Euh… Y’a rien d’écrit dans ton bouqu…
La jeune femme s’interrompit d’elle-même lorsque les lettres se dévoilèrent à son regard. Liam ne put réprimer un sourire devant son air stupéfait.
— Oui, c’est aussi ce que j’ai cru au début. Et puis j’ai eu ça, fit-il en désignant ses iris turquoise. Je sais maintenant que c’est lié à cet esprit et je pense que c’est un genre de pouvoir de lucidité ou je ne sais pas trop quoi. Bref, un truc qui permet de voir certaines choses cachées, comme l’encre invisible qui a été utilisée pour ce carnet.
Rita opina, son attention rivée sur les écrits.
— Attends, tu arrives à lire ça ? s’étonna-t-elle. Je ne suis même pas sûre de connaître cette langue !
— Normal, le Säagellan est un très vieux langage. Il n’est plus utilisé depuis longtemps, l’éclaira-t-il sans lâcher le livre des yeux.
Rita peina à refréner une moue admirative, se gardant aussi de le complimenter. Les mains sur les hanches, elle se plaça à ses côtés et fixa les pages qu’il faisait défiler après les avoir survolées. Passée la moitié du carnet, leur regard dévia sur divers paragraphes, tous aussi raturés et corrigés les uns que les autres. Entre deux, étaient griffonnés des symboles, runes et illustrations.
— Superbia, Ira, Acedia, Avaritia, Fornicatio, Gula et Invidia, lut-il dans un murmure à peine audible.
Pris d’intérêt pour ce qu’il découvrait, Liam poursuivit son exploration du journal, au point d’en oublier Rita.
— Alors, tu trouves ? s’impatienta-t-elle brusquement en se rappelant à son bon souvenir.
Il releva la tête, l’air taquin.
— Oui, je tiens un passage très intéressant, lui apprit-il.
— Ben vas-y ! Lis-le moi !
Le jeune homme réprima un sourire, puis il s’éclaircit la voix avant de démarrer sa lecture :
« Je me suis souvent demandé si les êtres qui peuplent notre monde ont déjà eu conscience de cette inquiétante et étrange sensation de vide que nous procurent les rêves. Ce sentiment de tomber dans d’infinis abîmes, ceux-là mêmes qui nous happent, nous emprisonnent quand vient enfin l’heure de notre salut.
Même eux, ils tremblent à présent, eux qui n’avaient que l’éternité. Ils tremblent à l’idée d’errer dans le néant. Face à cette mort qui n’a jamais pris autant de formes que celles données par les sept Hôtes du Cauchemar. Tous sont dotés d’un don unique. Et nombreux sont les récits qui classent le pernicieux Fornicatio comme le plus inventif des sept.
On dit de lui qu’il est l’émissaire vérolé, celui qui d’un souffle, d’un murmure, fige le mortel dans une éternité purulente. Son regard embrasé, qu’on raconte pareil à deux fragments d’ambre insufflés d’une autorité malsaine, suffirait même à instiller une pieuse chasteté au cœur du plus lascif des hommes. »
— Le Fornicatio… lâcha-t-elle, le regard dans le vague. C’est la Luxure, ça, non ? Ces esprits seraient donc liés aux sept péchés capitaux ?
— En tout cas, c’est aussi ce que j’ai cru comprendre en le lisant la première fois. Mon père m’avait dit que les Heldrazyns naissaient de leurs propres péchés et que c’est ça qui provoquerait l’apparition de l’Aura noire. Mais d’après lui, ils pourraient aussi infecter un sujet sain.
— Alors quoi ? Le Fondamental ne tuerait que les Heldrazyns liés à son péché ?
— Possible. J’en sais rien.
La jeune femme parut soudain pensive.
— La luxure... souffla-t-elle pour elle-même. À croire que c’est fait exprès…
Liam la dévisagea avec une curiosité mal dissimulée, mais s’abstint de tout commentaire. Il pouvait lire sur son visage toute l’anxiété qu’elle éprouvait et qui la plongeait dans une profonde torpeur. Torpeur de laquelle elle s’extirpa tant bien que mal, en secouant la tête comme pour se débarrasser d’une mauvaise pensée.
— Bon, et toi joli-cœur ? Sur lequel tu es tombé ?
À ces mots, Liam replongea dans les écrits nébuleux du carnet. Ses iris turquoise passèrent sur les nombreuses lignes griffonnées à la va-vite. Ils s’arrêtèrent sur un paragraphe qui attira son attention et qu’il entreprit de lire à haute voix :
« S’il peut exister en ce monde malade un esprit autrement plus redoutable encore, l’inéluctable Invidia n’est certainement pas en reste. Inéluctable, car il est sans nul doute le plus vif et le plus agressif des sept. Nul ne peut espérer lui échapper, lui qui flagelle les pécheurs au moindre souhait, au moindre désir trop ancré. Sa présence se dilue dans les ombres, se tapit dans les éternités aveugles, traquant patiemment la puanteur enivrante du péché. Il est la lumière bleutée qui attire les vermines nocturnes, qui les manipule et les achève avec l’impartialité d’un juge silencieux.
Certains, dans leurs délires cauchemardesques, jurent de l’avoir aperçu, bien que les témoignages s’avèrent trop rares, et parfois trop peu crédibles. Je ne pourrai sans doute jamais m’assurer de la véracité des plus convaincants, même si ces récits font à chaque fois état d’un éclat argenté. De longues griffes, prétend-on, auréolées d’un regard plus acéré encore… Si jamais cela est même possible. »
— L’Invidia donc, conclut Rita une fois qu’il eut terminé. Je suppose que c’est l’Envie ?
— Oui, on dirait bien, confirma-t-il en continuant à feuilleter distraitement les pages.
— Bon. Autre chose ?
— Peut-être bien. Tout à l’heure, je suis tombé sur un paragraphe qui parlait de nos yeux, lui confia-t-il. Il n’explique pas forcément les différences de couleurs mais il parle effectivement d’un pouvoir qu’on aurait tous en commun. Une sorte de vision spécifique qu’il appelle le Valoë...
— Donc tu avais vu juste en parlant de tes yeux et de ce pouvoir de lucidité qu’ils te conféraient, souligna Rita.
Liam opina en silence tandis que la jeune femme se tournait vers l’horizon avec un soupir. Elle sortit de la poche arrière de son pantalon une boîte plate contenant quelques cigarettes roulées à la main et attrapa la première qui vint. À l’aide d’un petit briquet rangé à côté, elle en enflamma l’une des extrémités.
— Je… Je vais faire un tour, histoire de digérer tout ça, balbutia-t-elle en soufflant un nuage de fumée. Excuse-moi.
— Y‘a pas de mal, la rassura-t-il.
Liam comprenait son envie de solitude. Lui-même en éprouvait souvent le besoin. La jeune femme le remercia d’un bref hochement de tête.
— On se retrouve plus tard, lui lança-t-elle en s’éloignant.
— Fais gaffe à toi.
Ses mots flottèrent dans l’air du soir mais ne parvinrent pas aux oreilles de Rita, qui disparaissait déjà sur le pont, parmi les autres passagers. Il se renfrogna, conscient d’avoir probablement parlé dans le vent. Transi par le froid crépusculaire, Liam décida de rentrer. Il se fraya un chemin parmi les badauds endimanchés, puis se glissa par la première porte aux fines dorures qu’il trouva.
— Bonsoir monsieur, l’accueillit un gentleman tiré à quatre épingles, portant d’une main un large plateau d’argent.
Liam lui rendit son salut sans conviction, le visage saisi par la chaleur doucereuse du grand salon. Son nez, immédiatement congestionné par la différence de température, l’obligea à renifler bruyamment pour tenter de le dompter. Par chance, on ne lui prêta pas plus attention. Les clients, essentiellement des hommes mais aussi une poignée de femmes aux manières sentencieuses, dégustaient cocktail sur cocktail en riant aux éclats. Tout bien réfléchi, ce n’était certainement pas le meilleur endroit pour s’isoler. Aussi chercha-t-il une issue qui lui permettrait de quitter les lieux. Il balayait le salon du regard quand on le bouscula brutalement. Surpris, Liam dut faire un pas en arrière pour éviter de chuter.
— Oh ! protesta-t-il en faisant volte-face. Les excuses, c’est pour les…
Le jeune homme n’acheva pas sa phrase, toute son attention accaparée par le tremblement soudain de ses mains. Il savait que son agacement n’en était pas la cause. Très vite, il se sentit vaciller, comme si toutes ses forces avaient été sapées. Ou plutôt, comme si quelque chose tentait de se les approprier. L’Invidia, peut-être ? Liam chercha aussitôt du regard qui avait pu le heurter, mais ne trouva personne. En revanche, il repéra quelque chose d’étrange. Cela ondulait dans l’air. Il cligna des yeux à plusieurs reprises, incapable de déterminer si ce qu’il voyait était réel ou non. Une fumée noirâtre, pareille à un serpent impalpable, semblait se faufiler parmi les clients qui la traversaient sans s’en rendre compte. Cette étrange vapeur commençait déjà à se dissiper, mais elle eut sur Liam un effet qu’il n’aurait su décrire. Fasciné, irrémédiablement attiré, il s’employa à la suivre. Elle dégageait un parfum capiteux, mêlé à une odeur soufrée qu’il fut certain d’avoir déjà sentie.
— Un Heldrazyn, souffla-t-il avec appréhension.
Tous ses sens en alerte, il remonta cette trace éthérée qui filait hors du salon et s’aventurait dans une coursive, jusqu’aux quartiers de première classe. La fumée y traversait une porte. Celle d’une cabine, sans doute d’un richissime passager. Son instinct d’Aurimancien, ou plutôt de Fondamental, l’incitait à entrer. Mais la raison le fit hésiter en lui intimant de trouver Rita avant de tenter quoi que ce soit. Hélas, comme s’il était soudain redevenu le spectateur impuissant de ses actes, Liam vit sa main tourner la poignée et pousser lentement le battant.
— Foutu Fondamental, pesta-t-il à mi-voix en risquant malgré tout un œil dans l’entrebâillement.
Une vieille dame en manteau d’hermine s’affairait dans sa suite, occupée à y remettre un peu d’ordre. Liam la vit ensuite s’installer devant une coiffeuse en bois. Elle entreprit alors de défaire ses longs cheveux grisonnants, noués en chignon, tout en se contemplant dans le miroir ovale qui lui faisait face. Quand elle eut fini, elle se pencha en avant pour fouiller dans l’un des tiroirs et en sortit un flacon de parfum, dont elle s’aspergea.
— Pourquoi restez-vous sur le pas de la porte ? questionna-t-elle tout à coup, faisant tressaillir le jeune homme.
Pendant quelques secondes éphémères, Liam refusa de croire que c’était à lui qu’elle s’adressait, jusqu’à ce qu’il réalise que son propre reflet l’avait trahi : il pouvait se voir dans le miroir. La passagère au long manteau de fourrure blanche n’avait donc pas manqué de le remarquer.
— Allons, entrez donc, l’invita-t-elle d’une voix douce.
Le cœur battant sous le coup de la surprise, il aurait voulu s’en aller sans demander son reste, au lieu de quoi il entra, poussé par une volonté qu’il ne contrôlait pas. Il referma la porte derrière lui.
— Euh... Désolé… Je ne sais vraiment pas ce que je fiche là, s’excusa-t-il en débitant la première chose qui lui passa par la tête.
Toujours assise sur son tabouret, la vieille femme continuait de se pomponner.
— Je commençais à croire que vous ne viendriez jamais, confia-t-elle en s’arrosant d’une nouvelle dose de parfum.
Malgré les puissants effluves de rose qui saturaient la pièce, Liam fut capable de discerner autre chose. L’odeur de la trace noire. Celle des Heldrazyns, qui l’enivrait jusqu’à l’écœurement. Elle éveilla en lui de violentes pulsions qu’il peina à refréner. Malgré cela, il eut du mal à imaginer que son interlocutrice puisse être l’une de ces créatures corrompues.
— Vous pensiez que… Quoi ? fit-il, méfiant, alors qu’elle maquillait à présent ses lèvres d’un rouge profond.
Elle se tourna vers lui, le teint soudain aussi cendreux que ses cheveux.
— Je suppose que vous le percevez, vous aussi ? Le chant des mers...
Liam fronça les sourcils en se demandant si elle faisait allusion à l’orchestre qui jouait dans le grand salon et dont la symphonie endiablée leur parvenait jusqu’ici. Mais avant qu’il n’ait pu en avoir la confirmation, la vieille dame bondit sur lui à une vitesse ahurissante, lui coupant le souffle. Elle l’avait heurté de plein fouet, le propulsant contre la porte et lui écrasant la cage thoracique sous son coup de butoir surpuissant. Si Liam espéra un instant que quelqu’un lui viendrait en aide en entendant le raffut, il eut le regret de constater que le son des cors et des violons couvrait aisément leur affrontement. Une boule lui serra l’estomac et avant même qu’il ne puisse tenter quoi que ce soit, son assaillante repassa à l’attaque. Rapidement, ses ongles, longs et jaunes, se muèrent en épaisses griffes noires et inégales qu’elle s’empressa de lui enfoncer dans l’épaule. Sans lui laisser le moindre répit, elle le redressa avec brutalité. Là, elle approcha son visage du sien, ses lèvres carmin s’étirant en un sourire malsain sur sa face blanchie par le fond de teint.
— Oui, j’en suis sûre... L’océan vous parle, lui susurra-t-elle à l’oreille. Il va venir… C’est l’Aura qui l’attire…
Sous le coup de la douleur, Liam fut incapable d’empêcher l’Heldrazyn de plonger l’une de ses griffes crasseuses dans sa carotide, lentement, inexorablement. Il hurla. Mais la musique, à cet instant, était si forte qu’il fut certain que nul ne l’entendrait, ni ne pourrait lui porter secours. Alors que la fureur le submergeait, sa main gauche se ganta d’argent et il abattit son poing sur la créature. Pour l’éviter, elle n’eut d’autre choix que de le relâcher, aussi surprise que furieuse.
— Je devrais sans doute être effrayée à l’idée d’affronter un Fondamental mais allez savoir pourquoi, je ressens une grande fascination à ton égard… Après tout, cela fait longtemps que je rêve de tuer l’un des tiens, s’esclaffa-t-elle entre deux gargouillements lubriques.
Sa tête se balança de droite à gauche, comme si on l’avait soudain privée de ses vertèbres cervicales. Une satisfaction évidente transparaissait dans ses yeux alors qu’elle contemplait avidement Liam en train de se vider de son sang. Engourdi par une faiblesse mortelle, le jeune homme se laissa glisser contre la porte, une main sur sa plaie.
— Je dois quand même avouer être assez déçue. Je vous croyais plus coriaces, persifla l’Heldrazyn en regagnant son tabouret, prête à reprendre le fil de ses occupations comme si de rien n’était.
Elle n’en eut cependant pas l’occasion. Dans un sursaut d’adrénaline, Liam parvint à se relever. La tête lui tourna. Ses jambes flageolèrent, mais il recouvra très vite la totalité de ses forces. Ses plaies, quant à elles, venaient de se refermer, cicatrisant les unes et les autres à une vitesse prodigieuse. Cela ne pouvait qu’être l’œuvre de l’Invidia, bien décidé à en découdre.
— Allez, c’est parti pour le second round… gronda-t-il, cette fois prêt à affronter son adversaire.
Amusée, l’effroyable bourgeoise esquissa un rictus mauvais en se dressant devant lui. Elle délaça son corset, qui libéra une poitrine plus fripée qu’un vieux parchemin. La peau de son corps parut se ramollir et fondre, puis se déchira en de longs lambeaux qui s’agitèrent sous l’effet d’un vent surnaturel. Une substance poisseuse et soufrée s’en écoula, chaude, fumante. D’un coup, l’Heldrazyn s’ébroua violemment. Son sang épais et caustique gicla en tous sens, corrodant et consumant tout ce qu’il toucha. Liam plongea sur le côté, évitant de justesse les jets acides qui lui auraient dévoré le visage. Guidé par son instinct, il se releva puis fondit sur la vieille femme, cherchant à atteindre sa tête. Malheureusement, celle-ci anticipa sa riposte et lui attrapa le bras. Ses doigts se refermèrent sur son poignet, qu’elle brisa avec une facilité déconcertante. Dans un grognement, le jeune homme encaissa cette vague de souffrance pendant que l’Heldrazyn, dotée d’une force absurde, le soulevait du sol. D’épais filets de bave dégoulinaient d’entre ses lèvres.
— Tu me donnes tellement… Tellement faim… grinça-t-elle.
Tandis que Liam tentait de se défaire de cette étreinte par tous les moyens, s’offrit à lui une vision d’épouvante. Les traits de la femme s’étirèrent, puis se contractèrent en un cratère informe à partir duquel se forma une bouche hideuse, circulaire, bardée de crocs désordonnés. Jamais il n’aurait pu imaginer qu’un visage humain puisse se déformer et se muer d’une façon si abominable.
L’Heldrazyn se gaussa dans un raclement de gorge clownesque, presque bestial. Sa gueule, béante, s’ouvrit pour se refermer aussitôt sur le cou de Liam, lui arrachant un cri de douleur. Il sentit cette chose aspirer goulûment ses fluides, s’en repaître avec un enthousiasme anormal. Sa langue râpeuse s’insinuait au creux de ses artères en quête de la moindre goutte susceptible de la satisfaire. Liam savait que s’il ne réagissait pas, il n’y survivrait pas. Il savait également qu’il n’arriverait à rien sans cet esprit qui l’habitait et qui ne demandait qu’à intervenir. Il cessa donc toute résistance et autorisa l’Invidia à mener la danse.
Il n’en fallut pas plus pour que le Fondamental en lui laisse éclater toute sa fureur, dans une violente onde bleutée qui désagrégea tout ce qu’elle frappa. Pour autant, l’Heldrazyn ne lâcha pas prise et, au contraire, enfonça davantage sa mâchoire carnassière dans ses plaies sanglantes. Liam sentit sa clavicule céder sous la pression, mais il ne s’avoua pas vaincu pour autant. Rapidement, sous le flux d’énergie de l’Invidia, il abattit ses griffes argentées sur la main qui le maintenait au-dessus du sol. Un seul coup suffit à la sectionner. Avec un hurlement abject, l’Heldrazyn se retira et se ramassa sur elle-même en émettant des râles répugnants, telle une bête apeurée. Son effroi s’accentua d’autant plus lorsqu’elle vit son adversaire se relever sans le moindre mal, ses nombreuses blessures d’ores et déjà cicatrisées. Mais Liam ne comptait pas en rester là. Ses bras virèrent au noir profond et, bien vite, ce fut tout son corps qui se mit à émettre une épaisse fumée ténébreuse. L’incroyable métamorphose toucha ensuite ses vêtements. Ils prirent à leur tour une teinte charbonneuse et parurent soudain animés d’une once de vie. Ils fusionnèrent avec les volutes sombres, s’entremêlant et se fondant au cœur de ce phénomène inexplicable. À présent, seuls ses yeux transperçaient cette obscurité, pareils à deux étoiles turquoise scintillant dans un ciel d’encre. Nimbée de cette aura de ténèbres vaporeuses qui ondulaient dans son dos, sa silhouette s’affina. Il se voûta, comme s’il peinait à supporter le poids de ses propres griffes d’argent, plus épaisses et plus tranchantes qu’à l’accoutumée. Sur sa hanche, son Yldarún commença à luire mais les runes centrales restèrent éteintes.
Dans un spasme furieux, Liam leva les yeux vers l’Heldrazyn qui, face à lui, venait de se figer. Elle se mit à tousser et à émettre des bruits de gorge humides tout en y portant une main affolée, comme si elle s’étouffait. Sa longue langue brûlée et tuméfiée, à l’image du reste de sa bouche, s’agita de façon incontrôlable. Il ne fallut pas longtemps à Liam pour comprendre que son propre sang était à l’œuvre. La créature l’avait mordu et elle en payait le prix. Brusquement, en dépit de son état, elle s’ébroua et se jeta sur lui dans un élan de colère, prête à lui labourer les chairs.
Pris par surprise, Liam ne parvint pas à esquiver. L’Heldrazyn l’emporta dans sa charge. Ils percutèrent violemment la coque d’acier du navire, dont plusieurs rivets sautèrent. Les plaques métalliques s’éventrèrent sous le choc et l’air frais de l’océan s’engouffra immédiatement à l’intérieur. La bête s’immobilisa un instant, fixant la sortie providentielle qui s’ouvrait à elle. La fuite devenait sa seule option. Avec une force phénoménale, elle entreprit d’agrandir l’ouverture et se glissa à l’extérieur.
— À la revoyure ! couina-t-elle d’un air jubilatoire.
Mais c’était sans compter la détermination de l’Invidia, bien décidé à en finir. Poussé par la fureur du Fondamental, Liam se lança à sa poursuite en essayant de ne pas perdre de vue la bête qui grimpait le long de la coque et avait déjà presque atteint la promenade du pont supérieur. À l’aide de ses griffes argentées, il gravit la surface lisse, tel un animal forcené, et rattrapa la fuyarde d’un bond surhumain. L’Heldrazyn se cabra quand il lui happa une cheville. Hélas, cela n’arrêta pas sa course et elle parvint à se hisser par-dessus le bastingage, roulant sur le parquet en entraînant Liam dans sa chute. De nouveau, elle s’ébroua violemment, éjectant jusqu’à plusieurs mètres de distance l’acide noirâtre que recelaient ses chairs putréfiées. Liam, par réflexe, se protégea à l’aide d’un large bouclier de lumière qui stoppa chaque gouttelette à quelques centimètres de lui. Inexorablement, il s’avança vers sa proie, dont le sang corrosif entamait déjà le parquet de la promenade. La bête rampa, à la recherche d’un refuge, priant pour qu’on lui accorde la vie sauve.
— Non ! Arrête ! supplia-t-elle en jetant des coups d’œil désespérés aux alentours.
Quand il parvint enfin à sa hauteur, Liam la saisit à la gorge de sa main d’argent. La créature tenta de se débattre, ses griffes meurtrières tentèrent encore d’entamer la chair d’ombre de l’Invidia, en vain. Elle crut deviner un sourire sur le visage ténébreux de son agresseur quand il serra plus fort, menaçant de lui rompre le cou.
— Tu sais, même si tu parvenais à t’échapper, je te retrouverais toujours, articula Liam sous son apparence Fondamentale. Car t’auras beau t’asperger des parfums les plus forts, tu sentiras toujours le cadavre…
Sur ces mots et sous l’œil implorant de la créature, il enfonça ses griffes dans la chair putride et l’égorgea avec brutalité. Il attrapa ensuite son corps monstrueux et s’empressa de le faire basculer par-dessus le bastingage pour éliminer toute trace de leur affrontement. Ce qui restait de la vieille dame perça la surface des flots sombres, avant d’être emporté par les courants le long de la coque du navire.
Tandis qu’il contemplait son œuvre, Liam sentit peu à peu l’énergie de l’Invidia le quitter, comme si cette offrande funeste avait suffi à apaiser sa rage. L’obscurité qui ondoyait autour de lui se dissipa. Ses habits se libérèrent de l’étau ténébreux et retrouvèrent leur apparence ordinaire. Bientôt, toute trace du Fondamental s’effaça. Liam tituba, exténué, encore stupéfait de sa propre transformation. Soulagé d’avoir retrouvé son corps et ses vêtements, intacts, il passa une main tremblante sur son front avant de s’accouder à la rambarde,
— Dure soirée, hein ?
Liam fit volte-face, incapable de dissimuler sa nervosité. Un homme se tenait non loin de lui, dans la pénombre que transperçait à grand-peine la lumière des salons, et l’observait d’un œil fatigué. Immédiatement, le jeune homme se tint sur ses gardes. C’était certain, on l’avait vu faire. On l’avait vu balancer le corps de la vieille femme par-dessus bord. Pourtant et contre toute attente, l’autre ne fit aucun commentaire. Bien au contraire, il tituba jusqu’à lui et se retint de justesse au bastingage, évitant par miracle de renverser le verre de cocktail qu’il tenait dans l’autre main. Il était manifestement soûl, autant qu’un homme puisse l’être.
— Tu devais vraiment en avoir gros sur l’estomac, remarqua-t-il après s’être redressé. Vu le bruit que ça a fait...
Liam se pencha légèrement vers les eaux, craignant d’y voir flotter le cadavre de l’Heldrazyn. Par chance, il avait bel et bien été emporté au loin.
— Je… Je ne comprends pas, avoua-t-il.
— Me la fais pas à l’envers, gamin... Je sais ce que c’est. T’as trop bu, t’es sorti prendre l’air et une chose en entraînant une autre… T’as tout dégobillé. Allez, tire pas cette tête. Les bulots te remercieront !
Le jeune homme s’empressa d’acquiescer, soulagé qu’on puisse se tromper à son sujet. L’inconnu termina sa boisson d’une traite, mâchonna un moment l’olive qui y macérait, puis se gratta la barbe avant de balancer négligemment son verre à la mer. Se rendant compte de son erreur, il essaya vainement de le rattraper, sans succès.
— Oh et puis… Skol ! ricana-t-il en saluant l’horizon. Profite des bienfaits de Byggvir, espèce de vieux loup de mer, charlatan d’Aegir !
Tout à coup, l’homme s’immobilisa. Il fronça les sourcils avant de porter une main à sa bouche.
— Par Thormund… marmonna-t-il, pris d’une nausée soudaine.
Liam profita de l’occasion pour filer, abandonnant l’homme à son ébriété. Épuisé, vidé de ses forces après cette confrontation, il entreprit de retourner à sa cabine. Comme il l’avait espéré, la plupart des passagers étaient toujours rassemblés dans le grand salon, où ils profitaient de l’orchestre mais aussi de la gastronomie proposée. Aucun d’eux ne semblait s’être rendu compte du chaos qui venait d’avoir lieu. En revanche, les dégâts causés par l’Heldrazyn seraient bien assez vite remarqués. Couvert de sang, et ne tenant pas à ce qu’on le voit ainsi, Liam se faufila par la coursive, puis dans l’escalier descendant jusqu’aux cabines. La sienne était en vue. Il s’apprêtait à en pousser la porte quand des voix lui parvinrent par l’entrebâillement. Il se ravisa aussitôt et tendit l’oreille, le souffle court.
— Elle n’est pas là, bordel !
Deux hommes, ou peut-être trois, étaient en train de fouiller sa suite. Au bruit, Liam devina qu’ils la mettaient sens dessus dessous. Il se félicita d’avoir conservé le carnet de Mandes sur lui. Risquant un regard par la serrure, il ne fut aucunement étonné de reconnaître des gardes en uniforme noir, ceux-là mêmes qui rôdaient au Donnel et arrêtaient les Aurimanciens.
— Merde... jura-t-il en se mordant la lèvre.
Des bruits de pas l’alertèrent et il se redressa vivement. Quelqu’un d’autre approchait. Liam décampa sans perdre de temps pour aller se tapir derrière le chariot d’un groom, laissé dans un coin en attendant le retour de son propriétaire. À sa grande satisfaction, il put ainsi observer sans être vu. Quatre autres gardes venaient de faire leur apparition. Ils rejoignirent ceux qui sortaient de la cabine et dont l’air contrarié rassura Liam. Quoi qu’ils cherchaient, ils ne l’avaient pas trouvé.
— Alors ? questionna l’un des nouveaux arrivants, la main posée sur le manche d’une dague accrochée à sa ceinture.
— Rien ! Aucune trace d’elle, capitaine, maugréa l’homme qui avait fouillé la cabine.
— Dans ce cas, continuez à chercher ! C’est une opportunité en or pour nous tous de prouver notre valeur auprès de Véga. Et nous serons d’autant plus récompensés que Soren a échoué à ramener le fils Darrows !
Les hommes l’écoutèrent avec attention, l’expression empreinte de détermination.
— À ce propos, nous savons où il est ?
— Soren est persuadé qu’il se cache au Donnel, dans une vieille planque d’Aurimanciens, un coin que son couard de père lui aurait conseillé de rejoindre. Et lorsqu’il sortira de son trou, Soren s’occupera de le chopper. En attendant, c’est la femme qui nous intéresse ! Et personne ne descendra de ce rafiot avant qu’on ait mis la main sur elle !
— Mais monsieur…
Le subalterne se tut quand celui qui devait être leur supérieur lui appuya un doigt sur la poitrine avec autorité :
— C’est un ordre ! Et je vous conseille d’y obéir si vous ne voulez pas que je vous balance par-dessus bord.
Liam resta silencieux. Il ne bougea pas, même quand ses mains se remirent à trembler. C’était donc Rita qu’ils cherchaient. Mais pourquoi elle ? Se pouvait-il que cela ait un lien avec le Fondamental qui la hantait ? Étaient-ils au courant, pour elle comme pour lui ? Liam n’eut pas le loisir de s’interroger plus longtemps. Un autre garde avait fait irruption. Il s’arrêta près de ses collègues, à bout de souffle, les mains sur les genoux.
— M… Monsieur ! Nous… Nous l’avons trouvée !
— Rita... lâcha Liam dans un murmure inquiet.
Les hommes se concertèrent brièvement du regard. Il ne fallut qu’un instant pour que leur chef s’époumone :
— Qu’est-ce que vous attendez ? On y va !
Tout le groupe s’élança dans le corridor, et Liam ne dut son salut qu’à son refuge providentiel. L’espace d’une poignée de secondes, il ne sut comment réagir. Puis très vite, son sang ne fit qu’un tour et il se lança à la poursuite des gardes.
Chapitre 16 - Le chant des profondeurs

Aussi silencieux qu’un félin en chasse, Liam suivit le groupe en prenant garde de ne pas se faire voir. Très vite, les soldats empruntèrent un étroit escalier en colimaçon qui les mena vers les entrailles du navire. Il se dépêcha de les talonner, glissant dans l’ombre sans que personne ne remarque sa présence.
En bas, l’endroit empestait la fumée de charbon, laissant supposer que les chaudières n’étaient pas loin. Pourtant, la troupe ne prit pas la direction de la salle des machines. Elle s’enfonça plus loin, vers les cales à marchandises.
— Rita… Mais qu’est-ce que t’es partie foutre dans ce coin ? s’interrogea Liam en progressant de cachette en cachette.
Le meneur guida ses hommes jusqu’à un sas entrouvert, mais leur fit signe de s’arrêter avant de l’avoir atteint. D’un geste autoritaire, il ordonna de dégainer les armes. Liam reconnut sans peine les masses chargées d’électricité dont il avait déjà pu goûter la morsure dans la tour du Donnel.
— Méfiez-vous, avertit celui qui devait être le chef. Elle est dangereuse. Ne la laissez pas vous approcher et soyez impitoyables. Ce n’est pas une femme. C’est un monstre.
Liam, dissimulé par un gros tuyau, serra les mâchoires. Rita était là, juste derrière cette porte, et elle n’avait probablement aucune idée de ce qui l’attendait. Il aurait voulu leur bondir dessus, les anéantir sans plus tarder, mais son instinct lui soufflait de patienter et de rester à l’affût. Il devait exploiter l’effet de surprise au moment le plus opportun. Curieusement, la perspective de faire couler le sang fit naître en lui un sentiment obscur d’excitation qui l’effraya presque. Il en avait envie. Cela lui rappela cette sensation qui l’avait envahi au moment d’abattre les Daturiens au Donnel. Il commençait à douter que ce soit l’œuvre de l’Invidia. Peut-être prenait-il un plaisir insidieux à cette tâche finalement.
Perdu dans ses pensées malsaines, il sursauta quand le grincement du sas résonna dans la coursive. Les gardes venaient d’entrer. À pas de loup, Liam se rapprocha et risqua un œil par-delà l’ouverture. Entre deux hommes, il aperçut Rita, égarée au milieu des caisses, colis et barriques entassés dans la cale. Le dos tourné, en appui contre la paroi du navire, elle semblait observer quelque chose à travers. Quelque chose qu’elle était manifestement la seule à voir.
— Alors ma jolie, tu croyais vraiment pouvoir te planquer ici ? railla l’un des soldats.
La jeune femme garda le silence, chancelant étrangement malgré l’absence de roulis. Soudain, un crépitement éphémère retentit. Tous venaient d’allumer leurs masses, à présent nimbées d’arcs et d’éclairs bleus.
— Dis-moi, t’es aussi mignonne que t’es muette ?
— Vous l’entendez, vous aussi ? Vous entendez le chant de la mer ? demanda-t-elle d’une voix lointaine.
L’air absent, elle tourna la tête à droite, puis à gauche, tout en jetant des coups d’œil hagards tandis qu’on l’encerclait.
— Allez les gars ! Attrapez-moi cette garce, brama tout à coup le chef. Avec de la chance, elle vous laissera peut-être la chevaucher ! ajouta-t-il en éclatant d’un rire salace.
Les hommes ne se firent pas prier. L’un d’eux se rua sur la jeune femme mais au moment où il posa la main sur elle, Rita sortit de sa transe. Son regard surpris mais acéré plongea dans celui du garde, qu’elle accueillit d’un direct à la mâchoire. Devant pareille réaction, les autres réagirent au quart de tour et se jetèrent sur elle pour la maîtriser. Liam serra les dents, prêt à lui venir en aide, mais au même moment, un bras vint brusquement l’étrangler par derrière. Deux autres gardes avaient surgi dans son dos sans qu’il se méfie, ni ne les voie arriver. Furieux contre lui-même pour son manque de vigilance, Liam se débattit, tel un fauve en cage. D’un grand coup de tête, il fit chanceler son assaillant, contraint de relâcher son emprise. L’autre en profita pour passer à l’attaque. Il brandit une épée courte et lacéra l’air en croyant atteindre sa cible, mais Liam l’avait esquivé. Investi d’une vivacité inattendue et de réflexes nouveaux, il évita sans peine les premiers assauts, jusqu’à ce qu’un cri désespéré lui déchire les tympans. Rita. Recroquevillée sur le sol, elle encaissait les coups de masses électriques, à la merci des gardes qui l’encerclaient. Tels des hyènes, ils semblaient se délecter de la situation, satisfaits de la voir paralysée et incapable d’utiliser ses dons.
Déstabilisé par la détresse de son amie, Liam en oublia son propre combat, si bien qu’il ne fut pas assez prompt pour éviter le coup de taille qu’on lui porta et qui faillit lui rompre la clavicule. Son hurlement se mêla à ceux de la jeune femme mais, presque immédiatement, la douleur qu’il ressentit se mua en rage et il ne lui fallut pas plus d’une seconde pour répliquer de son bras valide. D’un violent coup de poing, il envoya son adversaire au tapis. Celui-ci valsa dans un éclair bleuté qui se dissipa instantanément.
Le second voulut appeler à l’aide mais Liam ne lui en laissa pas le temps. Empoignant l’épée qui l’avait blessé, le jeune homme lui transperça ensuite l’abdomen tout en plaquant une main contre sa bouche pour étouffer son cri. L’homme s’effondra en silence, répandant son sang sur le plancher. Le souffle court, Liam se retourna, une main sur sa blessure, qui commençait déjà à se refermer. Avec horreur, il aperçut Rita, prise au piège des gardes. L’un des hommes s’était assis à califourchon sur elle, un sourire victorieux fiché au coin des lèvres. Un autre maintenait un objet au-dessus de sa tête, une sorte de sphère aux reflets irisés, et dont l’énergie semblait la tétaniser complètement. De là où il se trouvait, Liam vit sa compagne trembler, ses yeux de braise embués par les larmes qu’elle ne pouvait plus contenir.
— Véga sera ravie de faire ta connaissance, ma jolie. Mais avant... J’aimerais qu’on s’amuse un peu, tous les deux. T’en penses quoi ? Ce serait vraiment dommage de ne pas profiter un peu de la situa…
— Chef, l’interrompit l’un des gardes. Je ne pense pas que...
L’homme se tut en croisant le regard que lui décocha son supérieur.
— Un problème, soldat ?
— Aucun, monsieur… assura l’intéressé, l’échine parcourue d’un long frisson.
L’autre opina sans le lâcher des yeux puis reporta son attention sur Rita, dont il lécha la joue d’albâtre. Gagné par l’excitation, il huma son odeur en faisant courir son nez le long de ses épaules à demi-découvertes par son haut échancré. Puis avec une avidité brutale, il pressa une main sur sa poitrine, la respiration haletante.
Mû par la colère, Liam s’empressa d’agir. La peur, qui pourtant l’avait effleuré en arrivant, s’était envolée pour faire place à la fureur et au dégoût. De toutes ses forces, il fonça sur eux, plaquant le premier au sol. De ses deux mains, il lui attrapa la tête, qu’il éclata sur le plancher usé du navire.
Lorsqu’il se redressa, il croisa le regard furieux et surpris de l’homme assis sur Rita.
— C’est qui celui-là ? gronda-t-il en se relevant lentement.
Liam lui fit face sans rien répondre, déterminé à lui régler son compte comme à tous les autres.
— Allez, toi, là ! Choppe-le ! vociféra-t-il à l’attention du dernier soldat encore en état de se battre.
Celui-ci obtempéra avec une hésitation perceptible. Il voulut se jeter sur Liam mais un nouvel écran d’Aura azur jaillit de ses paumes et l’envoya valser, lui, ainsi que son chef, contre des tonneaux stockés un peu plus loin. Le premier homme resta inerte, le crâne ensanglanté, tandis que le second, qui s’en était pris à Rita, titubait au milieu des débris de bois. Avec hargne, il tira sa dague avant de repasser à l’attaque, laissant tout juste le temps à Liam de s’abaisser pour l’esquiver. Lorsqu’il se releva, il lui fractura la mâchoire d’un coup de coude, puis le fit tomber d’un crochet du pied. Là, il en profita pour l’écraser au sol de tout son poids, le désarmant d’une main tandis que l’autre se refermait sur sa gorge sans pitié. Dès que ses doigts entrèrent en contact avec sa chair, une curieuse sensation s’empara de lui. Une sensation qu’il avait éprouvée juste avant d’affronter la vieille Heldrazyn. Il sentit l’Aura noire. Il sentit la corruption.
— Hum… Tu n’es peut-être pas encore un monstre, mais ça ne saurait tarder, lâcha-t-il alors sous l’œil interrogateur du garde.
Liam, guidé par l’esprit qu’il portait, resserra sa poigne, son regard azur planté dans le sien.
— Pas difficile de savoir quel péché est en train de te pourrir, murmura-t-il férocement sans le lâcher des yeux. Le monde ne pourra que mieux se porter sans une saloperie dans ton genre...
Sur ces mots, Liam lui enfonça son arme dans l’entrejambe, lui arrachant un beuglement de douleur. Avec un sadisme dont il était peu coutumier, il fit sauvagement descendre la lame dans sa cuisse, lui sectionnant l’artère fémorale. Son sang se déversa aussitôt sur le sol par jets saccadés. Le soldat se tortilla vainement, incapable de se dégager, et Liam ne le relâcha que lorsque ses cris horrifiés se muèrent en gargouillis grotesques. Essoufflé, il finit par se remettre debout en contemplant le corps sans vie de sa victime. Le dernier de ses adversaires, vaincu avec toute la colère qui l’avait submergé. Il n’eut pas le temps de se retourner qu’il sentit quelqu’un l’étreindre avec une hésitation manifeste.
— Rita… murmura-t-il en lui faisant face.
Réfugiée dans ses bras, il put percevoir sa fébrilité. Elle tremblait. Liam savait combien elle pouvait être forte au combat, tout comme il avait été le témoin de son mental d’acier. Son désarroi n’avait rien à voir avec sa défaite. Quelque chose d’autre l’avait plongée dans cet état. Peut-être la peur de se faire capturer. Ou bien celle d’une plus terrible perspective encore. Toujours fut-il qu’elle lui souffla quelques mots vibrants de l’émotion qu’elle tâchait de ravaler :
— Merci…
— Tu n’as pas à me remercier, protesta-t-il en secouant doucement la tête. Je maudis profondément ce genre de type… Il n’a eu que ce qu’il méritait.
La jeune femme ne répondit rien, mais il sentit qu’elle se détendait malgré tout.
— Comment tu as su que j’étais là ? voulut-elle savoir, intriguée.
— Ces gars étaient à ta recherche. Je les ai surpris en train de fouiller notre suite. Quand l’un d’eux a dit qu’il t’avait trouvée, je n’ai eu qu’à les suivre.
Une nouvelle fois, Rita garda le silence et se contenta de lui adresser un regard empli de reconnaissance. Un peu gêné, Liam s’empressa de reprendre :
— Et toi, qu’est-ce que tu faisais là ? C’est le dernier endroit où je m’attendais à te retrouver.
La jeune femme fouilla dans sa mémoire, une de ses mains gantées pressée sur son menton. Brusquement, elle releva la tête, comme si ses souvenirs lui revenaient d’un coup.
— J’ai entendu quelque chose, affirma-t-elle.
— Quelque chose ? C’est-à-dire ?
— Je ne sais pas trop. Ça ressemblait à une mélodie. Une sorte de chant provenant de la mer. Quelque chose de magnifique et… De terrifiant à la fois.
— Tu es sûre que ça ne venait pas de ton Fondamental ?
Rita secoua la tête.
— Non, c’était extérieur, j’en suis persuadée, assura-t-elle. Et si je suis descendue ici, c’était pour mieux l’entendre…
Liam repensa à l’Heldrazyn qu’il avait affrontée et qui avait évoqué devant lui ce même chant des mers. À quoi cela rimait-il ?
— Tu ne l’entends pas, toi ? s’inquiéta Rita devant son expression perplexe.
— Disons que je n’y ai pas vraiment prêté attention, prétexta-t-il, peu désireux à cet instant de partager le récit de son combat contre la vieille Heldrazyn.
Comme Rita s’enfermait dans un silence réprobateur, il soupira :
— Mais j’imagine qu’il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, admit-il en s’éloignant vers la coque.
Pendant une minute, il tendit l’oreille, tous ses sens aux aguets. Il pouvait entendre les machines gronder et vibrer, telles d’immenses monstres mécaniques avides de charbon, mais rien d’autre ne lui parvint. Du moins jusqu’à ce qu’une faible secousse traverse le navire, si faible que Liam ne fut même pas certain de l’avoir ressentie. L’air interdit de sa compagne lui confirma cependant qu’il n’avait pas rêvé. Cela leur avait fait l’effet d’un doigt de pierre qui aurait furtivement effleuré la coque sur tribord.
— C’était quoi ça ? souffla Rita quand l’étrange phénomène eut cessé.
D’un doigt sur ses lèvres, Liam lui fit signe de se taire. Il s’agenouilla pour coller son oreille contre la paroi métallique, en contact avec l’océan. Aussitôt, une étrange impression l’envahit, comme si un silence sourd lui comprimait soudain les tympans. Puis il y eut un grondement. Le bruit, lointain, résonna et fit vibrer la coque du navire presque imperceptiblement. Quelque chose se mouvait à l’extérieur, dans l’eau. Quelque chose de gros. D’immense.
— Il y a un truc dehors, annonça-t-il finalement en se tournant vers Rita. Tu penses que les voix pourraient venir de là ?
— Je ne pense rien, j’en suis sûre. Ces voix étaient réelles et je sais qu’elles venaient de l’océan. Quant à savoir ce qui en est à l’origine, c’est une autre histoire...
— Qui, ou quoi... rectifia-t-il.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Liam haussa les épaules, le front plissé. Un lointain souvenir refaisait surface, quelque part dans son esprit. Il se rappelait tous les livres que possédait son père. Une collection d’ouvrages qu’il avait lus et relus et qui lui avaient notamment permis de découvrir un grand nombre de créatures peuplant Meridian’s. En particulier celles qui vivaient au fond des mers et des océans. L’une d’entre elles avait peuplé ses nuits de cauchemars lorsqu’il était enfant.
— L’Ormænggir, révéla-t-il, les yeux dans le vague.
— Le quoi ? s’étrangla Rita.
— C’est une bête sacrée des abysses, précisa-t-il.
Il n’aurait jamais pu expliquer pourquoi, mais les profondeurs abyssales l’avaient toujours effrayé. L’idée d’être plongé dans une étendue infinie, sans rien d’autre qu’un horizon bleu-noir à perte de vue, le terrorisait. Et si soudain quelque chose surgissait juste sous lui ? Une chose gigantesque, infâme, qui chercherait à le happer ? Une chose comme l’Ormænggir.
— Comment tu sais ça ?
— Ça fait partie du folklore de Nidavelheim. Très peu de gens l’ont vue mais il est dit qu’elle s’est endormie dans les eaux mortes de la Mer du Nord il y a des décennies… On dit aussi que son chant, pour ceux qui peuvent l’entendre, résonne presque comme une voix humaine…
La jeune femme se renfrogna.
— Attends, tu es en train de me dire que c’est cette bestiole que j’entends ?
— Disons juste que ça m’y fait penser… Dans tous les cas, ce n’est pas bon signe.
— Pourquoi ça ?
— Parce que toujours selon le mythe, l’Ormænggir est attiré par l’Aura... Et si j’en crois Mandes, les Fondamentaux en sont de vrais puits...
Rita ferma un instant les paupières, s’efforçant de faire le vide dans son esprit. Liam lui laissa le temps de méditer cette information, la seule dont il se souvenait malgré ses efforts pour se remémorer tout ce qu’il avait appris au sujet de l’Ormænggir. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, une vigueur nouvelle animait ses iris flamboyants.
— J’ai besoin d’un verre ! annonça-t-elle de but en blanc, les mains sur les hanches. Pas toi ?
— Je ne dis pas non, reconnut Liam, mi-amusé, mi-surpris par sa réaction.
Elle avait sûrement envie d’oublier ce à quoi elle venait d’échapper tandis que de son côté, Liam avait besoin d’un remontant pour se remettre du terrible affrontement qui l’avait opposé à l’Heldrazyn.
— Et puis mieux vaut que personne ne nous trouve à côté de ces bougres, ajouta-t-il en désignant du menton les corps inertes tout autour d’eux.
Elle acquiesça vivement et, ensemble, ils se chargèrent de dissimuler grossièrement les cadavres derrière un empilement de caisses.
— Et toi qui me faisais la morale parce que j’ai tué un pauvre vieux au Donnel…
— Si ce vieux avait essayé de te toucher, c’est moi qui lui aurais fait la peau, rétorqua Liam sans se démonter.
Rita dodelina de la tête sans rien ajouter, comme si elle réalisait l’absurdité de ses propos. Lorsqu’ils eurent fini, Liam soupira en s’essuyant les mains sur son haut noir. Ce simple geste attira l’attention de Rita, qui le dévisagea, à la fois perplexe et inquiète. Ses habits, au-delà du fait qu’ils étaient couverts de sang, étaient troués, parfois déchirés, juste aux endroits où sa mystérieuse cape ne l’avait pas protégé contre les attaques adverses.
— Tes vêtements sont dans un sale état... fit-elle remarquer. Ce sont eux qui t’ont fait ça ? questionna-t-elle en désignant les gardes morts d’un signe du menton.
Liam tira sur son haut imprégné de sang, les yeux rivés dessus. Il devait offrir un bien piteux portrait. Seule sa cape était toujours immaculée et indemne.
— Oh, ça... Ce ne sont pas les gardes, la rassura-t-il. Eux, c’était un jeu d’enfant à côté...
Rita croisa les bras en étrécissant les yeux, soupçonneuse :
— Bon, et on peut savoir qui t’a fait ça alors ?
— Une vieille dame, répondit-il laconiquement, un sourire discret au coin des lèvres.
Rita ouvrit des yeux ronds.
— Quoi ? Tu as osé tabasser une grand-mère ?
— C’est elle qui m’a attaqué la première je te signale. Elle et sa saleté de parfum...
— Ah oui ? Et je peux savoir ce que tu lui as fait pour qu’elle t’attaque ? Tu lui as pété sa canne ? Écrasé son dentier ?
— Puisque j’te dis que c’est elle qui m’a agressé ! C’était une foutue Heldrazyn.
Rita ne put s’empêcher de sourire, amusée.
— Mouais. Je sens que tu vas avoir une sacrée histoire à me raconter, ironisa-t-elle enfin.
— Eh bien ce sera l’occasion de le faire autour d’un verre, répliqua son compagnon.
Rita lui donna raison en riant puis ils firent demi-tour. Ils longèrent la coursive et gravirent les escaliers, impatients de regagner leur cabine.
— J’espère que personne ne va nous voir dans cet état, murmura Rita dans un souffle en jetant un coup d’œil prudent aux alentours.
Liam ne répondit pas, songeant qu’au moins un des passagers l’avait vu ainsi mais qu’il n’avait pas paru en faire grand cas, sans doute trop ivre pour s’en rendre compte. Par chance, ils ne croisèrent personne en regagnant le couloir où se situaient leurs quartiers. Dans un réflexe seulement conduit par la méfiance, Liam ralentit en arrivant, comme s’il craignait de voir surgir d’autres gardes à leur recherche, mais la zone était déserte.
Rita ouvrit sans hésiter la porte et s’engouffra à l’intérieur. Le jeune homme allait lui emboîter le pas lorsqu’elle se planta devant lui en lui fourrant dans les bras une tenue sans prétention qui lui parut un tantinet trop ample pour lui. Il soupçonna le clan Hildir d’être derrière cette charité. Des vêtements offerts par Artemius, ou peut-être par Zoran, en apprenant que Rita avait décidé de l’accompagner, lui qui était parti sans même un sac de voyage.
— Désolée, joli-cœur, mais première pour la douche, claironna-t-elle.
Liam ne chercha pas à la contredire. Il comprenait la nécessité pour elle de profiter d’un peu d’intimité et le besoin de chasser toute trace de l’agression qu’elle avait subie.
— Cela dit, tu peux toujours te changer vite fait dans le couloir, tant qu’il n’y a personne ! railla la jeune femme, un sourire enjôleur au coin des lèvres.
Liam resta figé sur le palier, le front plissé. Quelque chose, une drôle de sensation qu’il n’aurait su décrire, l’avait tout à coup interpellé. Ou plutôt, une absence de sensation. Il ne ressentait plus la faible mais constante vibration qui les accompagnait depuis que le navire avait levé l’ancre au Donnel. Celle que provoquaient les machines en marche.
— Qu’est-ce qu’il y a ? se soucia Rita en le voyant froncer les sourcils.
— T’as rien senti ?
— Senti quoi ?
— On s’est arrêté, affirma-t-il en portant une main à son sourcil fendu d’une cicatrice. En haute mer, c’est assez curieux.
— Peut-être qu’on a heurté un marsouin, pouffa-t-elle. Un bon gros marsouin bien gras.
Mais Liam n’avait pas le cœur à plaisanter. Tout cela ne lui inspirait rien de bon. Il y avait forcément une raison à cet arrêt inopiné. Un problème quelconque. Sans plus se soucier de Rita, il se débarrassa de son haut imprégné de sang, révélant brièvement son torse orné des runes mystérieuses, et s’empressa de revêtir celui qu’elle lui avait donné.
— Je plaisantais pour le fait de te changer dans le couloir, hein ? précisa-t-elle, un peu surprise par son attitude.
— T’en fais pas pour ça, la rassura Liam, soulagé malgré tout de se débarrasser de sa défroque poisseuse. Dis, tu veux toujours boire un verre ? s’enquit-il une fois prêt.
— Évidemment ! Quelle question... Et puis un verre, ça ne se refuse pas.
— Parfait. Alors rejoins-moi au salon dès que tu seras prête. Je vais nous commander une bouteille et essayer de glaner quelques infos sur ce qui se passe.
— Très bien, accepta Rita.
Mais au moment où elle voulut refermer la porte, Liam l’en empêcha. Elle releva les yeux vers lui, étonnée, et le silence s’étira entre eux quelques secondes.
— Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? lâcha-t-elle avec une once d’agacement dans la voix.
— Rien. Fais juste attention à toi, recommanda finalement le jeune homme, comme s’il n’avait rien trouvé d’autre à dire.
— C’est gentil mais... Ne t’inquiète pas pour moi. Je vais bien, joli-cœur... On se retrouve tout à l’heure.
Liam hocha la tête, le corps parcouru d’un agréable frisson. Il finit par lâcher la porte et Rita disparut dans leur cabine. Ce fut seulement lorsqu’il l’entendit verrouiller à l’aide du loquet qu’il consentit à s’éloigner.
Chapitre 17 - Par le fond

Liam gravit les marches de l’escalier quatre à quatre, puis débarqua enfin sur le pont supérieur. Le grand salon était toujours noir de monde, qu’enjouait une musique sobre mais entêtante. Pourtant, en dépit de l’atmosphère doucereuse apportée par la prestation remarquable du quatuor présent, les lieux transpiraient d’une tension indicible. Préoccupés, les membres d’équipage traversaient d’un pas hâtif la foule occupée à festoyer, ponctuant leurs échanges nerveux de grands gestes agacés. Devant leur comportement, Liam comprit qu’il y avait réellement un problème. Quelque chose était arrivé.
Malgré l’inquiétude qu’il sentait poindre, le jeune homme se fraya un chemin jusqu’au bar, en quête d’une bouteille de n’importe quelle eau-de-vie. Il repéra le barman, un peu plus loin, en pleine discussion avec un steward. À leur expression grave et troublée, il n’était pas difficile de comprendre qu’ils parlaient de choses critiques. L’air interrogatif de Liam poussa son voisin de comptoir à l’aborder :
— Ça t’intrigue, hein gamin ? Eh bien je suis ravi de t’annoncer qu’on aurait, à ce qui paraît, heurté un récif, lui apprit l’homme en hoquetant bruyamment.
Le jeune homme haussa un sourcil peu convaincu.
— Ouais, je sais ce que tu penses, p’tit... s’esclaffa l’autre. Je suis complètement arraché, mais même moi je sais qu’un récif en haute mer, c’est totalement… Débile. On se fout clairement de notre gueule !
Liam reconnut le quadragénaire qui l’avait abordé plus tôt dans la soirée, lorsqu’il avait balancé le corps sans vie de l’Heldrazyn par-dessus bord. Il devina, à son air patraque, qu’il ne s’était pas ménagé et avait dû avaler verre sur verre. Le jeune homme garda donc le silence, préférant l’ignorer, et reporta son attention sur le barman. Celui-ci ne semblait pas décidé à lâcher la discussion animée qu’il menait, si bien que Liam commença à perdre patience. Pour tromper son ennui, il se mit à tapoter le comptoir du bout des doigts, puis se décida finalement à sortir le carnet de Mandes afin d’occuper son temps. N’ayant pas encore eu l’occasion de le lire en entier, il pouvait encore y dénicher des informations utiles pour mieux comprendre sa condition.
Néanmoins, lorsqu’il plongea la main dans sa sacoche, ses doigts rencontrèrent l’enveloppe remise par Artemius et qu’il avait, depuis, complètement oubliée. Soudain intrigué par ce qu’elle contenait, Liam s’empressa de la sortir, de l’ouvrir, et de déplier les deux feuilles glissées à l’intérieur.
La première était une lettre de Somaël expliquant ses craintes vis-à-vis de la Noranaï. La seconde comportait la liste des personnes y appartenant et dont il redoutait la venue.
— Soren Asgaïr, lut-il, non sans un pincement au cœur. Véga, Victoria Cementi, Davy de St-Clair, Dan Lewis, Ethan Reylh et…
Liam eut du mal à lire le dernier nom inscrit, barré et raturé à maintes reprises. Il réussit toutefois à déchiffrer le prénom.
— Ludwig...
Il abaissa un bref instant la lettre. Ce nom ne lui évoquait rien du tout, si bien qu’il se demanda pour quelle raison il avait été rayé. Il s’attacha ensuite à observer chaque photo qui accompagnait les différents noms. Une seule manquait à l’appel. Celle de la dénommée Véga. Cette fois, à l’inverse de Ludwig, ce nom ne lui était pas étranger. Il se souvenait l’avoir entendu de la bouche des gardes lorsqu’ils s’en étaient pris à Rita. En plus de poser problème à Somaël, cette femme en avait manifestement aussi après eux. Mais que leur voulait-elle ? Pourquoi leur courait-elle après ? Liam en vint même à penser qu’elle était peut-être à l’origine de la mort de son père. Et si c’était elle qui avait chargé Soren de le tuer ?
— Toi, quand je te reverrai, je jure que je te ferai la peau, jura-t-il à voix basse en songeant à l’assassin de son père.
— Monsieur ? Qu’est-ce que je vous sers ? l’interrompit une voix, coupant court à ses pensées.
Face au barman qu’il n’avait pas vu venir, Liam s’empressa de ranger les feuilles dans sa sacoche. Il n’avait pas vraiment réfléchi à ce qu’il allait prendre, ni même à ce que Rita aurait voulu boire. Il ignorait si elle avait des goûts particuliers en tant que native du Sud de l’empire.
— Euh... Vous auriez du vin de la Mer des Sables ? s’enquit-il finalement.
L’homme fouilla sa mémoire puis se tourna vers l’ensemble des bouteilles qui ornementaient le mur derrière lui.
— Le mal du pays ? le charria-t-il gentiment en examinant les étiquettes.
— Non, c’est pour une amie, le contra Liam.
— Oh, je vois. Tenez, celle-ci vous conviendrait-elle ? proposa le barman en lui présentant une bouteille de vin primé.
Liam acquiesça machinalement avant de se retourner. Il percevait l’agitation autour de lui. Le personnel paraissait de plus en plus stressé, ce qui le poussa à questionner l’homme pendant qu’il remplissait deux verres.
— Excusez-moi, mais vous savez ce qui se passe ?
Pendant quelques secondes, le barman eut l’air angoissé. Il s’empressa toutefois de chasser toute trace de son trouble et afficha un sourire plus ou moins rassurant.
— Nous avons simplement frôlé un récif, monsieur, assura-t-il avant d’aller remettre la bouteille à sa place.
Liam échangea un regard sceptique avec son voisin de comptoir, qui leva son verre à sa santé.
— Et c’est pour ça qu’on est arrêté ? insista Liam, perplexe.
— C’est une simple mesure de sécurité. Je vous assure que vous n’avez aucune raison de vous inquiéter. Il n’y a rien à c….
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, brusquement déséquilibré par une violente secousse. Tout le navire fut ébranlé de la poupe à la proue. Verres, tasses et couverts glissèrent des tables brinquebalantes tandis que les passagers encore debout tentaient tant bien que mal de garder l’équilibre. Bien que brève, elle fut suffisamment intense pour inquiéter l’ensemble des convives, Liam y compris.
— C’était quoi ça ? marmonna-t-il du bout des lèvres.
Quelque chose lui soufflait que cela ne présageait rien de bon, qu’ils n’étaient pas en sécurité à bord. Son sang ne fit qu’un tour. Dans un réflexe qu’il fut incapable de justifier, le jeune homme fit volte-face, les yeux rivés sur la baie vitrée ouverte sur l’océan. Dans le salon, l’orchestre avait définitivement cessé de jouer. Un début de panique s’annonçait parmi les convives. La foule, avide de réponses, commençait à murmurer et à interpeller les stewards. Mais Liam, lui, n’entendait plus rien. Tous les sons lui parvenaient étouffés, à l’exception d’une voix. Une voix qui montait. Elle sifflait et résonnait à l’intérieur de son crâne, comme l’écho d’un chœur dans une cathédrale. Peut-être était-ce celle qu’avait entendue Rita avant de descendre à la cale ? Celle dont avait parlé cette vieille Heldrazyn ? Comme hypnotisé par cet appel des profondeurs, Liam se dirigea vers l’extérieur d’une démarche chancelante.
— Il est là… Si proche… persifla l’étrange voix aux intonations féminines.
Le jeune homme ne prit pas garde aux passagers qui le bousculaient sans le vouloir. Il n’avait plus d’yeux que pour l’étendue infinie de la Parthénope. La surface noire des eaux brillait sous la lumière de la lune, et paraissait pourtant bien paisible. Seuls quelques glaciers parsemaient l’horizon, signe qu’ils étaient proches des terres du nord. Après une minute de contemplation éperdue, la voix se tut. Liam eut alors l’impression d’émerger d’un rêve étrange. Il secoua la tête pour chasser l’apathie qui l’écrasait, puis recula d’un pas, l’esprit encore embrouillé. Lorsqu’il revint vers le salon, une étrange vision l’accueillit. Les formes, les silhouettes, l’air lui-même, tout se mit à onduler sous une lumière spectrale. D’ocre, orangé et doré, elle devint terne, bleutée et sombre, générant une ambiance indescriptible. Il eut aussi l’étonnant sentiment de voir le monde bouger au ralenti, ne laissant en exergue, dans ce kaléidoscope surnaturel, que de menus détails dénués de sens. Sur l’instant, Liam ne s’expliqua pas ce phénomène, jusqu’à ce que quelque chose lui revienne en mémoire.
— Le Valoë...
Mandes l’avait évoqué dans son carnet. Un pouvoir spécifique que lui conférait son Fondamental. Une perception du monde propre à l’Invidia, comme s’il avait voulu lui révéler un danger imminent. Car il y avait bel et bien quelque chose qui se terrait sous ces eaux. Liam le sentait. Poussé par son instinct, le jeune homme fit demi-tour. Il alla s’appuyer contre le bastingage et se pencha en avant pour scruter les profondeurs. Ce fut là qu’il le vit. Gigantesque, abject, tel un serpent lové dans les profondeurs de l’océan, il remontait à présent des abysses glaciales. Il crut distinguer des nageoires, deux fois plus larges que le navire. Elles étaient dotées d’appendices aigus dont la phosphorescence ne perçait qu’à grand peine la noirceur des flots, soudain agités d’une onde. La chose se dirigea vers la coque. Lorsqu’elle la toucha de l’une de ses épines, une seconde secousse traversa le navire tout entier.
— Où es-tu… ? Ô précieux trésor…
Derrière Liam, les passagers s’agitèrent. Certains se levèrent précipitamment de table, d’autres hélèrent l’équipage avec appréhension.
— Quelqu’un va-t-il nous dire ce qui se passe ? s’énerva une femme aux manières sentencieuses.
— Oui ! C’était quoi cette secousse ?! renchérit un autre, tout aussi apeuré.
Liam jeta un œil dans leur direction, les nerfs tendus. Il lui était impossible de révéler à qui que ce soit ce qu’il venait de voir sans engendrer un véritable chaos. La panique allait pousser les gens à s’écharper pour monter à bord des canots de sauvetage, si toutefois la créature leur en laissait le luxe. Son cœur défaillit tandis qu’il s’imaginait les effroyables scénarios susceptibles de se dérouler.
— Rita... pensa-t-il tout à coup.
La jeune femme ne l’avait toujours pas rejoint. Alarmé, Liam prit conscience que le temps leur était compté. Il fallait qu’ils quittent le navire au plus vite. Une chose horrible allait se passer et Liam savait que peu en réchapperaient. Déterminé, il quitta le bastingage et regagna le salon. Il se frayait un chemin au milieu des voyageurs effrayés quand un cri retentit. Un cri obscur et guttural qui résonna longtemps dans les murs, comme si ces derniers l’avaient gardé en mémoire et le diffusaient en boucle. Brusquement, le sol se mit à trembler, à tel point que Liam dut s’arrêter en pleine course pour ne pas choir. Puis un fort grincement monta. Il envahit le navire, assourdissant, malfaisant, donnant l’impression qu’un gigantesque étau se refermait sur la coque. Liam poursuivit sur sa lancée. Il croisa plusieurs stewards paniqués qui faillirent le percuter. Il réalisa alors que personne ne savait comment gérer l’incident. La situation échappait au contrôle de l’équipage lui-même.
— Les canots ! tenta-t-il de les prévenir. Il faut que…
Il ne termina pas sa phrase. Les matelots avaient déjà disparu au bout du couloir. Le jeune homme grimaça lorsqu’une alarme se mit soudain à hurler, couvrant les cris d’affolement. Puis il y eut des bruits de verre brisé et Liam fut projeté contre un mur, qu’il heurta la tête la première. Malgré la douleur, il trouva la force de se redresser et s’engouffra sans réfléchir dans l’escalier, dont il descendit les marches à la volée, manquant au passage de se tordre une cheville. Il étouffa un juron. Devant lui, un flot de passagers terrorisés encombrait la coursive et l’empêchait d’avancer.
— Dégagez de là !
Liam les poussa sans ménagement, le regard rivé vers le fond du corridor qui s’ouvrait à lui. La foule s’y pressait dans la plus grande confusion. On se bousculait pour monter sur le pont supérieur. Certains chutaient, d’autres les écrasaient sans faire attention. Plus d’une fois, Liam dut jouer des coudes pour se frayer un chemin jusqu’à la suite qu’il partageait avec Rita. La jeune femme ne devait plus être très loin. Il se mit à espérer qu’elle s’était mêlée aux autres, qu’elle essayait elle aussi de quitter les entrailles du navire.
— Mesdames et messieurs, s’il vous plaît ! s’écria un steward en levant les bras pour se faire voir. Gardez votre calme !
Le navire commença soudain à bourlinguer avec violence, emporté par les vagues qui se fracassaient sur la coque comme autant de masses. Les meubles glissèrent sur les moquettes soyeuses. Liam entendit de la vaisselle se briser tandis que de nouveaux cris lui faisaient écho. Des gens couraient dans tous les sens, ne sachant comment fuir l’horreur de ce qui leur arrivait. Avec le roulis, des dizaines d’entre eux tombèrent tandis que d’autres allaient violemment percuter les murs. À ce stade, plus aucun membre d’équipage n’était à même de maîtriser la situation.
— Rita ! Je suis là ! héla Liam avec l’espoir qu’elle puisse l’entendre.
Son cœur fit un bond quand il entendit crier son nom en retour.
— Liam !
La jeune femme se dressa sur la pointe des pieds pour l’apercevoir dans le terrible chaos. Il lui fit signe de le rejoindre. Mais à peine s’était-elle élancée qu’un grondement sourd retentit. Une nouvelle secousse ébranla le Njörd Océanica. Puis quelque chose traversa la coque, déchira les murs et fit voler le couloir en éclats. Le parquet implosa. Comme nombre de passagers, Liam passa au travers sans avoir eu le temps de se rattraper à quoi que ce soit. Il tomba en chute libre pendant un temps qui lui parut interminable. Son bras droit heurta un débris. Sa tête en cogna un autre. Il sentit du sang couler sur son front. Puis l’atterrissage douloureux, trois ponts plus bas, lui coupa la respiration. Grimaçant, le dos endolori, il roula sur le côté avant de se figer brusquement. Une énorme crevasse perçait le flanc du navire sur tribord. L’eau commençait déjà à s’y engouffrer en un torrent inarrêtable. Liam leva les yeux. Par l’ouverture que créait ce cratère, il vit ce qui agitait les flots de la Parthénope. Il vit la créature cyclopéenne qui en avait émergé et qui malmenait leur frêle embarcation, telle une effroyable anguille abyssale. Sa gueule immense se balançait au-dessus des cheminées du Njörd Océanica, garnie de crocs et de barbillons luminescents. Ses yeux minuscules semblaient aveugles. Pourtant, le jeune homme était presque sûr qu’elle l’avait vu. Il se sentit défaillir. Que pouvait-on faire face à un tel titan des profondeurs ?
— C’est bien lui… L’Ormænggir, souffla-t-il sans lâcher le monstre des yeux.
Vers la proue, plusieurs canots furent malgré tout mis à l’eau. Peine perdue. La bête les balaya d’un coup de queue. Ses nageoires fendirent l’eau et vinrent trancher net les bossoirs. Il n’y avait aucune échappatoire possible. L’Ormænggir entourait complètement le navire, l’emprisonnant dans un étau de muscles et d’écailles. Liam fit un pas en arrière, sans trop savoir quoi faire. Il avisa sur le pont supérieur un groupe de marins courageux. Plusieurs d’entre eux s’étaient emparés de carabines et avaient ouvert le feu sur la créature, qui riposta aussitôt avec une violence accrue. D’un coup de tête, elle frappa la coque sur bâbord. Le métal se déforma. Les plaques d’acier riveté sautèrent alors que des dizaines de passagers, qui se bousculaient près des canots, finissaient à l’eau. Rendue furieuse par cette agression, la chose arracha l’une des cheminées, qu’elle recracha immédiatement. Emporté par son ire, l’Ormænggir plongea sous le navire. Les épines ornant son dos raclèrent la quille. Puis il réapparut de l’autre côté en déchaînant une série de vagues scélérates. Liam manqua de passer par-dessus bord. Il ne se rattrapa que de justesse à un morceau de métal froissé. En se redressant, il aperçut la bête glisser vers la poupe, qu’elle avait jusque-là épargnée. Elle ouvrit la gueule et en avala un bon tiers. Ses crocs effilés se refermèrent sur le métal, le bois et le verre. Des vitres explosèrent. Les murs cédèrent progressivement sous la pression, de même que la structure du navire dont les grincements sans fin évoquaient un animal à l’agonie. Néanmoins, il ne ploya pas tout de suite. Au lieu de cela, le monstre tenta de l’emporter vers les profondeurs.
Inévitablement, le Njörd Océanica commença à sombrer. La moitié de sa longueur disparut sous la surface déchaînée de la Parthénope, puis des centaines de passagers glissèrent sur les ponts, droit dans la gueule du monstre. Liam vit la mort les happer. Aucun n’en réchappa. Porté par un espoir insensé, il tendit tout de même une main, priant pour que l’un d’eux parvienne à l’attraper. En vain. Il pensa à Rita, perdue au milieu de ce désordre. Où était-elle ? Et cet étranger ivre qu’il avait croisé plus tôt ? Hélas, la fatalité chassa bien vite ces préoccupations. Le vaisseau, à présent, disparaissait dans un geyser d’écume. Sa masse colossale fut entraînée par le fond à la suite de la redoutable créature. Quand l’eau le happa à son tour, Liam ne parvint pas à lutter contre le courant qui l’aspira vers les abysses. Il essaya de nager pour regagner la surface mais ne la trouva pas. Épuisé et à bout de souffle, il ne put s’empêcher d’aspirer une gorgée d’eau qui s’infiltra dans ses poumons. La douleur fut foudroyante. Très vite, ses muscles se relâchèrent et il perdit connaissance.
